Montserrat d'Emmanuel Roblès

Acte II, scène 1

MONTSERRAT, LES SIX OTAGES
Montserrat est à droite, appuyé à la table, tête basse.

LE MARCHAND. - Pourquoi ne veux-tu pas répondre ? Hein ? Regarde-moi !

LE POTIER - Ah! le temps passe. Nous avons déjà perdu plusieurs minutes... Mais parle-nous ! Dis-nous ce que tu comptes faire. Ne reste pas ainsi .

LA MÈRE. - Attendez... (Elle s’approche lentement de Montserrat et, avec timidité) Tu crois que l'officier fera vraiment ce qu'il dit ?... Réponds-moi. Je t'en prie... Es-tu certain que, si tu ne dis rien, il nous... il tiendra sa parole ?...

MONTSERRAT. accablé. - Oui

LE MARCHAND. avec fureur. - Ah ! tu vas nous expliquer ! Cette situation est absurde ! Tout ceci est horrible. ll faut que tu nous expliques !

MONTSERRAT avec lassitudefatigue. - On vous a tout expliqué...

LE POTIER. atterréeffondré, catastrophé, paniqué. - Et l’officier est capable de faire ce qu'il a dit ? Tu le connais ? Est-il capable de ce crime ? Réponds-moi !

MONTSERRAT. sans lever les yeux - Je le connais...Il en est capable... (Silence. ) C'est lui qui a fait enterrer vivants tous les prisonniers après la bataille de Gomara.

Les otages se regardent, horrifiés.

LE MARCHAND. atterré. - C'est lui !...

LE POTIER murmure. - Il les faisait entrer un par un dans les fossestrous dans la terre...

LE COMÉDIEN. avec fureurrage, colère et désespoir: - Mais qui es-tu, toi qui viens d'attirer sur nous le malheur ?

LE POTIER. - Tu es Espagnol ?

MONTSERRAT. - Oui.

LE POTIER. - Et tu as caché Bolivar?

MONTSERRAT - Oui.

LE COMÉDIEN, coléreusement. - Mais pourquoi ? pourquoi ? Tu es un traître, alors ! Tu trahis le Roi ! Tu fais cause commune avecsoutiens, aide les rebelles ? Pourquoi ?

MONTSERRAT hésite. puis regarde les otages. - Parce que... je suis avec vous !

LE MARCHAND. - Qu'appelles-tu : être avec nous ?

MONTSERRAT d'un ton saccadé. - Je suis avec vous contre les miens, contre leur oppression, leurs violences, contre cette manière terrifiante qu'ils ont de niermépriser les hommes... Vous le voyez bien que, pour eux, la vie humaine, la dignité humaine ne comptent pas !

LE MARCHAND hors de luifou furieux, ne se contrôle plus. - Ah ! que m'importeje m'en fiche que tu sois pour ou contre les Espagnols ! Avec ou contre nous ! C'est moi ! C'est nous six, ici, qui sommes menacésen danger ! C'est nous qu'on va tuer ! Nous voulons savoir tes intentionstes projets, ce que tu vas faire !

LA MÈRE. - Oui, qu'est-ce que tu vas faire ?

LE COMÉDIEN. menaçant. - Dis-nous où tu as caché Bolivar! Moi, je ne veux pas mourir comme ça ! Je n'ai rien fait ! Et je suis Espagnol! Je rentrais chez moi. Je venais de chez Roig, le musicien. On peut vérifier. Et je n'ai jamais conspirécomploté, fait des choses contre le Roi ou l'Espagne. Jamais. J’ai jouéjoué au théâtre, fait un spectacle devant la reine, en 1807. J'ai été engagé au Théâtre royal de Madrid jusqu'à l'arrivée des Français ! J'ai toujours été fidèle à Sa Majesté ! Toujours ! J'ai refusé de jouer pour les Français !

LE MARCHAND menaçant. - Vas-tu parler, oui ou non ?

MONTSERRAT angoissé, luttant contre une tentationenvie d'avouer. - Comprenez-moi...

