Un sniper. Image tirée d'un Reportage de Philippe Buffon, "Sarajevo Sniper la mort au bout du Fusil"
Il n'y a rien de pire qu'un conflitune guerre qui s'éternisedure, traine, ne s'arrête pas.
La pluie avait transformé la neige de la veille en une eau boueusepleine de boue (la boue = terre mélangée à de l'eau).
Quelques voitures filaient droit devant, tous phares éteints, sur l'ancienne avenue route large qui traverse une ville de la Fraternité. Le revêtementsol de la route était défoncé
, et de grands trous dans la route faisaient des mares noirâtres. De temps en temps, une silhouetteforme humaine s'aventurait sur le pont qui brinquebalaitbougeait, se balançait au-dessus de la Milvanom d'un fleuve ou d'une rivière.
Pont de Mostar
Les soldats interposésplacés entre les deux groupes de combattants observaient la ville depuis leurs châteaux de sable. Au loin, un convoi blindé
pénétrait sur le tarmaclieu où stationnent les avions de l'aéroport pour venir placer ses canons
autour d'un Hercule C 130
chargé de vivresnourriture qui venait de se poser et se préparait déjà à repartir.
Casques bleus français, aéroport de Sarajevo (Bosnie) - 1993
Il n'y a rien de pire qu'un conflitune guerre qui s'éternisedure, traine, ne s'arrête pas.
C'est exactement ce que pensait Jean-Yves Delorce en allumant sa première cigarette de la matinée, debout, derrière la vitre sale du Holiday Innnom de l'hôtel. La fumée lui brûla
les poumons. Il se retourna vers le matelas posé sur le sol. Il s'approcha du lavabo
et souleva en vaininutilement, sans résulat la commande du mitigeur
: le groupe électrogèneappareil qui permet de produire de l'électricité avec un moteur à essence n'était pas encore en marche. Il revint dans la chambre pour emplir une petite casserole
d'eau minérale qu'il fit chauffer sur le camping-gaz
, puis jeta deux cuillerées de
Nescafé au fond d'un verre. Une rafaleplusieurs coups de feu tirés rapidement de mitrailleuse
résonna sur les hauteursles hauteurs de la ville : les collines, et il n'eut même pas besoin de
regarder par la fenêtre pour savoir quelle batteriegroupe d'armes à feu ou à jet qui peuvent tirer de loin : canon, missiles,... avait
inaugurécommencé le mille six cent vingt-troisième jour de conflit.
L'oreille suffisait. Après quatre mois de présence à Kotoroskville imaginaire d'Europe de l'Est, Jean-Yves Delorce
pouvait identifierreconnaître le son de toutes les pièces d'artilleriearmes à feu ou à jet qui peuvent tirer de loin : canon, missiles,...
disposéesplacées sur les collines environnantesautour de la ville.
Il avala rapidement son mauvais café, puis il frappa avec la main contre la cloisonle mur de séparation entre deux pièces pour informer son équipiercollègue qu'il était prêt, quand son téléphone portable
sonna. Il décrocha et la voix de Polex, qui était dans les bureaux climatisés parisiens, arriva jusqu' au
palacehôtel de luxe ravagédétruit de Kotoroskville imaginaire d'Europe de l'Est. Polex était un Basque costaudsolide, fort qui
s'appelait Paul Exarmandia, mais tous les journalistes l'avaient surnommé Polex le jour où il était devenu le chef du service étranger, le « pool extérieur », comme disent les journalistes.
— C'est toi, Delorce ? Ça va bien ?
— Comme un lundi...
— On est mardi...
— Justement !
Polex soupira.
— C'est calme ce matin ?
— Il ne faut pas se plaindre, le périfle périphérique : rocade, voie rapide qui fait le tour d'une ville est dégagé...
Philippe, le cameraman, entra dans la chambre et
interrogea Delorce du regard pour savoir avec qui il
discutait. Le reporter obturarecouvrit, cacha le micro du téléphone avec sa paumemain.
— C'est Polex qui s'informe sur la météo...
— Qu'est-ce qui se passe ? Tu m'entends ? demanda Polex.
— A peu près, la batterie a bientôt fini de tirer...
— Très bien, je vais faire vite... Je sors à l'instant de la conférence de rédactionréunion de travail de journalistes pour décider quelles informations vont être choisies pour le journal élargie. Tout le monde était là, même les patrons... On s'est fait engueuler comme des gamins.
— Je n'aurais pas voulu être à ta place...
Le Basque se fit cassantprit un ton sec.
