Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 34

Vendredi cueillait des fleurs entre les rochers du chaos lorsqu’il aperçut un point blanc à l’horizon, du côté de l’est. Aussitôt, il descendit en courant prévenir Robinson qui achevaitfinissait, terminait de se raser la barbe. Robinson était peut-être ému, mais il n’en laissa rien paraîtrene le montra pas.
— Nous allons avoir de la visite, dit-il simplement, raison de plus pour que j’achèveje termine ma toilette.

Au comble de l’excitation, Vendredi monta au sommet d’un arbre. Il avait emporté la longue-vue qu’il braquaorienta, tourna sur le navirebateau devenu nettement visible. C’était une goélette à hunier, un fin voilier, taillée pour la course avec ses deux hauts mâts dont le premier – le mât de misaine – portait une voile carrée, le second, une voile triangulaire. Elle filaitavançait bien ses dix à douze noeudsunité pour calculer la vitesse en mer: 1 noeud = 1,8 km/h et se dirigeait droit vers la côte marécageuse de l’île.

Vendredi se hâtase dépêcha d’aller donner ces précisionsinformations à Robinson qui passait un gros peigne d’écaille dans sa crinièreses cheveux mal coiffés et pas coupés rouge. Puis il regrimparemonta dans son observatoire. Le commandant avait dû se rendre comptevoir, comprendre que la côte n’était pas abordable(il est impossible de descendre de bateau là) de ce côté-là de l’île, car le navire virait de bordtournait, changeait de direction. Puis il réduisit sa toilevoile et courut à petites voiles le long du rivagele bord de l'eau.
Vendredi alla avertirprévenir, informer Robinson que le visiteur doublaitpassait en bateau devant les dunes et jetterait l’ancre très probablement dans la baie du Salut.

Il importait avant toute chose de reconnaître sa nationalité. Robinson s’avança jusqu’au dernier rideau d’arbres bordant la plage et braquaorienta, fixa sa longue-vue sur le navire qui stoppait à deux encablures 1 encablure = 200m du rivage. Quelques instants plus tard, on entendit la chaîne de l’ancre tinter en se déroulant. Robinson ne connaissait pas ce type de bateau qui devait être récentnouveau, mais il reconnut l’Union Jack, le drapeau anglais, qui flottait à l’arrière. L’équipage avait mis une chaloupebarque à la mer, et déjà les avironsrames battaient les flotsla mer.

Robinson était très ému. Il ne savait plus depuis combien de temps il était dans l’île, mais il avait l’impression d’y avoir passé la plus grande partie de sa vie. On raconte qu’avant de mourir un homme revoit souvent tout son passé étalé devant lui comme un panoramapaysage (ou film). C’était un peu le cas de Robinson qui revoyait le naufrage, la construction de L’Évasion, son échec, la grande misère de la souille, l’exploitation frénétique de l’île, puis l’arrivée de Vendredi, les travaux que Robinson lui avait imposés, l’explosion, la destruction de toute son oeuvre, et ensuite c’était une longue vie heureuse et douce, pleine de jeux violents et sains et des inventions extraordinaires de Vendredi. Est-ce que tout cela allait prendre finfinir, s'arrêter ?

Dans la chaloupe s’amoncelaient les petits tonneaux destinés àpour renouveler la provision d’eau douce du navire. À l’arrière, on voyait debout, le chapeau de paille inclinépenché sur une barbe noire, un homme bottéchaussé de bottes et armé, le commandant sans doute.
L’avant de l’embarcation raclatoucha, frotta le fondle sol au fond de l'eau et se souleva avant de s’immobilisers'arrêter. Les hommes sautèrent dans l’écume des vagues et tirèrent la chaloupebarque sur le sable pour la mettre hors de portée de la marée montante. La barbe noire tendit la main à Robinson et se présenta.
— William Hunter, de Blackpool, commandant de la goélette le Whitebird.
— Quel jour sommes-nous ? lui demanda Robinson.
Étonné, le commandant se tourna vers l’homme qui le suivait et qui devait être son secondadjoint, second capitaine.
— Quel jour sommes-nous, Joseph ?
— Le samedi 22 décembre 1787, Sir, répondit-il.
— Le samedi 22 décembre 1787, répéta le commandant tourné vers Robinson.