LE POTIER. irritéen colère. - Qu'est-ce qu'il faut comprendre ? Est-ce que nous n'avons pas compris ce qu'a dit l’officier ? Ou tu livresdis où se cache Bolivar, ou nous sommes tous fusillés. Ce n'est pas cela ? Moi, j'ai cinq enfants. L'aîné a douze ans à peine. En fabriquant et en vendant moi-même mes pots et mes jarres, j'arrive tout justeà peine, difficilement à les élever! Ce n'est pas toi qui les nourriras, non ? Alors ?

MONTSERRAT. exaltépasionné. - C'est vrai. Tout cela est vrai. Chacun de vous a sa vérité qu'il défend, et sa vie, et ce qui est plus important que sa vie. Mais Bolivar reste le dernier, le seul espoir désormais pour les Vénézuéliens de se libérer des Espagnols ! Si je livre Bolivar, ce n'est pas Bolivar seul que je livre, mais la liberté, la vie de plusieurs millions d'hommes !

LE COMÉDIEN frappé subitementqui vient de comprendre. - Ah ! nous sommes perdus ! Il va refuser de le dénoncer !

MONTSERRAT. comme s'il n'avait pas entendu. - Il ne s'agit pas de vous sacrifier pour sauver un seul homme ! D'un océan à l'autre, de Guayaquil à Caracas, de Panama à Cuzco, tout le Venezuela, toute la Nouvelle-Grenade, tout un monde attend de Bolivar sa libération ! Tout un monde qui souffre sous la dominationle pouvoir la plus cruelle, la plus féroce, la plus abjecte !

LE COMÉDIEN, atterré. - Il va refuser ! Il va nous sacrifier!

MONTSERRAT. plus calme. - Bolivar est le seul homme, le seul chef capable de conduire la guerre pour l'indépendance contre les Espagnols et aussi de guider la Révolution, de créer sur cette terre une nation libre, une grande nation d'hommes libres !...

LE COMÉDIEN, atterré. - Cela veut dire que tu refuses de parler ?

LE POTIER. - Tu n'es pas décidé à nous laisser fusiller, n'est-ce pas ?

LA MÈRE, avec angoisse. - Mais non ! Il va parler. Vous verrez ! ll va nous dire...

LE POTIER avec violence. - Oui ou non ! Vas-tu nous avouer où tu as caché Bolivar ?

MONTSERRAT. hésite à répondre. On devine qu'il s'interroge et qu'il souffre. - Comprenez-moi...

LE POTIER, il hurle. - Non. Réponds à ma question ! L'heure passe ! L’officier va revenir. Réponds ! Réponds ! (Il le prend par le cou.) Ou je t’étrangle !

LA MÈRE, haletanterespirant difficilement. - Laissez-le ! Il va répondre... Vous allez voir... Il va répondre.

MONTSERRAT. - Écoutez-moi... Vous vivez tous sous la dominationle pouvoir, le contrôle d'hommes férocesméchants , sadiques, horribles et impitoyablessans pitié ! Êtes-vous sans orgueil ? Êtes-vous sans dignitéfierté, honneur ? Ne vous sentez-vous pas soulevés de haine contre les assassins de Campillo, contre les bourreaux de Cumata ? Souvenez-vous ! Mais souvenez-vous ! A Campillo, le général Rosete a fait brûler vifsvivants tous ses prisonniers ! A Cumata, Morales a fait clouer aux portes tous les enfants au berceaules nouveaux-nés ! Et Antonanzas qui collectionne les mains coupées ! Et lzquierdo qui fait raflerenlever les jeunes filles pour les faire violer par ses cavaliers ! Sa police est partout, toute-puissante, implacabledure, sans pitié, féroce... Et n'est-ce pas lui seul qui a eu cette idée monstrueuse de nous enfermer ici ? qui a inventé ce supplice atrocecette torture horrible ?

LE POTIER frappé par l'évidencequi comprend clairement. - Il va nous laisser fusiller !

