Vendredi cueillait des fleurs entre les rochers du chaos lorsqu’il aperçut un point blanc à l’horizon, du côté de l’est. Aussitôt, il descendit en courant prévenir Robinson [...].
Il importait avant toute chose de reconnaître sa nationalité. Robinson s’avança jusqu’au dernier rideau d’arbres bordant la plage et braquaorienta, fixa sa longue-vue sur le navire qui stoppait à deux encablures 1 encablure = 200m du rivage. [...] Robinson ne connaissait pas ce type de bateau qui devait être récentnouveau, mais il reconnut l’Union Jack, le drapeau anglais, qui flottait à l’arrière. L’équipage avait mis une chaloupebarque à la mer, et déjà les avironsrames battaient les flotsla mer. [...]
Dans la chaloupe s’amoncelaient les petits tonneaux
destinés àpour renouveler la provision d’eau douce du navire.
À l’arrière, on voyait debout, le chapeau de paille inclinépenché
sur une barbe noire, un homme bottéchaussé de bottes et armé, le
commandant sans doute.
L’avant de l’embarcation raclatoucha, frotta le fondle sol au fond de l'eau et se souleva
avant de s’immobilisers'arrêter. Les hommes sautèrent dans
l’écume des vagues et tirèrent la chaloupebarque sur le sable
pour la mettre hors de portée de la marée montante. La
barbe noire tendit la main à Robinson et se présenta.
— William Hunter, de Blackpool, commandant de la
goélette le Whitebird.
— Quel jour sommes-nous ? lui demanda Robinson.
Étonné, le commandant se tourna vers l’homme qui le
suivait et qui devait être son secondadjoint, second capitaine.
— Quel jour sommes-nous, Joseph ?
— Le samedi 22 décembre 1787, Sir, répondit-il.
— Le samedi 22 décembre 1787, répéta le
commandant tourné vers Robinson.
Le cerveau de Robinson travailla à vive allurerapidement, à toute vitesse. Le naufrage de La Virginie avait eu lieu le 30 septembre 1759. Il y avait donc exactement vingt-huit ans, deux mois et vingt-deux jours. Il ne pouvait imaginer qu’il soit depuis si longtemps dans l’île ! [...] Il calculait que si l’on était en 1787, comme le disaient les nouveaux venus, il aurait exactement cinquante ans. Cinquante ans ! [...]
Cependant Vendredi aidait les hommes à déchargersortir les tonneletspetits tonneaux et il les guidait vers le plus proche point d’eau. Robinson comprit que si l’Indien s’empressaitse dépêchait, aidait si gentiment au service des matelots, c’était dans l’espoir qu’ils l’emmèneraient le plus tôt possible à bord du Whitebird. Lui-même devait s’avouer qu’il brûlait d’envie de visiter ce fin voilier, merveilleusement construit pour battre tous les records de vitesse et qui devait être pourvu des derniers perfectionnements de la marine à voile. En attendant, le commandant Hunter, le second Joseph et tous les hommes qu’il voyait s’affairers'occuper, s'agiter autour de lui paraissaient laids, grossiers, brutauxviolents et cruels, et il se demandait s’il arriverait à reprendre l’habitude de vivre avec ses semblablesles autres hommes de sa civilisation.
Il avait entrepris decommencé à montrer à Hunter les ressources
de l’île en gibieranimaux sauvages et en aliments fraisnourriture fraiche, comme le cresson et
le pourpier
grâce auxquels les équipagesmarins en mer évitent
d’attraper le scorbutmaladie (mortelle) des marins qui manquaient de vitamine C.
Les hommes grimpaient le long des
troncs à écailles pour faire tomber d’un coup de sabre les
choux palmistes, et on entendait les rires de ceux qui
poursuivaient les chevreaux avec des cordes. Cela lui
faisait mal de voir ces brutes avinéessauvages mutilerabîmer, blesser les arbres et
massacrertuer les bêtes de son île, mais il ne voulait pas être
égoïste envers les premiers hommes qu’il revoyait après
tant d’années.
À l’emplacementla place, le lieu où s’élevaitétait construite autrefois la
banque de Speranza, de hautes herbes se creusaient sous
le vent avec un murmure soyeuxdoux. Un matelotmarin y trouva
coup sur coup deux pièces d’or. Il ameutaappela aussitôt ses
compagnons à grands cris, et après des disputes violentes,
on décida d’incendierde brûler toute la prairie pour faciliter les
recherches. Robinson ne put s’empêcher de penser que
[...] les bêtes allaient être
privées par cet incendie de la meilleure pâtureherbe pour se nourrir de toute
l’île. Chaque nouvelle pièce trouvée était l’occasion de
bagarres souvent sanglantes qui se livraient au couteau
ou au sabre.
Il voulut détourner son attention dene plus regrader ce spectacle en faisant parler Joseph, le second. Celui-ci lui décrivit aussitôt avec enthousiasmejoie, intérêt la traite des Noirsl'esclavage des Noirs qui fournissait la main-d’oeuvreles travailleurs des plantations de coton des États du Sud de l’Amérique. Les Noirs étaient enlevés en Afrique sur des bateaux spéciaux où ils étaient entassés comme de la marchandise.
