Les fourberies de SCAPIN, de Molière, 1671

Acte I scène 4

ARGANTE, SCAPIN, SILVESTRE.

ARGANTE, se croyant seul. A-t-on jamais ouïentendu parler d’une action pareille à celle-là ?

SCAPIN, à Silvestre. Il a déjà appris l’affaireest déjà au courant, et elle lui tient si fort en tête que tout seul il en parle haut.

ARGANTE, se croyant seul. Voilà une témérité, imprudence, audace bien grande !

SCAPIN : Écoutons-le un peu.

ARGANTE, se croyant seul. Je voudrais bien savoir ce qu’ils me pourront dire sur ce beau mariage.

SCAPIN, à part. Nous y avons songédéjà pensé, déjà réfléchi.

ARGANTE, se croyant seul. TâcherontEssaieront-ils de me nier la chose ?

SCAPIN, à part. Non, nous n’y pensons pas.

ARGANTE, se croyant seul. Ou s’ils entreprendronttenteront, essaieront de l’excuser ?

SCAPIN, à part. Celui-là se pourra faireC'est possible.

ARGANTE, se croyant seul. Prétendront-ils m’amuserme tromper par des contes en l’airdes histoires, des mensonges ?

SCAPIN, à part. Peut-être.

ARGANTE, se croyant seul. Tous leurs discours seront inutiles.

SCAPIN, à part. Nous allons voir.

ARGANTE, se croyant seul. Ils ne m’en donneront point à garderne me tromperont pas, ne me manipuleront pas.

SCAPIN, à part. Ne jurons de rienOn verra.

ARGANTE, se croyant seul. Je saurai mettre mon pendardmauvais, irrespectueux de fils en lieu de sûreté.

SCAPIN, à part. Nous y pourvoirons.

ARGANTE, se croyant seul. Et pour le coquin de Silvestre, je le rouerai de coupsfrapperai.

SILVESTRE, à Scapin. J’étais bien étonné s’il m’oubliait.

ARGANTE, apercevant Silvestre. Ah ! ah ! vous voilà donc, sage(ironique) gouverneur de famille, beau(ironique) directeur de jeunes gens.

SCAPIN : Monsieur, je suis ravi de vous voir de retour.

ARGANTE : Bonjour, Scapin. À Silvestre. Vous avez suivi mes ordres vraiment d’une belle manière(ironique), et mon fils s’est comporté forttrès sagement(ironique) pendant mon absence.

SCAPIN : Vous vous portez bienVous allez bien, à ce que je vois ?

ARGANTE : Assez bien. À Silvestre. Tu ne dis motTu ne dis rien, tu restes silencieux, coquin, tu ne dis mot.

SCAPIN : Votre voyage a-t-il été bon ?

ARGANTE : Mon Dieu ! forttrès bon. Laisse-moi un peu querellerme fâcher, me disputer, me mettre en colère en repostranquillement.

SCAPIN : Vous voulez querellervous fâcher, vous disputer ?

ARGANTE : Oui, je veux quereller.

SCAPIN : Et qui, Monsieur ?

ARGANTE : Ce maraudcoquin (sens négatif), voyou-là.

SCAPIN : Pourquoi ?

ARGANTE : Tu n’as pas ouï parlerTu n'as pas entendu parler, tu n'es pas au courant de ce qui s’est passé danspendant mon absence ?

SCAPIN : J’ai bien ouïentendu parler de quelque petite chose.

ARGANTE : Comment quelque petite chose ! Une action de cette nature ?

SCAPIN : Vous avez quelque raison.

ARGANTE : Une hardiesse pareille à celle-là chose inacceptable ?

SCAPIN : Cela est vrai.

ARGANTE : Un fils qui se marie sans le consentementl'accord, l'autorisation de son père ?

SCAPIN : Oui, il y a quelque chose à dire à cela. Mais je serais d’avis que vous ne fissiez point de bruitne fassiez pas de scandale.

ARGANTE : Je ne suis pas de cet avis, moi, et je veux faire du bruit tout mon soûl. Quoi, tu ne trouves pas que j’aie tous les sujetstoutes les raisons du monde d’être en colère ?

SCAPIN : Si faitOui, c'est vrai, j’y ai d’abord été, moi, lorsque j’ai su la chose, et je me suis intéressé pour vousj'ai pris votre défense, votre point de vue, jusqu’à querellergronder votre fils. Demandez-lui un peu quelles belles réprimandescritiques, gronderies je lui ai faites, et comme je l’ai chapitrégrondé sur le peu de respect qu’il gardait à un père dont il devrait baiserembrasser les pas. On ne peut pas lui mieux parler, quand ce serait vous-même. Mais quoi ? je me suis rendu à la raison, et j’ai considérécompris, pensé,vu que dans le fond, il n’a pas tant de tort qu’on pourrait croire.

ARGANTE : Que me viens-tu conterracontes-tu ? Il n’a pas tant de tort de s’aller marier de but en blancsans réfléchir avec une inconnue ?

SCAPIN : Que voulez-vous ? il y a été poussé par sa destinée .

ARGANTE : Ah ! ah ! voici une raisonun argument la plus belle du monde. On n’a plus qu’à commettrefaire tous les crimes imaginables, tromper, voler, assassiner, et dire pour excuse qu’on y a été poussé par sa destinée.

SCAPIN : Mon Dieu ! vous prenez mes paroles trop en philosophe. Je veux dire qu’il s’est trouvé fatalement engagé dans cette affaire.

ARGANTE : Et pourquoi s’y engageait-il ?

