Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 35

L’aube était pâle encore quand Robinson descendit de son araucaria. Il détestait les heures tristes et blêmes qui précèdent le lever du soleil, et il avait l’habitude d’attendre ses premiers rayons pour se lever. Quant à Vendredi, il faisait toujours la grasse matinée.
Mais cette nuit-là, il avait mal dormi. C’était sans doute ce repas indigeste qu’il avait pris à bord du Whitebird, ces viandes, ces sauces et ce vin qui lui avaient donné un sommeil lourd, entrecoupé de réveils brusques et de cauchemars.

Il fit quelques pas sur la plage. Comme il s’y attendait, le Whitebird avait disparu. L’eau était grise et le ciel décoloré. Une rosée abondante alourdissait les plantes. Les oiseaux observaient un silence de mort. Robinson sentit une grande tristesse l’envahir. Dans quelques minutes, dans une heure au plus, le soleil se lèverait et rendrait la vie et la joie à toute l’île. En attendant, Robinson décida d’aller regarder Vendredi dormir dans son hamac. Il ne le réveillerait pas, mais sa présence le réconforterait.

Le hamac était vide. Ce qui était plus surprenant, c’était la disparition des menus objets dont Vendredi agrémentait ses siestes, miroirs, flageolets, sarbacanes, fléchettes, plumes, balles, etc. La chevrette Anda avait disparu, elle aussi. Une peur panique envahit brusquement Robinson. Et si Vendredi était parti avec le Whitebird ? Il courut vers la plage : la yole et la vieille pirogue étaient là, tirées sur le sable sec. Si Vendredi avait voulu rejoindre la goélette anglaise, il aurait emprunté l’une de ces deux embarcations et il l’aurait abandonnée en mer ou hissée à bord. Pourquoi aurait-il fait cette traversée nocturne à la nage ?

Alors Robinson commença à battre toute l’île en appelant Vendredi. Il courut d’une plage à l’autre, des falaises aux dunes, de la forêt aux marécages, du chaos rocheux aux prairies, de plus en plus désespéré, trébuchant et criant, de plus en plus convaincu que Vendredi l’avait trahi et abandonné. Mais pourquoi, pourquoi ?
Alors il se souvint de l’admiration de Vendredi pour le beau bateau blanc, et comme il se balançait heureusement en riant d’une vergue à l’autre au-dessus des flots.
C’était cela : Vendredi avait été séduit par ce nouveau jouet, plus magnifique que tous ceux qu’il avait construits lui-même dans l’île.
Pauvre Vendredi ! Car Robinson se souvenait aussi des horribles détails que Joseph, le second, lui avait donnés sur la traite des Noirs qui se pratiquait entre l’Afrique et les plantations de coton d’Amérique. Sans doute le naïf Indien était-il déjà au fond de la cale du Whitebird, dans les fers des esclaves…

Robinson était accablé de douleur. Il continuait ses recherches, mais il ne trouvait que des souvenirs qui achevaient de lui crever le coeur, la harpe éolienne et le cerf-volant, brisés par les hommes de la goélette, et tout à coup il sentit quelque chose de dur sous ses pieds. C’était le collier de Tenn, rongé par les moisissures.
Alors Robinson appuya son front contre le tronc d’un eucalyptus, et il pleura toutes les larmes de son corps. Quand il releva la tête, il vit à quelques mètres de lui une demi-douzaine de vautours qui l’observaient de leurs petits yeux rouges et cruels. Robinson voulait mourir, les vautours l’avaient deviné, mais justement, il ne voulait pas que son corps fût déchiqueté par les charognards. Il se souvint du fond de la grotte où il avait passé de si bonnes heures. Sans doute l’explosion avait bouché l’entrée de la grande caverne, mais il se sentait si diminué, si faible et rapetissé qu’il était bien sûr de trouver un passage, une fente entre deux blocs. Alors il descendrait tout au fond du trou qui était doux et tiède, il s’accroupirait, la tête sur les genoux, les pieds croisés, et il oublierait tout, il s’endormirait pour toujours à l’abri des vautours et des autres animaux.