— Écoute, tes vannesplaisanteries, ça va un temps... À ton âge j'avais déjà trois ans de crapahutaged'aventure, de marche difficile dans les Aurèsrégion montagneuse du nord-est de l'Algérie: référence à la guerre d'Algérie, 1954-1962,
caméra 16 à l'épaule, et j'ai fait la même chose pendant la guerre du Vietnamguerre du Vietnam: 1955-1975... On faisait la lumière au napalmbombe incendiaire...
— Ce n'est pas ce que je voulais dire...
— Je me fous de ce que tu voulais dire ! On verra ce que tu feras à cinquante-cinq ans. En attendant, arrête tes plaisanteries stupides, c'est tout.
Delorce se tourna vers Philippe et leva les yeux au ciel.
— Excuse-moi... Qu'est-ce qu'ils nous reprochent
exactement ?
— Ils ne parlent pas avec des mots mais avec des
chiffres... Parts de marchépourcentage des ventes, taux d'audiencepourcentage de personnes de plus de 15 ans qui regadent une émission de télé ou écoutent une émission de radio, indices de pénétrationpourcentage de personnes qui consomment un produit, répartition par couches socioprofessionnelles...
En résumé, le journal a décrochéa baissé, est descendu de cinq points
sur la moyenne du dernier trimestre par rapport à la
concurrence . Tous les programmes qui suivent chutent
d'autant, la pub, les téléfilms, les variétésémissions de jeux, de divertissement... On ne joue
plus notre rôle de moteur pour attirer les téléspectateurspersonnes qui regardent la télévision sur la chaine...
— C'est un problème, mais ce n'est pas notre faute ! Ici, à Kotorosk, on ne peut rien faire !
Polex laissa peser un silence.
— Ce n'est pas ce qu'ils ont l'air de penser...
— Écoute, Paul, tu sais bien qu'on ne va pas faire
exploseraugmenter fortement l'audimat avec un conflitune guerre aussi enliséqui traine, dure, ne s'arrête pas que celui-ci !
Il faut être là au cas où ça pètela guerre éclate vraiment parce que les conséquences toucheront l'Europe entière... On ne joue pas le même
rôle que les journalistes de la Unechaine d'information... Ils débarquent une fois par mois en profitant d'un zincavion de l'ONU qui amène la
relève de Casques bleusforce militaire de maintien de la paix: les Casques bleus protègent les populations en cas de guerre ou s'interprosent entre les combattants, en deux jours ils mettent en
boîte un sujetils tournent un reportage bidonfaux, imparfait, et ils repartent comme ils sont
venus, aux frais desfinancés, payés par Nations unies !
— Le problème, c'est que leurs sujets font de l'audienceattirent les téléspectateurs,
même s'ils sont bidons... Il faudrait peut-être se poser
des questions... La semaine dernière, en trois minutes, ils ont raconté l'histoire de ce couple qui avait vécu séparé pendant trois mois après la destruction du dernier pont sur la Milva... Avec, au final, les retrouvailles sur les planches branlantestremblantes du pont provisoire installé par les compagnons du Devoir venus spécialement de Bourgogne... Ils nous ont écrabouillésils ont eu beaucoup plus de téléspectateurs que nous...
Jean-Yves Delorce plaça le téléphone entre son épaule et sa joue pour allumer une cigarette.
— Tu veux que je t'explique comment ils ont
bidouillé leur tructrafiqué leur reportage ?
— Je me fous de ce qu'ils ont fait ! La réalité, c'est ce que les gens ont vu ! C'est comme la chute de Berlin...
— La chute du Murdestruction en novembre 1989 du Mur de Berlin qui coupait Berlin en 2 parties depuis le 13 août 1961 , tu veux dire ?
— Non, la chute de Berlin, en 1945fin du régime nazi... Les Américains
ont tourné des kilomètres de pelliculefilms couleur dans les rues de la capitale du ReichIII°Reich: régime Nazi installé en Allemagne de 1933 à 1945. Des vraies images, de vrais films, sans ajouts ni montage. De leur côté, les Russes ont filmé de faux reportages et de fausses actualités en noir et blanc. Puis ils ont fabriqué un film présentant les principales étapes des combats et de la bataille de Berlin... L'image du
soldat qui enlève l'emblème nazile drapeau avec la croix gammée sur le ReichstagParlement allemand pour
planter le drapeau soviétiquedrapeau russe, on dirait du direct mais c'est presque deux jours de tournage !
Drapeau soviétique sur le Reichstag
Le problème aujourd'hui, c'est que, quand tu visionnesregardes les archives, les Russes, ça fait vraiment vrai, tandis qu'avec les Américains tu as l'impression de te promener dans un studio d'Hollywood !
La chute de Berlin, 1945