Le cerveau de Robinson travailla à vive allurerapidement, à toute vitesse. Le naufrage de La Virginie avait eu lieu le 30 septembre 1759. Il y avait donc exactement vingt-huit ans, deux mois et vingt-deux jours. Il ne pouvait imaginer qu’il soit depuis si longtemps dans l’île ! Malgré tout ce qui s’était passé depuis son arrivée sur cette terre déserte, cette durée de plus de vingt-huit années lui paraissait impossible à faire tenir entre le naufrage de La Virginie et l’arrivée du Whitebird.
Et il y avait autre chose encore : il calculait que si l’on était en 1787, comme le disaient les nouveaux venus, il aurait exactement cinquante ans. Cinquante ans ! L’âge d’un vieux bonhomme en somme. Alors que grâce à la vie libre et heureuse qu’il menait à Speranza, grâce surtout à Vendredi, il se sentait de plus en plus jeune ! Il décida en tout cas de cacher aux arrivants la date véritable de son naufrage, de peur de passer pour un menteur.

— J’ai été jeté sur cette côte alors que je voyageais à bord de la galiote La Virginie, commandée par Pieter van Deyssel, de Flessingue. Je suis le seul rescapésurvivant de la catastrophele naufrage. Le choc m’a malheureusement fait perdre en partie la mémoire, et notamment je n’ai jamais pu retrouver la date à laquelle il a eu lieu.
— Je n’ai jamais entendu parler de ce navire dans aucun port, observa Hunter, mais il est vrai que la guerre avec les Amériques a bouleversé toutes les relations maritimes.

Robinson ne savait évidemment pas que les colonies anglaises de l’Amérique du Nord avaient combattu l’Angleterre pour conquérir leur indépendance, et qu’il en était résulté une guerre qui avait duré de 1775 à 1782. Mais il évita de poser des questions qui auraient trahimontré son ignorance.

Cependant Vendredi aidait les hommes à déchargersortir les tonneletspetits tonneaux et il les guidait vers le plus proche point d’eau. Robinson comprit que si l’Indien s’empressaitse dépêchait, aidait si gentiment au service des matelots, c’était dans l’espoir qu’ils l’emmèneraient le plus tôt possible à bord du Whitebird. Lui-même devait s’avouer qu’il brûlait d’envie de visiter ce fin voilier, merveilleusement construit pour battre tous les records de vitesse et qui devait être pourvu des derniers perfectionnements de la marine à voile. En attendant, le commandant Hunter, le second Joseph et tous les hommes qu’il voyait s’affairers'occuper, s'agiter autour de lui paraissaient laids, grossiers, brutauxviolents et cruels, et il se demandait s’il arriverait à reprendre l’habitude de vivre avec ses semblablesles autres hommes de sa civilisation.

Il avait entrepris decommencé à montrer à Hunter les ressources de l’île en gibieranimaux sauvages et en aliments fraisnourriture fraiche, comme le cresson et le pourpier grâce auxquels les équipagesmarins en mer évitent d’attraper le scorbutmaladie (mortelle) des marins qui manquaient de vitamine C.
Les hommes grimpaient le long des troncs à écailles pour faire tomber d’un coup de sabre les choux palmistes, et on entendait les rires de ceux qui poursuivaient les chevreaux avec des cordes. Cela lui faisait mal de voir ces brutes avinéessauvages mutilerabîmer, blesser les arbres et massacrertuer les bêtes de son île, mais il ne voulait pas être égoïste envers les premiers hommes qu’il revoyait après tant d’années.
À l’emplacementla place, le lieus’élevaitétait construite autrefois la banque de Speranza, de hautes herbes se creusaient sous le vent avec un murmure soyeuxdoux. Un matelotmarin y trouva coup sur coup deux pièces d’or. Il ameutaappela aussitôt ses compagnons à grands cris, et après des disputes violentes, on décida d’incendierde brûler toute la prairie pour faciliter les recherches. Robinson ne put s’empêcher de penser que cet or était à lui en somme, et que les bêtes allaient être privées par cet incendie de la meilleure pâtureherbe pour se nourrir de toute l’île. Chaque nouvelle pièce trouvée était l’occasion de bagarres souvent sanglantes qui se livraient au couteau ou au sabre.