MONTSERRAT - Les Espagnols ne vous considèrentvoient pas comme des hommes ! Mais comme des animaux, des êtres inférieurs qu'on peut, qu'il faut exterminerdétruire, anéantir, tuer, massacrer ! Tant d'horreurs, tant de bestialitéssauvageries, horreurs ne vous révoltent-elles pas? Ne peuvent-elles suffire à vous souleverrévolter contre ces brutessauvages jusqu'au dernier sacrificeà la mort ? La défaite des révolutionnaires à San Mateo, est-ce la fin de tout espoir ? Mais non ! Je vous le dis ! Je vous le crie! Il faut qu'on regroupe les partisansles rebelles ! Il faut refaire l'armée de l'indépendance! Bolivar seul peut accomplirréusssir la révolution ! Il faut qu'il soit sauvé ! Il le faut à tout prix !

LE MARCHAND se ruese précipite, se jette, court sur lui, fou de colère. - Oui ou non ! vas-tu nous dire où il se cache ? Oui ou non ! Mais parle ! (Il le tient à la gorge et le gifle.) Mais parle ! Parle donc! Canaille !

MONTSERRAT qui l'a repoussé sans brutalité. - Grâce à Bolivar, l'heure viendra où ce pays sera délivré ! où ce pays. je vous le répète, deviendra une grande nation d'hommes libres ! Grâce à Bolivar !

LE COMÉDIEN. - Écoute donc ! Tu ne peux pas faire cela ! Tu ne peux tuer six êtrespersonnes pour en sauver un seul !

MONTSERRAT. - Comprenez ! Comprenez ! Je sais bien qu'il vous est dur de comprendre... Ce n'est pas la vie de six êtres contre celle d'un seul ! Mais, contre la liberté, la vie de milliers de malheureux !

LE COMÉDIEN, qui redoutecraint, a peur de la réponse. - Alors... tu ne... diras rien !...

MONTSERRAT il ne répond pas tout de suite. On sent de nouveau qu'il lutte contre lui-même. Enfin, il dit avec effort. - Je ne sais pas ! Je ne sais plus !... Je voudrais pouvoir... Je voudrais comprendre moi-même... savoir si j'ai raison... si je ne me trompe pas !...

LE COMÉDIEN. insinuant. - Mais oui ! Réfléchis !... Tu es intelligent ! Tu vas découvrir toi-même que ton obstination est insenséeton refus d'avouer est bête ! que ce marchéce chantage, cette situation lui-même est monstrueux !... Six personnes vivantes ! Cela compte ! Dieu te regarde ! Il va t'aider ! Écoute donc sa voix ! notre souffrance, notre désespoir ! Tu as tout cela sous les yeux ! Laisse ton cœur s'ouvrir ! Laisse entrer Dieu dans ton âme !

MONTSERRAT. - Mais n'est-ce pas Dieu qui nous envoie cette épreuve ? Et ne devons-nous pas tous ensemble l'accepter, la surmontervaincre ? [...] Dieu est avec nous ! J'en suis sûr! Il vous a pris dans la rue, guidés sur la place [...]. Au lieu de vous révolter, vous devriez prier [...]

LE MARCHAND. - Il déliredit n'importe quoi, il est fou !

LE POTIER. - Mais non ! Vous voyez bien ! Il refuse de parler!

LE MARCHAND. - Il ne dénoncera pas Bolivar !

LE POTIER. - Nous sommes perdus !

LE MARCHAND. - Chien ! Nous allons bien t'obliger à parler ! Tu gagnes du temps, avec tes divagationsdélires ! Mais l'heure passe ! Tu vas parler ! Il faut que tu parles !

LE POTIER. - Ce n'est pas possible ! Tu ne vas pas nous laisser ainsi ! Il faut que tu parles ! J'ai cinq enfants ! Qui va les nourrir ! Ils sont tout jeunes ! Si c'est la main de Dieu qui nous frappe, c'est injuste ! Dieu se montrerait injuste et cruel ! Mais je ne veux pas le croire !

LE COMÉDIEN. - Non, je comprends ton jeu ! Tu cherches à nous égarer ! Tu cherches à nous faire admettre que c'est Dieu qui nous a conduits ici [...] Mais [...] c'est toi, en définitive qui peux, ou nous épargnersauver la vie, ou nous jeter devant les fusils des Espagnols ! Inutile de me répondre qu'en choisissant de nous sacrifier tu obéis à quelque injonction divineDieu [...]! Nous ne sommes pas des enfants ! Tu ne nous abuserasmanipuleras pas ! Nous savons que tu peux choisir et tu dois le faire selon la raison !

