GÉRONTE : Oui, sans doute, par le temps qu’il fait, nous aurons ici nos gens aujourd’hui ; et un matelot qui vient de Tarente m’a assuré qu’il avait vu mon homme qui était près de s’embarquer. Mais l’arrivée de ma fille trouvera les choses mal disposées à ce que nous nous proposions ; et ce que vous venez de m’apprendre de votre fils rompt étrangement les mesures que nous avions prises ensemble.
ARGANTE : Ne vous mettez pas en peine : je vous réponds de renverser tout cet obstacle, et j’y vais travailler de ce pas.
GÉRONTE : Ma foi ! seigneur ARGANTE, voulez-vous que je vous dise ? l’éducation des enfants est une chose à quoi il faut s’attacher fortement.
ARGANTE : Sans doute. À quel propos cela ?
GÉRONTE : À propos de ce que les mauvais déportements des jeunes gens viennent le plus souvent de la mauvaise éducation que leurs pères leur donnent.
ARGANTE : Cela arrive parfois. Mais que voulez-vous dire par là ?
GÉRONTE : Ce que je veux dire par là ?
ARGANTE : Oui.
GÉRONTE : Que si vous aviez en brave père, bien morigéné votre fils, il ne vous aurait pas joué le tour qu’il vous a fait.
ARGANTE : Fort bien. De sorte donc que vous avez bien mieux morigéné le vôtre ?
GÉRONTE : Sans doute, et je serais bien fâché qu’il m’eût rien fait approchant de cela.
ARGANTE : Et si ce fils que vous avez, en brave père, si bien morigéné, avait fait pis encore que le mien ? eh ?
GÉRONTE : Comment ?
ARGANTE : Comment ?
GÉRONTE : Qu’est-ce que cela veut dire ?
ARGANTE : Cela veut dire, Seigneur Géronte, qu’il ne faut pas être si prompt à condamner la conduite des autres; et que ceux qui veulent gloser doivent bien regarder chez eux s’il n’y a rien qui cloche.
GÉRONTE : Je n’entends point cette énigme.
ARGANTE : On vous l’expliquera.
GÉRONTE : Est-ce que vous auriez ouï dire quelque chose de mon fils ?
ARGANTE : Cela se peut faire.
GÉRONTE : Et quoi encore ?
ARGANTE : Votre Scapin, dans mon dépit, ne m’a dit la chose qu’en gros ; et vous pourrez de lui, ou de quelque autre, être instruit du détail. Pour moi, je vais vite consulter un avocat, et aviser des biais que j’ai à prendre. Jusqu’au revoir.
GÉRONTE, seul. Que pourrait-ce être que cette affaire-ci ? Pis encore que le sien ? Pour moi, je ne vois pas ce que l’on peut faire de pis ; et je trouve que se marier sans le consentement de son père est une action qui passe tout ce qu’on peut s’imaginer. Ah ! vous voilà.
LÉANDRE, en courant à lui pour l’embrasser. Ah ! mon père, que j’ai de joie de vous voir de retour !
GÉRONTE, refusant de l’embrasser. Doucement. Parlons un peu d’affaire.
LÉANDRE : Souffrez que je vous embrasse, et que…
GÉRONTE, le repoussant encore. Doucement, vous dis-je.
LÉANDRE : Quoi ? vous me refusez, mon père, de vous exprimer mon transport par mes embrassements !
GÉRONTE : Oui, nous avons quelque chose à démêler ensemble.
LÉANDRE : Et quoi ?
GÉRONTE : Tenez-vous, que je vous voie en face.
LÉANDRE : Comment ?
GÉRONTE : Regardez-moi entre deux yeux.
LÉANDRE : Hé bien ?
GÉRONTE : Qu’est-ce donc qui s’est passé ici ?
LÉANDRE : Ce qui s’est passé ?
GÉRONTE : Oui. Qu’avez-vous fait pendant mon absence ?
LÉANDRE : Que voulez-vous, mon père, que j’aie fait ?
GÉRONTE : Ce n’est pas moi qui veux que vous ayez fait, mais qui demande ce que c’est que vous avez fait.
LÉANDRE : Moi, je n’ai fait aucune chose dont vous ayez lieu de vous plaindre.
GÉRONTE : Aucune chose ?
LÉANDRE : Non.
GÉRONTE : Vous êtes bien résolu.
LÉANDRE : C’est que je suis sûr de mon innocence.
GÉRONTE : Scapin pourtant a dit de vos nouvelles.
LÉANDRE : Scapin !
GÉRONTE : Ah ! ah ! ce mot vous fait rougir.
LÉANDRE : Il vous a dit quelque chose de moi ?
GÉRONTE : Ce lieu n’est pas tout à fait propre à vider cette affaire, et nous allons l’examiner ailleurs. Qu’on se rende au logis. J’y vais revenir tout à l’heure. Ah ! traître, s’il faut que tu me déshonores, je te renonce pour mon fils, et tu peux bien pour jamais te résoudre à fuir de ma présence.