Il voulut détourner son attention dene plus regrader ce spectacle en faisant parler Joseph, le second. Celui-ci lui décrivit aussitôt avec enthousiasmejoie, intérêt la traite des Noirsl'esclavage des Noirs qui fournissait la main-d’oeuvreles travailleurs des plantations de coton des États du Sud de l’Amérique. Les Noirs étaient enlevés en Afrique sur des bateaux spéciaux où ils étaient entassés comme de la marchandise.

Aux États-Unis, on les vendait et on rechargeait le bateau avec du coton, du sucre, du café et de l’indigoplante qui permet de faire une teinture bleu foncé. C’était un fretdes marchandises de retour idéal qui s’écoulait avantageusementse vendait bien, rapportait de l'argent au passage dans les ports européens.

Puis Hunter prit la parole et raconta en riant comment, au cours de la guerre, il avait coulé un transportun bateau de troupessoldats français envoyé en renfortsoutien, aide aux insurgésrévoltés, personnes qui se battent pour leur indépendance contre les Anglais américains. Tous ces hommes s’étaient noyés sous ses yeux. Robinson avait l’impression d’avoir soulevé une pierre et d’observer des cloportes noirs et grouillants.

Une première fois la chaloupebarque avait regagné le bord du Whitebird pour y déposer tout un chargement de fruits, de légumes et de gibieranimaux au milieu desquels se débattaient des chevreaux ligotésattachés. Les hommes attendaient les ordres du commandant avant d’effectuerde faire un second voyage.
— Vous me ferez bien l’honneur de déjeuner avec moi, dit-il à Robinson.
Et sans attendre sa réponse, il ordonna qu’on embarque l’eau douce et qu’on revienne ensuite pour le mener à bordconduire sur le bateau avec son invité.

Lorsque Robinson sauta sur le pont du Whitebird, il y fut accueilli par un Vendredi radieuxtrès souriant, heureux que la chaloupe avait amené lors de son précédent voyage. L’Indien avait été adopté par l’équipage et paraissait connaître le navire comme s’il y était né. Robinson le vit s’élancer dans les haubans, se hissermonter sur la hune et repartir de là sur les marchepieds de la vergue, se balançant à quinze mètres au-dessus des vagues avec un grand rire heureux. Il se souvint alors que Vendredi aimait tout ce qui avait rapport à l’air – la flèche, le cerf-volant, la harpe éolienne – et que ce beau voilier sveltefin, léger et blanc était certainement la chose aérienne la plus merveilleuse qu’il eût jamais vue. Il éprouvaressentit un peu de tristesse en constatantvoyant combien l’Indien paraissait plus heureux que lui de l’arrivée du Whitebird.

Il avait fait quelques pas sur le pont, lorsqu’il distinguaaperçut une petite forme humaine attachée demi-nue au pieden bas du mât de misaine. C’était un enfant qui pouvait avoir une douzaine d’années. Il était maigre comme un oiseau déplumésans plumes et tout son dos était striérayé, avec des traits de marques sanglantes. On ne voyait pas son visage, mais ses cheveux formaient une masse rouge qui retombait sur ses épaules minces et parsemées de taches de rousseur. Robinson ralentit le pas en le voyant.
— C’est Jean, notre mousse(un mousse est un apprenti marin qui s'occupe des corvées sur un bateau), lui dit le commandant.
Puis il se tourna vers Joseph.
— Qu’a-t-il encore fait ?
Aussitôt une face rougeaudeun visage rouge coiffée d’une toquecoiffe de cuisinier de cuisinier surgit de l’écoutilleouverture entre le pont du bateau et la cale de la cambuselieu où est entreposée la nourriture, comme un diable qui sort d’une boîte.
— Je ne peux rien en tirerrien faire de bien avec lui, dit le maître coqchef cuisinier sur un bateau. Ce matin il m’a gâtératé un pâté de poule en le salantajoutant du sel trois fois par distractionmanque de concentration. Il a eu ses douze coups de garcette. Il en aura d’autres s’il n’apprend pas à faire attention.
Et la tête disparut aussi soudainementrapidement qu’elle avait surgiétait sortie, avait apparu.
— Détache-le, dit le commandant au second. Il faut qu’il nous serve au carrésalle où mangent les officiers (commandant,...).