MONTSERRAT. - Je sais... Je sais aussi que je peux choisir et c'est cela précisément qui m'épouvante. Quel que soit mon choix, je serai fusillé... Ne comprends-tu pas que c'est cette liberté qui me torture en ce moment plus que la certitude de mourir !...

Silence.

LE COMÉDIEN. - Réfléchis bien ! Écoute la raison ! Si tu choisis de sauver Bolivar, tu assassines six innocents ! Pense que moi-même je ne suis pas créole, je suis Espagnol ! C'est injuste !

MONTSERRAT. douloureusement. - Assassiner six innocents ! Mais il y a des millions d'innocents qui espèrent en Bolivar...

LA MÈRE, elle se met à pleurer et murmure. - J'ai deux petits...

Montserrat la regarde fixement. Il est oppressé.

LE COMÉDIEN, il observe Montserrat et la mère. Son regard va de l'un à l'autre. Puis: - Écoute! Peut-être ne pourrons-nous pas te fléchirapitoyer, faire changer d'avis nous-mêmes ! Mais vois cette femme. Elle a deux petits. L'un a dix mois à peine. L'autre tout juste deux ans. Elle était sortie pour aller acheter du pain. Elle ne comptaitpensait s'absenter de chez elle que quelques minutes. Elle les a laissés enfermés. C’est une veuve. Je la connais. Sa maison est isolée. Il faut qu’elle retourne chez elle. C'est bien, que tu aimes ton ami. Mais elle, elle aime aussi ses petits! Il faut qu'ils vivent ! Tu ne peux pas les laisser mourir, et de cette manière !

MONTSERRAT. ému, détourne les yeux. - Après la bataille de Siquiséque, nos officiers obligeaient les prisonniers à massacrer leurs propres femmes et leurs propres enfants ! Ceux qui refusaient étaient enterrés vifsvivants et...

LE COMÉDIEN L’interromptLe coupe. - Oui. C'est horrible ! Mais ce serait horrible aussi de laisser mourir de faim ces deux petits, enfermés, seuls, là-bas dans une maison isolée...

MONTSERRAT. même jeu. - Quelques jours après la défaite de Miranda, j'avais reçu l'ordre d'arrêter Bolivar. Je l'ai trouvé. J’ai parlé avec lui toute une nuit. Je sais qu'il recommencera la guerre !

LE POTIER. angoissé. - Tu vas nous laisser massacrer !

MONTSERRAT. - Il délivrera ce peuple du plus abominable des servagesde l'esclavage !

LE COMÉDIEN. - Mais cette femme ! Cette femme aussi existe ! Et ses petits sont innocents ! (Il crie :) In-no-cents ! C'est bien que tu sois pour le peuple ! Que tu veuilles sauver ton ami. Mais il faut aussi sauver ses enfants !...

LA MÈRE, avec douceur: en avançant vers Montserrat. - Ils vont se réveiller. Pablito criera de faim !

LE COMÉDIEN. - Ces enfants n'ont rien fait ! Il faut, toi aussi, que tu réfléchisses à cela !

MONTSERRAT. pour lui-même. - Des milliers d’enfants, à cette heure, naissent esclaves par tout ce pays...

LE POTIER. - Mais qu'est-ce qu'il dit ?

LE COMÉDIEN. brisé. - Tu le sais bien ! Qu'il ne parlera pas.

LE MARCHAND, hors de luifou furieux. - Qu'il ne parlera pas ! Mais c'est un monstre ! Un assassin! Plus féroce cent fois que les autres Espagnols ! Il faut que je sorte d'ici ! Il faut que tu parles !

