La Lada Niva(voiture) stoppa près d'une cuve d'essence touchée de plein fouetexplosée, détruite par un obus, dont les morceaux éparséparpillés, étalés faisaient penser à des sculptures de Calder mises au rebut.
Le conducteur du taxi se retourna sur son siège, un sourire
désolé accroché aux lèvres, et il fit appel à toutes ses
connaissances en anglais, français et allemand pour leur dire que les voitures ne pouvaient aller plus loin sans risquer la désintégrationdestruction. Jean-Yves Delorce emboîta le pas àsuivit son équipier, le soulageant d'l'aidant à porterune partie de son matériel. Ils dépassèrent les limites de la zone industrielle et s'engagèrent sous le viaducvoie (route) rapide en hauteur de l'échangeur nord de Kotorosk. D'immenses plaques de béton recouvert d'asphalte pendaient le long des piliers, retenues par la ferraille de l'armature. Des panneaux émaillés indiquaient des destinations proches interdites depuis des années.
Plusieurs dizaines de familles s'étaient réfugiées au centre du dispositif, sous quatre couches superposées d'autoroutes. Philippe s'arrêta près d'un type qui désossaitdémontait
le moteur d'une Wartburg et lui montra une adresse
inscrite sur la languette intérieure de son paquet de
GitanesMarque de cigarettes. Le mécanomécanicien prit une cigarette qu'il coinça derrière
son oreille avant de désignermontrer un abri du doigt. Ils
pénétrèrententrèrent dans une pièce de quatre mètres sur cinq
aménagée entre les deux piliers d'une bretellebretelle d'autoroute.
Une demi douzaine de gamins et de gamines regardaient un dessin animé japonais sur une télévision dernier crimoderne, dernier modèle alimentée par des batteries de voiture montées en série. Le plus âgé,
qui devait avoir une quinzaine d'années, vint à leur
rencontre. Il leur tendit la main puis, en hôte attentif, les fit passer dans un réduit attenant qui semblait principalement servir à ranger les matelas au cours de la journée.
Il discuta un assez long moment avec le cameraman pour
finir de mettre au point les termes du contrat, et les deux
cent cinquante dollars d'acomptepaiement d'avance changèrent de poche.
Delorce s'impatientait.
— Il nous reste à peine trois heures avant que la nuit
tombe...
— C'est bon, on a le temps ! Yochka, c'est comme ça
qu'il veut qu'on l'appelle, va d'abord nous emmener dans le secteur de l'hôpital. Il connaît une combineune ruse, un moyen pour passer derrière les lignes... Nous, on aura juste à le filmer depuis le bunker...
Le gamin confia la garde de sa petite troupe à une brunette rigolarde, et fit sortir les deux reporters par une trappe ménagée dans une cloison qui lui permettait
d'échapper à la surveillance de ses voisins. La cheminée du crématorium de l'hôpital de Kotorosk apparut entre deux bosquetspetits groupes d'arbres alors qu'ils marchaient depuis un bon quart d'heure. Ils s'arrêtèrent à plusieurs reprises pour cadrerfilmer l'adolescent sur la tourelle rouillée d'un blindéchar de fabrication chinoise ou près d'un canon hors d'usageinutilisable, cassé.
Parvenuarrivé à proximité des bâtiments, Yochka leur assignaindiqua, désigna, montra
une place derrière une meurtrière
étroites ouvertures et leur montra le
chemin qu'il allait emprunterprendre, suivre. Philippe vérifia le bon
fonctionnement de la caméra puis il pointa l'objectif sur le gamin qui bondissait de trou d'obus en trou d'obus, qui profitait du moindre creux pour se mettre à l'abri, qui rampait lorsqu'il se savait à découvertvisible, pas à l'abri... Il leur adressa un signe lorsqu'il eut atteint son objectif, une casemateun abri, un bunker chavirée entourée de barbelés. Des tirs éclatèrent sur une colline proche. Ils le virent réapparaître deux minutes plus tard, sa besaceson sac gonflée comme une outre. L'adolescent emprunta le même chemin pour revenir vers eux, et il étala devant la caméra le produit de son incursion dans le no man's landzone inhabitée entre deux lignes de front séparant les avant-postes des deux
factionsgroupes ennemis qui se disputaient le secteur. Philippe zooma sur
un assortiment de boîtes de conserve cabossées, haricots verts, ravioli, boeuf en daube, sardines à la tomate, thon en miettes... Yochka leur expliqua qu'avant l'offensivel'attaque de la milicegroupe armé de Dragan, la casemate abritait l'économat de l'hôpital et qu'il restait plusieurs centaines de kilos de vivresnourriture dans les décombresruines.
Ils filèrent ensuite vers les collines de Doudrest. Des plaques de neige durcie par le vent subsistaient sur les pentes exposées au nord. Ils contournèrent la cabine des remontées mécaniques et l'immense roue métallique qui l'avait à moitié écrasée lors de sa chute. Yochka shoota dans le casque troué d'un milicien. Il pointa le doigt en direction d'une série de petits enclos, de minuscules maisons de bois regroupées au creux d'un vallon.
Delorce prit le cameraman par la manche.
— Il ne faut pas qu'il aille là-bas... Il y a une batterie et des mortiers
juste en face... On les a filmés il y a deux mois... Ce sont de véritables dinguesfous !
Philippe remplaça posémentcalmement la cassette parvenue en
bout de coursepleine, assura la caméra sur son épaule et cadra la silhouette de Yochka qui zigzaguait devant eux.
— Ne t'inquiète pas, il sait ce qu'il fait.
Une roquette
un lance-roquette fit voler un panmorceau de mur en éclats, de
l'autre côté de la vallée, tandis que le jeune garçon
progressait sur le chemin du retour. Il se plaqua au sol avant de reprendre sa course. Il vida une nouvelle fois sa besaceson sac devant l'objectifla caméra et gratta la terre des jardins ouvriers des faubourgs de Kotorosk pour faire admirer aux deux journalistes la qualité des légumes d'hiver qui y poussaient. Ils redescendirent vers le centre de la ville et se tinrent à distance de Yochka, simulant une caméra cachée, quand celui-ci s'installa sur le rebord de la fontaine des Trois-Indépendances pour vendre les boîtes de
conserve, les carottes, les choux, arrachés aux zones interdites.
Le taxi les attendait à un kilomètre de là, près de
l'ancien musée ottoman. Philippe s'arrêta devant les
vestigesrestes, ruines des premières fortifications de Kotorosk érigéesconstruites
par les légionnaires romains. A sa demande, Yochka escalada
de bonne grâce les pierres érodéesabîmées, usées. Son corps se
découpait à contre-jour dans le ciel quand le coup de feu
claqua. Il jeta ses bras dans l'air, tournoya comme un
oiseau blessé et s'abattit aux pieds de Jean-Yves Delorce.