Robinson déjeuna avec le commandant et le second. Il n’entendit plus parler de Vendredi qui devait manger avec l’équipage. Il eut du mal à venir à boutmanger tout des terrinespâtés et des viandes en sauce, violemment épicées, dont on remplit plusieurs fois son assiette. Il n’avait plus l’habitude de ces nourritures lourdes et indigestesdifficiles à digérer, lui qui ne mangeait plus que des choses légères, fraîches et naturelles depuis si longtemps.

C’était le mousse Jean qui servait à table, à demi enfoui dans un immense tablier blanc. Robinson chercha son regard sous la masse de ses cheveux fauvesroux, mais il était si absorbé par sa peur de commettrefaire quelque maladresse qu’il paraissait ne pas le voir. Le commandant était sombre et silencieux. C’était Joseph qui entretenaitanimait, faisait vivre la conversation en expliquant à Robinson les dernières acquisitions de la technique de la voile et de la science de la navigation.

Après le déjeuner, Hunter se retirapartit dans sa cabine, et Joseph entraînaconduisit, amena Robinson sur la passerelle de commandement. Il voulait lui montrer un instrument récemment introduit dans la navigation, le sextant, qui servait à mesurer la hauteur du soleil au-dessus de l’horizon. Tout en écoutant la démonstration enthousiaste de Joseph, Robinson manipula avec plaisir le bel objet de cuivre, d’acajou et d’ivoire qui avait été extraitsorti de son coffret.

Ensuite Robinson alla s’étendres'allonger sur le pont pour faire la sieste comme il en avait l’habitude. Au-dessus de lui, la pointe du mât de hune décrivait des cercles irréguliers dans un ciel parfaitement bleu où s’était égaré un croissant de lune translucide. En tournant la tête, il voyait Speranza, une bande de sable blond, puis un amastas de verdure, enfin l’entassement du chaos rocheux. C’est alors qu’il comprit qu’il ne quitterait jamais l’île.
Ce Whitebird avec ses hommes, c’était l’envoyé d’une civilisation où il ne voulait pas retourner. Il se sentait jeune, beau et fort à condition de demeurerrester vivre à Speranza avec Vendredi. Sans le savoir, Joseph et Hunter lui avaient appris que, pour eux, il avait cinquante ans. S’il s’en allait avec eux, il serait un vieil homme aux cheveux gris, à l’allure digne, et il deviendrait bête et méchant comme eux. Non, il resterait fidèle à la vie nouvelle que lui avait enseignée Vendredi.

Lorsqu’il fit partinforma de sa décision de demeurerrester sur l’île, seul Joseph manifestaexprima, montra de la surprise. Hunter n’eut qu’un sourire glacé. Au fond il était peut-être soulagé de n’avoir pas deux passagers supplémentaires à embarquer sur un navire étroit où la place était chichement distribuéeil y avait peu de place.
— Je considère tout le ravitaillement et l’or que nous avons embarqués, comme l’effet de votre générosité, lui dit-il courtoisement. En souvenir de notre passage à Speranza, permettez-moi de vous offrir notre petite yolepetite bateau de repérage qui s’ajoute inutilement à nos deux chaloupes de sauvetage réglementaires.
C’était un canot léger et de bonne tenue, idéal pour un ou deux hommes par temps calme. Il remplacerait avantageusement la vieille pirogue de Vendredi. C’est dans cette embarcationce bateau que Robinson et son compagnon regagnèrentrevinrent sur, retournèrent sur l’île commeau moment où le soir tombait.

En reprenant pied sur ses terres, Robinson éprouvaressentit un immense soulagement . Le Whitebird et ses hommes avaient apporté le désordre et la destruction dans l’île heureuse où il avait mené une vie idéaleparfaite avec Vendredi. Mais qu’importait ? Aux premières lueurs de l’aube, le navire anglais lèverait l’ancrepartirait et reprendrait sa place dans le monde civilisé. Robinson avait fait comprendre au commandant qu’il ne souhaitait pas que l’existence et la position de son île sur la carte fussent révélées par l’équipage du Whitebird. Le commandant avait promis, et Robinson savait qu’il respecterait son engagementsa promesse. Robinson et Vendredi avaient encore de belles et longues années de solitude devant eux.


Lien vers un extrait du chapitre 34


Chapitre 35