Les fourberies de SCAPIN, de Molière, 1671

Acte II, scène 1

GÉRONTE, ARGANTE.

GÉRONTE : Oui, sans doute, par le temps qu’il fait, nous aurons ici nos gens aujourd’hui ; et un matelot qui vient de Tarente m’a assuré qu’il avait vu mon homme qui était près de s’embarquer. Mais l’arrivée de ma fille trouvera les choses mal disposées à ce que nous nous proposions ; et ce que vous venez de m’apprendre de votre fils rompt étrangement les mesures que nous avions prises ensemble.

ARGANTE : Ne vous mettez pas en peine : je vous réponds de renverser tout cet obstacle, et j’y vais travailler de ce pas.

GÉRONTE : Ma foi ! seigneur ARGANTE, voulez-vous que je vous dise ? l’éducation des enfants est une chose à quoi il faut s’attacher fortement.

ARGANTE : Sans doute. À quel propos cela ?

GÉRONTE : À propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur donnent.

ARGANTE : Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?

GÉRONTE : Ce que je veux dire par là ?

ARGANTE : Oui.

GÉRONTE : Que si vous aviez en brave père, bien morigéné votre fils, il ne vous aurait pas joué le tour qu’il vous a fait.

ARGANTE : Fort bien. De sorte donc que vous avez bien mieux morigéné le vôtre ?

GÉRONTE : Sans doute, et je serais bien fâché qu’il m’eût rien fait approchant de cela.

ARGANTE : Et si ce fils que vous avez, en brave père, si bien morigéné, avait fait pis encore que le mien ? eh ?

GÉRONTE : Comment ?

ARGANTE : Comment ?

GÉRONTE : Qu’est-ce que cela veut dire ?

ARGANTE : Cela veut dire, Seigneur Géronte, qu’il ne faut pas être si prompt à condamner la conduite des autres; et que ceux qui veulent gloser doivent bien regarder chez eux s’il n’y a rien qui cloche.

GÉRONTE : Je n’entends point cette énigme.

ARGANTE : On vous l’expliquera.

GÉRONTE : Est-ce que vous auriez ouï dire quelque chose de mon fils ?

ARGANTE : Cela se peut faire.

GÉRONTE : Et quoi encore ?

ARGANTE : Votre Scapin, dans mon dépit, ne m’a dit la chose qu’en gros ; et vous pourrez de lui, ou de quelque autre, être instruit du détail. Pour moi, je vais vite consulter un avocat, et aviser des biais que j’ai à prendre. Jusqu’au revoir.

Acte II, Scène 2

LÉANDRE, GÉRONTE.

GÉRONTE, seul. Que pourrait-ce être que cette affaire-ci ? Pis encore que le sien ? Pour moi, je ne vois pas ce que l’on peut faire de pis ; et je trouve que se marier sans le consentement de son père est une action qui passe tout ce qu’on peut s’imaginer. Ah ! vous voilà.

LÉANDRE, en courant à lui pour l’embrasser. Ah ! mon père, que j’ai de joie de vous voir de retour !

GÉRONTE, refusant de l’embrasser. Doucement. Parlons un peu d’affaire.

LÉANDRE : Souffrez que je vous embrasse, et que…

GÉRONTE, le repoussant encore. Doucement, vous dis-je.

LÉANDRE : Quoi ? vous me refusez, mon père, de vous exprimer mon transport par mes embrassements !

GÉRONTE : Oui, nous avons quelque chose à démêler ensemble.

LÉANDRE : Et quoi ?

GÉRONTE : Tenez-vous, que je vous voie en face.

LÉANDRE : Comment ?

GÉRONTE : Regardez-moi entre deux yeux.

LÉANDRE : Hé bien ?

GÉRONTE : Qu’est-ce donc qui s’est passé ici ?

LÉANDRE : Ce qui s’est passé ?

GÉRONTE : Oui. Qu’avez-vous fait pendant mon absence ?

LÉANDRE : Que voulez-vous, mon père, que j’aie fait ?

GÉRONTE : Ce n’est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c’est que vous avez fait.

LÉANDRE : Moi, je n’ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.

GÉRONTE : Aucune chose ?

LÉANDRE : Non.

GÉRONTE : Vous êtes bien résolu.

LÉANDRE : C’est que je suis sûr de mon innocence.

GÉRONTE : Scapin pourtant a dit de vos nouvelles.

LÉANDRE : Scapin !

GÉRONTE : Ah ! ah ! ce mot vous fait rougir.

LÉANDRE : Il vous a dit quelque chose de moi ?

GÉRONTE : Ce lieu n’est pas tout à fait propre à vider cette affaire, et nous allons l’examiner ailleurs. Qu’on se rende au logis. J’y vais revenir tout à l’heure. Ah ! traître, s’il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils, et tu peux bien pour jamais te résoudre à fuir de ma présence.