LE COMÉDIEN. haletant d'angoisse. - Tout est inutile. Il ne parlera pas. Mais moi, enfin, je n'ai jamais conspiré. J'ai toujours été fidèle au Roi. Mes camarades de la troupe le savent. Il suffira de les interroger. Je ne veux pas être condamné pour une causeune lutte, un combat qui n'est pas la mienne. C'est insenséillogique ! Je le dirai à l’officier, tout à l'heure. Après tout, je suis Espagnol comme lui ! Il comprendra. Il faudra qu'il comprenne !

LE MARCHAND. - Imbécile ! Il ne voudra rien comprendre !

LE COMÉDIEN. - Pourquoi dis-tu ça ? Hein ? Pourquoi ?

LE MARCHAND. - Tu sais comme moi que c'est exactement ce que l'on veut : des innocents ! Pour faire parler ce bandit ! C'est à devenir fou ! Et j'ai ma femme qui doit s'inquiéter déjà ! Et je ne sais même pas si je la reverrai... A cause de cette crapule !

LE COMÉDIEN. pour lui-même. - Il faudra qu'il comprenne...

LE POTIER. - Nous allons tous être massacrés!

LE MARCHAND. - Ma femme m'attend... Si je ne l'avais pas, ce serait peut-être plus facile. Mais elle m'attend. Elle doit être déjà à la fenêtre. Nous sommes mariés depuis à peine un an, et c'est trop court, un an de bonheur !

LE POTIER. - Toi, tu n'as personne. Pas de femme, de fils, de famille ! Rien ! Tu acceptes de mourir. Mais moi, j'ai cinq enfants! Les autres, les millions d'autres... Tu es fou ! Que m'importent les autres? Si tu avais cinq enfants comme moi, cinq enfants qu'il faut nourrir, vêtir, protéger... tu te soucierais peu de tu ne t'inquièterais pas pour tes millions d'inconnus... qui, eux, sont bien assez grands pour se défendre...

LE COMEDIEN. - Mais Bolivar lui-même, ton ami, s'il savait que nos vies, et plus que nos vies, le salutla vie et le bonheur de ceux que nous aimons dépendent de lui, ah ! je suis sûr qu'il se livrerait ! J'ai entendu parler de lui. On m'a dit qu'il est brave et généreux ! Il ne supporterait pas que des enfants innocents paient à sa place...

MONTSERRAT - Bolivar n'a plus le droit de se livrer.

[...]

LE MARCHAND, fou de terreur.
Ah ! vous voyez bien ! Vous voyez bien ! Tout est inutile! Il ne parlera pas ! Mais je vais lui crever les yeux ! Je veux lui arracher les yeux! (Il se ruese précipite sur Montserrat, le gifle à la volée et le prend à la gorge. Ricardo se jette sur le marchand et le maîtrise.)

RICARDO - Attendez ! Attendez !

LE MARCHAND, il se débat. - Le chien ! Lâchez-moi !

LE COMÉDIEN - Laisse-le parler !

LE MARCHAND - À quoi bon ! Autant supplier un mur!

RICARDO, à Montserrat.
Je hais les Espagnols.… Je sais ce que vaut Simon Bolivar. Mais es—tu certain... qu'il rejoindra Puebla ? ...

MONTSERRAT
Si je n'avais pas cette certitude où crois-tu que je prendrais tant de courage en ce moment ?

RICARDO
Oui. Mais.… j’ai peur de... tout à l’heure !... Mon père a été fusillé, déjà, quand j’avais à peine cinq ans! Ils ont mis le feu à la maison. Ma mère est seule. Ce sera...très dur, pour elle aussi.

MONTSERRAT, mornetriste. - Oui.

RICARDO
Tu as bien réfléchi, toi-même ?… Il s'agit, n’est-ce pas, de nous sacrifier tous les six pour sauver un homme dont les exploits sont à venir.

MONTSERRAT, oppressé.
C'est cela.