SCAPIN : Voulez-vous qu’il soit aussi sage que vous ? Les jeunes gens sont jeunes, et n’ont pas toute la prudence qu’il leur faudrait, pour ne rien faire que de raisonnablefaire seulement des choses raisonnables : témoinpar exemple notre Léandre, qui malgré toutes mes leçons, malgré toutes mes remontrancescritiques, conseils, est allé faire de son côté pispire encore que votre fils. Je voudrais bien savoir si vous-même n’avez pas été jeune, et n’avez pas dans votre tempsà votre époque, fait des fredainesfolies, bêtises comme les autres. J’ai ouï direJ'ai entendu dire, On m'a dit, moi, que vous avez été autrefois un compagnon parmi les femmes, que vous faisiez de votre drôle avec les plus galantesséduisiez les femmes de ce temps-là, et que vous n’en approchiez point que vous ne poussassiez à bout.

ARGANTE : Cela est vrai. J’en demeure d’accordJe suis d'accord, je le reconnais ; mais je m’en suis toujours tenu à la galanterieséduction, et je n’ai pointpas été jusqu’à faire ce qu’il a fait.

SCAPIN : Que vouliez-vous qu’il fît ? Il voit une jeune personne qui lui veut du bien (car il tient deest comme vous, d’être aimé de toutes les femmes). Il la trouve charmantemignonne, jolie, agréable. Il lui rend des visites, lui conteraconte des douceurs, soupire galamment, fait le passionné . Elle se rend à sa poursuitecède, accepte. Il pousse sa fortunechance. Le voilà surpris avec elle par ses parents, qui, la force à la main, le contraignent deobligent à l’épouser.

SILVESTRE, à part. L’habile fourbemanipulateur, menteur que voilà !

SCAPIN : Eussiez-vous vouluVous auriez voulu qu’il se fût laissé tuer ? Il vaut mieux encore être marié qu’être mort.

ARGANTE : On ne m’a pas dit que l’affaire se soit ainsi passée.

SCAPIN : Demandez-lui plutôt : Il ne vous dira pas le contraire.

ARGANTE : C’est par force qu’il a été marié ?

SILVESTRE : Oui, Monsieur.

SCAPIN : Voudrais-je vous mentir ?

ARGANTE : Il devait donc aller tout aussitôt protester deporter plainte pour violence chez un notaire.

SCAPIN : C’est ce qu’il n’a pas voulu faire.

ARGANTE : Cela m’aurait donné plus de facilité à rompreannuler, briser, casser ce mariage.

SCAPIN : Rompre ce mariage !

ARGANTE : Oui.

SCAPIN : Vous ne le romprez pointannulerez pas.

ARGANTE : Je ne le romprai point ?

SCAPIN : Non.

ARGANTE : Quoi ? je n’aurai pas pour moi les droits de père, et la raison dela justice contre la violence qu’on a faite à mon fils ?

SCAPIN : C’est une chose dont il ne demeurerasera pas d’accord.

ARGANTE : Il n’en demeurera pas d’accord ?

SCAPIN : Non.

ARGANTE : Mon fils ?

SCAPIN : Votre fils. Voulez-vous qu’il confesseavoue qu’il ait été capable de crainte, et que ce soit par force qu’on lui ait fait faire les choses ? Il n’a garde d’n'osera pas aller avouer cela. Ce serait se faire tort, et se montrer indignehonteux d’un père comme vous.

ARGANTE : Je me moque de cela.

SCAPIN : Il faut, pour son honneur , et pour le vôtre, qu’il dise dans le mondepartout, publiquement que c’est de bon gréen acceptant, en étant d'accord qu’il l’a épousée.

ARGANTE : Et je veux moi, pour mon honneur et pour le sien, qu’il dise le contraire.

SCAPIN : Non, je suis sûr qu’il ne le fera pas.

ARGANTE : Je l’y forcerai bien.

SCAPIN : Il ne le fera pas, vous dis-je.

ARGANTE : Il le fera, ou je le déshériteraiexclurai de mon héritage = après ma mort, je ne lui donnerai pas mon argent.

SCAPIN: Vous ?

ARGANTE : Moi.

SCAPIN : Bon.

ARGANTE : Comment, bon ?

SCAPIN : Vous ne le déshériterez point.

ARGANTE : Je ne le déshériterai point ?

SCAPIN : Non.

ARGANTE : Non ?

SCAPIN : Non.

ARGANTE : Hoy ! Voici qui est plaisantdrôle : je ne déshériterai pas mon fils.

SCAPIN : Non, vous dis-je.

ARGANTE : Qui m’en empêchera ?

SCAPIN : Vous-même.

ARGANTE : Moi ?

SCAPIN : Oui. Vous n’aurez pas ce cœur-làn'oserez pas, ne serez pas assez méchant.

ARGANTE : Je l’aurai.

SCAPIN : Vous vous moquez.

ARGANTE : Je ne me moque point.

SCAPIN : La tendresse paternelle fera son office.va vous adoucir

ARGANTE : Elle ne fera rien.

SCAPIN : Oui, oui.

ARGANTE : Je vous dis que cela sera.

SCAPIN : BagatellesJe ne vous crois pas.

ARGANTE : Il ne faut point dire bagatelles"n'importe quoi".

SCAPIN : Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturellement.

ARGANTE : Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux. Finissons ce discours qui m’échauffe la bilem'énerve. (À Silvestre) Va-t’en, pendard, va-t’en me chercher mon friponmon mauvais fils, tandis que j’irai rejoindre le seigneur Géronte, pour lui conter ma disgrâceraconter mon malheur.

SCAPIN : Monsieur, si je vous puisje peux vous> être utile en quelque chose, vous n’avez qu’à me commander.

ARGANTE : Je vous remercie. (À part) Ah ! pourquoi faut-il qu’il soit fils unique ! et que n’ai-je à cette heurepourquoi je n'ai plus maintenant la fille que le Ciel m’a ôtéeenlevée, pour la faire mon héritière !


Acte II, scène 1