Aux États-Unis, on les vendait et on rechargeait le bateau avec du coton, du sucre, du café et de l’indigoplante qui permet de faire une teinture bleu foncé. C’était un fretdes marchandises de retour idéal qui s’écoulait avantageusementse vendait bien, rapportait de l'argent au passage dans les ports européens.
Puis Hunter prit la parole et raconta en riant
comment, au cours de la guerre, il avait coulé un
transportun bateau de troupessoldats français envoyé en renfortsoutien, aide aux
insurgésrévoltés, personnes qui se battent pour leur indépendance contre les Anglais américains. Tous ces hommes s’étaient noyés
sous ses yeux. Robinson avait l’impression d’avoir soulevé
une pierre et d’observer des cloportes noirs et grouillants.
Une première fois la chaloupebarque avait regagné le bord du
Whitebird pour y déposer tout un chargement de fruits,
de légumes et de gibieranimaux au milieu desquels se débattaient
des chevreaux ligotésattachés. Les hommes attendaient les ordres
du commandant avant d’effectuerde faire un second voyage.
— Vous me ferez bien l’honneur de déjeuner avec moi,
dit-il à Robinson.
Et sans attendre sa réponse, il ordonna qu’on
embarque l’eau douce et qu’on revienne ensuite pour le
mener à bordconduire sur le bateau avec son invité.
Lorsque Robinson sauta sur le pont du Whitebird, il y
fut accueilli par un Vendredi radieuxtrès souriant, heureux que la chaloupe avait
amené lors de son précédent voyage. L’Indien avait été
adopté par l’équipage et paraissait connaître le navire
comme s’il y était né. Robinson le vit s’élancer dans les
haubans, se hissermonter sur la hune
et repartir de là sur les
marchepieds
de la vergue
, se balançant à quinze mètres
au-dessus des vagues avec un grand rire heureux. Il se
souvint alors que Vendredi aimait tout ce qui avait
rapport à l’air [...]. Il éprouvaressentit un peu de tristesse en
constatantvoyant combien l’Indien paraissait plus heureux que
lui de l’arrivée du Whitebird.
Il avait fait quelques pas sur le pont, lorsqu’il distinguaaperçut
une petite forme humaine attachée demi-nue au pieden bas du
mât de misaine. C’était un enfant qui pouvait avoir une
douzaine d’années. Il était maigre comme un oiseau
déplumésans plumes et tout son dos était striérayé, avec des traits de marques
sanglantes. On ne voyait pas son visage, mais ses cheveux
formaient une masse rouge qui retombait sur ses épaules
minces et parsemées de taches de rousseur. Robinson
ralentit le pas en le voyant.
— C’est Jean, notre mousse(un mousse est un apprenti marin qui s'occupe des corvées sur un bateau), lui dit le commandant.
Robinson déjeuna avec le commandant et le second. Il n’entendit plus parler de Vendredi qui devait manger avec l’équipage. Il eut du mal à venir à boutmanger tout des terrinespâtés et des viandes en sauce, violemment épicées, dont on remplit plusieurs fois son assiette. Il n’avait plus l’habitude de ces nourritures lourdes et indigestesdifficiles à digérer, lui qui ne mangeait plus que des choses légères, fraîches et naturelles depuis si longtemps.
C’était le mousse Jean qui servait à table, à demi enfoui dans un immense tablier blanc. Robinson chercha son regard sous la masse de ses cheveux fauvesroux, mais il était si absorbé par sa peur de commettrefaire quelque maladresse qu’il paraissait ne pas le voir. Le commandant était sombre et silencieux. C’était Joseph qui entretenaitanimait, faisait vivre la conversation en expliquant à Robinson les dernières acquisitions de la technique de la voile et de la science de la navigation.
[...]En tournant la tête, il voyait
Speranza, une bande de sable blond, puis un amastas de
verdure, enfin l’entassement du chaos rocheux.
C’est alors qu’il comprit qu’il ne quitterait jamais l’île.
Ce Whitebird avec ses hommes, c’était l’envoyé d’une
civilisation où il ne voulait pas retourner. [...]S’il
s’en allait avec eux, [...] il deviendrait bête et méchant
comme eux. Non, il resterait fidèle à la vie nouvelle que lui
avait enseignée Vendredi.
— [...]En souvenir de notre passage à
Speranza, permettez-moi de vous offrir notre petite yolepetit bateau
de repérage [...], [dit Hunter].
C’était un canot léger et de bonne tenue, idéal pour un
ou deux hommes par temps calme. Il remplacerait
avantageusement la vieille pirogue de Vendredi. C’est
dans cette embarcationce bateau que Robinson et son compagnon
regagnèrentrevinrent sur, retournèrent sur l’île commeau moment où le soir tombait.
En reprenant pied sur ses terres, Robinson éprouvaressentit un immense soulagement . Le Whitebird et ses hommes avaient apporté le désordre et la destruction dans l’île heureuse où il avait mené une vie idéaleparfaite avec Vendredi. Mais qu’importait ? Aux premières lueurs de l’aube, le navire anglais lèverait l’ancrepartirait et reprendrait sa place dans le monde civilisé. Robinson avait fait comprendre au commandant qu’il ne souhaitait pas que l’existence et la position de son île sur la carte fussent révélées par l’équipage du Whitebird. Le commandant avait promis, et Robinson savait qu’il respecterait son engagementsa promesse. Robinson et Vendredi avaient encore de belles et longues années de solitude devant eux.