L’aube était pâle encore quand Robinson descendit de
son araucaria. Il détestait les heures tristes et blêmes qui
précèdent le lever du soleil, et il avait l’habitude
d’attendre ses premiers rayons pour se lever. Quant à
Vendredi, il faisait toujours la grasse matinée.
Mais cette
nuit-là, il avait mal dormi. C’était sans doute ce repas
indigeste qu’il avait pris à bord du Whitebird, ces viandes,
ces sauces et ce vin qui lui avaient donné un sommeil
lourd, entrecoupé de réveils brusques et de cauchemars.
Il fit quelques pas sur la plage. Comme il s’y attendait, le Whitebird avait disparu. L’eau était grise et le ciel décoloré. Une rosée abondante alourdissait les plantes. Les oiseaux observaient un silence de mort. Robinson sentit une grande tristesse l’envahir. Dans quelques minutes, dans une heure au plus, le soleil se lèverait et rendrait la vie et la joie à toute l’île. En attendant, Robinson décida d’aller regarder Vendredi dormir dans son hamac. Il ne le réveillerait pas, mais sa présence le réconforterait.
Le hamac était vide. Ce qui était plus surprenant, c’était la disparition des menus objets dont Vendredi agrémentait ses siestes, miroirs, flageolets, sarbacanes, fléchettes, plumes, balles, etc. La chevrette Anda avait disparu, elle aussi. Une peur panique envahit brusquement Robinson. Et si Vendredi était parti avec le Whitebird ? Il courut vers la plage : la yole et la vieille pirogue étaient là, tirées sur le sable sec. Si Vendredi avait voulu rejoindre la goélette anglaise, il aurait emprunté l’une de ces deux embarcations et il l’aurait abandonnée en mer ou hissée à bord. Pourquoi aurait-il fait cette traversée nocturne à la nage ?
Alors Robinson commença à battre toute l’île en
appelant Vendredi. Il courut d’une plage à l’autre, des
falaises aux dunes, de la forêt aux marécages, du chaos
rocheux aux prairies, de plus en plus désespéré,
trébuchant et criant, de plus en plus convaincu que
Vendredi l’avait trahi et abandonné. Mais pourquoi,
pourquoi ?
Alors il se souvint de l’admiration de Vendredi pour le
beau bateau blanc, et comme il se balançait heureusement
en riant d’une vergue à l’autre au-dessus des flots.
C’était
cela : Vendredi avait été séduit par ce nouveau jouet, plus
magnifique que tous ceux qu’il avait construits lui-même
dans l’île.
Pauvre Vendredi ! Car Robinson se souvenait aussi des
horribles détails que Joseph, le second, lui avait donnés
sur la traite des Noirs qui se pratiquait entre l’Afrique et
les plantations de coton d’Amérique. Sans doute le naïf
Indien était-il déjà au fond de la cale du Whitebird, dans
les fers des esclaves…
Robinson était accablé de douleur. Il continuait ses
recherches, mais il ne trouvait que des souvenirs qui
achevaient de lui crever le coeur, la harpe éolienne et le
cerf-volant, brisés par les hommes de la goélette, et tout à
coup il sentit quelque chose de dur sous ses pieds. C’était
le collier de Tenn, rongé par les moisissures.
Alors
Robinson appuya son front contre le tronc d’un
eucalyptus, et il pleura toutes les larmes de son corps.
Quand il releva la tête, il vit à quelques mètres de lui
une demi-douzaine de vautours qui l’observaient de leurs
petits yeux rouges et cruels. Robinson voulait mourir, les
vautours l’avaient deviné, mais justement, il ne voulait
pas que son corps fût déchiqueté par les charognards. Il
se souvint du fond de la grotte où il avait passé de si
bonnes heures. Sans doute l’explosion avait bouché
l’entrée de la grande caverne, mais il se sentait si diminué,
si faible et rapetissé qu’il était bien sûr de trouver un
passage, une fente entre deux blocs. Alors il descendrait
tout au fond du trou qui était doux et tiède, il
s’accroupirait, la tête sur les genoux, les pieds croisés, et il
oublierait tout, il s’endormirait pour toujours à l’abri des
vautours et des autres animaux.