Il s’achemina donc à petits pas vers le chaos rocheux qui se dressait à la place de la grotte. À force de chercher, il trouva en effet une ouverture étroite comme une chatière, mais il était tellement recroquevillé par le chagrin qu’il était sûr de pouvoir s’y glisser. Il passa la tête à l’intérieur pour essayer de voir si le passage conduisait bien au fond de la grotte. À ce moment-là il entendit quelque chose qui remuait à l’intérieur. Une pierre roula. Robinson recula. Un corps obstrua la fente et s’en libéra par quelques contorsions. Et voici qu’un enfant se tenait devant Robinson, le bras droit replié sur son front pour se protéger de la lumière ou en prévision d’une gifle. Robinson était abasourdi.
— Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-til.
— Je suis le mousse du Whitebird, répondit l’enfant. Je voulais m’enfuir de ce bateau où j’étais malheureux. Hier pendant que je servais à la table du commandant, vous m’avez regardé avec bonté. Ensuite j’ai entendu que vous ne partiez pas. J’ai décidé de me cacher dans l’île et de rester avec vous.
— Et Vendredi ? As-tu vu Vendredi ? insista Robinson.
— Justement ! Cette nuit, je m’étais glissé sur le pont et j’allais me mettre à l’eau pour essayer de nager jusqu’à la plage, quand j’ai vu un homme aborder en pirogue. C’était votre serviteur métis. Il est monté à bord avec une petite chèvre blanche. Il est entré chez le second qui paraissait l’attendre. J’ai compris qu’il resterait sur le bateau. Alors j’ai nagé jusqu’à la pirogue et je me suis hissé dedans. Et j’ai pagayé jusqu’à la plage.
— C’est pour cela que les deux bateaux sont là ! s’exclama Robinson.
— Je me suis caché dans les rochers, poursuivait le mousse. Maintenant le Whitebird est parti sans moi, et je vivrai avec vous !
— Viens avec moi, lui dit Robinson.

Il prit le mousse par la main, et, contournant les blocs, il commença à gravir la pente menant au sommet du piton rocheux qui dominait le chaos. Il s’arrêta à mi-chemin et regarda son nouvel ami. Un pâle sourire éclaira le visage maigre, semé de tâches de rousseur. Il ouvrit la main et regarda la main qui y était blottie. Elle était mince, faible, mais labourée par les travaux grossiers du bord.
Du haut du piton rocheux, on voyait toute l’île qui était encore noyée dans la brume. Sur la plage, le canot et la pirogue commençaient à tourner, atteints par les vagues de la marée montante. Très loin au nord sur la mer, on distinguait un point blanc qui fuyait vers l’horizon : le Whitebird. Robinson tendit le bras dans sa direction.
— Regarde-le bien, dit-il. Tu ne verras peut-être jamais plus cela : un navire au large des côtes de Speranza.
Le point s’effaçait peu à peu. Enfin il disparut.

C’est alors que le soleil se leva. Une cigale chanta. Une mouette se laissa tomber sur l’eau et s’éleva à grands coups d’ailes, un petit poisson dans le bec. Les fleurs ouvraient leurs calices, les unes après les autres.
Robinson sentait la vie et la joie qui entraient en lui et le regonflaient. Vendredi lui avait enseigné la vie sauvage, puis il était parti. Mais Robinson n’était pas seul. Il avait maintenant ce petit frère dont les cheveux – aussi rouges que les siens – commençaient à flamboyer au soleil. Ils inventeraient de nouveaux jeux, de nouvelles aventures, de nouvelles victoires. Une vie toute neuve allait commencer, aussi belle que l’île qui s’éveillait dans la brume à leurs pieds.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Robinson au mousse.
— Je m’appelle Jean Neljapaev. Je suis né en Estonie, ajouta-t-il comme pour excuser ce nom difficile.
— Désormais, lui dit Robinson, tu t’appelleras Dimanche. C’est le jour des fêtes, des rires et des jeux. Et pour moi tu seras pour toujours l’enfant du dimanche.