RICARDO
Six vies humaines supprimées à coup sûr, six vies humaines avec toute la charge qu’elles représentent d'espoirs, de fragiles bonheurs terrestres. Tu as bien réfléchi ? Cette mère et ses deux enfants menacés, cet homme et la femme qu’il aime plus que lui-même, ce père et ses cinq fils trop jeunes encore. Tout cela existe. Tout cela est réel, fait de chair et de sang. Et, l'anéantirle détruire, c'est aussi ouvrir d'autres portes au malheur, jeter sur d'autres êtres du désespoir, de la douleur et des larmes. [...] Bolivar, poursuivi, risque d’être arrêté ce soir même puisqu'il est malade et que la mort peut le ravirprendre pendant la nuit. Et qui te dit que cette mission pour laquelle tu le préservesprotèges, qui te dit que la Providencela chance, l'avenir lui permettra de l’accomplirle réussir ?... Réfléchis bien. Six vies humaines sacrifiées à coup sûr contre les exploits incertains d'un homme malade et rigoureusement traquépourchassé, poursuivi !

MONTSERRAT, morne
J'ai bien réfléchi... Mais c’est notre dernière chance...

RICARDO, accablé.
Ah ?… mourir, oui. Mais mourir ainsi.

LE POTIER
Assez, tous les deux ! Le temps presse ! Tu vois bien qu'il ne parlera pas ! que rien ne pourra convaincre ou fléchir cet insenséimbécile !

RICARDO
Tais-toi. (Comme pour lui—même.) Moi aussi, j’ai encore dans la tête les cris des égorgés de Siquisèque. Et, quand je ferme les yeux, j’ai, incrustéemarquée sous les paupières, l’image des morts dans les fosses de Cumata. …(D'un ton plus saccadé.) Moi aussi je sens sur moi le mépris des Espagnols, comme une main de pierre. Partout et jusque dans ma maison. Mais ma mère est vieille et seule et elle a déjà tant pleuré...

MONTSERRAT, exalté. C'est la dernière chance. Si elle s’éteint, si Bolivar est pris ou s'il échoue, alors ce sera la nuit complète et pour toujours sur des millions et des millions d'hommes, d'un bout à l'autre de ce continent. Il faut sauver cette chance. Il le faut ! J'ai choisi. Je crois que j’ai raison. .. Je le crois. … Je veux le croire !...

LE POTIER
Assez ! Assez ! Tout cela est absurdeillogique, idiot ! Tout cela est criminel ! Assez ! Ils vont nous tuer ! Il faut qu’il parle !

LA MERE, alarmée
C'est vrai! L’heure passe! Ah! Seigneur!

LE COMÉDIEN, frénétiquementnerveusement
Oui, il faut qu'il parle ! Vite ou, sinon, malheur sur nous ! Que faire, vous autres?

LA MERE. pour elle—même.
Pablito a dû déjà se réveiller. Il doit crier, à présent! (À Montserrat.) Je t'en supplie! Regarde! Mes seins sont lourds de lait ! Je ne peux plus rester ici…

LE COMEDIEN, prêt à pleurer.
Il faut faire quelque chose! Mais faites quelque chose! Parlez—lui !

LE MARCHAND, résolumentfermement.
Écoute ! Je suis riche ! Je te donne tout ce que j'ai. Avec ma fortune, tu pourras continuer la guerre. Bolivar peut disparaître. Toi, tu pourras continuer. J'ai des fermes, des troupeaux. Tu pourras armer beaucoup d’hommes contre les Espagnols. Je te le dis devant témoins !

LE POTIER
Accepte! Accepte donc! Tu seras riche! Tu es jeune! Que t'importent les autres ! Tu pourras partir en Europe! Avec cette fortune, tu seras maître de ta vie. Dis que tu acceptes ! Nous sommes tous témoins ! Nous avons tous entendu ! Il a promis !

MONTSERRAT, avec simplicité.
Que j’accepte ou non de livrer Bolivar, les Espagnols ne me relâcheront jamais !

LE POTIER, fou de terreur et de colère.
Tuons-le ! Il faut l’étrangler ! Il n’aura rien dit, mais, puisqu'il sera mort, on ne pourra rien exiger de nous! Aidez-moi! Il faut le tuer!

LE MARCHAND
Il faut le tuer! Il a raison !

Ils se ruent sur Montserrat. Courte lutte.

LE COMÉDIEN tente de les retenir en hurlant
Non ! pas cela ! Ils nous châtierontpuniront ! Ils nous tortureront ! Pas cela !



  • Acte II, scène 2