Il s’achemina donc à petits pas vers le chaos rocheux
qui se dressait à la place de la grotte. À force de chercher,
il trouva en effet une ouverture étroite comme une
chatière, mais il était tellement recroquevillé par le
chagrin qu’il était sûr de pouvoir s’y glisser. Il passa la
tête à l’intérieur pour essayer de voir si le passage
conduisait bien au fond de la grotte. À ce moment-là il
entendit quelque chose qui remuait à l’intérieur. Une
pierre roula. Robinson recula. Un corps obstrua la fente et
s’en libéra par quelques contorsions. Et voici qu’un enfant
se tenait devant Robinson, le bras droit replié sur son
front pour se protéger de la lumière ou en prévision d’une
gifle. Robinson était abasourdi.
— Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu fais là ? lui demanda-til.
— Je suis le mousse du Whitebird, répondit l’enfant. Je
voulais m’enfuir de ce bateau où j’étais malheureux. Hier
pendant que je servais à la table du commandant, vous
m’avez regardé avec bonté. Ensuite j’ai entendu que vous
ne partiez pas. J’ai décidé de me cacher dans l’île et de
rester avec vous.
— Et Vendredi ? As-tu vu Vendredi ? insista Robinson.
— Justement ! Cette nuit, je m’étais glissé sur le pont
et j’allais me mettre à l’eau pour essayer de nager jusqu’à
la plage, quand j’ai vu un homme aborder en pirogue.
C’était votre serviteur métis. Il est monté à bord avec une
petite chèvre blanche. Il est entré chez le second qui
paraissait l’attendre. J’ai compris qu’il resterait sur le
bateau. Alors j’ai nagé jusqu’à la pirogue et je me suis
hissé dedans. Et j’ai pagayé jusqu’à la plage.
— C’est pour cela que les deux bateaux sont là !
s’exclama Robinson.
— Je me suis caché dans les rochers, poursuivait le
mousse. Maintenant le Whitebird est parti sans moi, et je
vivrai avec vous !
— Viens avec moi, lui dit Robinson.
Il prit le mousse par la main, et, contournant les blocs,
il commença à gravir la pente menant au sommet du piton
rocheux qui dominait le chaos. Il s’arrêta à mi-chemin et
regarda son nouvel ami. Un pâle sourire éclaira le visage
maigre, semé de tâches de rousseur. Il ouvrit la main et
regarda la main qui y était blottie. Elle était mince, faible,
mais labourée par les travaux grossiers du bord.
Du haut du piton rocheux, on voyait toute l’île qui était
encore noyée dans la brume. Sur la plage, le canot et la
pirogue commençaient à tourner, atteints par les vagues
de la marée montante. Très loin au nord sur la mer, on
distinguait un point blanc qui fuyait vers l’horizon : le
Whitebird.
Robinson tendit le bras dans sa direction.
— Regarde-le bien, dit-il. Tu ne verras peut-être
jamais plus cela : un navire au large des côtes de
Speranza.
Le point s’effaçait peu à peu. Enfin il disparut.
C’est
alors que le soleil se leva. Une cigale chanta. Une mouette
se laissa tomber sur l’eau et s’éleva à grands coups d’ailes,
un petit poisson dans le bec. Les fleurs ouvraient leurs
calices, les unes après les autres.
Robinson sentait la vie et la joie qui entraient en lui et
le regonflaient. Vendredi lui avait enseigné la vie sauvage,
puis il était parti. Mais Robinson n’était pas seul. Il avait
maintenant ce petit frère dont les cheveux – aussi rouges
que les siens – commençaient à flamboyer au soleil. Ils
inventeraient de nouveaux jeux, de nouvelles aventures,
de nouvelles victoires. Une vie toute neuve allait
commencer, aussi belle que l’île qui s’éveillait dans la
brume à leurs pieds.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Robinson au
mousse.
— Je m’appelle Jean Neljapaev. Je suis né en Estonie,
ajouta-t-il comme pour excuser ce nom difficile.
— Désormais, lui dit Robinson, tu t’appelleras
Dimanche. C’est le jour des fêtes, des rires et des jeux. Et
pour moi tu seras pour toujours l’enfant du dimanche.