LA VÉNUS D’ILLE

de Prosper Mérimée, 1837

Partie 7: la partie de jeu de paume

Dès huit heures j’étais assis devant la Vénus, un crayon à la main, recommençant pour la vingtième fois la tête de la statue, sans pouvoir parvenirréussir à en saisirdessiner l’expression.
M. de Peyrehorade allait et venait autour de moi, me donnait des conseils, me répétait ses étymologies phéniciennes ; puis disposait des roses du Bengale sur le piédestal de la statue, et d’un ton tragi-comique lui adressait des voeux pour le couple qui allait vivre sous son toit. Vers neuf heures il rentra pour songer à sa toilettesa tenue (vêtements) pour le mariage, et en même temps parutarriva M. Alphonse, bien serré dans un habit neuf, en gants blancs, soulierschaussures vernis, boutons ciselés, une rose à la boutonnièreaccrochée au bouton de sa chemise.
« Vous ferez le portrait de ma femme ? me dit-il en se penchant sur mon dessin. Elle est jolie aussi. »

En ce moment commençait, sur le jeu de paume dont j’ai parlé, une partie qui, sur-le-champimmédiatement, attira l’attention de M. Alphonse. Et moi, fatigué, et désespérant de rendreréussir à dessiner cette diabolique figure, je quittai bientôt mon dessin pour regarder les joueurs. Il y avait parmi eux quelques muletiers personnes qui transportent des marchandises à dos de mules espagnols arrivés de la veille. C’étaient des Aragonaisoriginaires de l'Aragon, région espagnole et des Navarroisoriginaires de la Navarre, région espagnole, presque tous d’une adressetrès forts au jeu de paume merveilleuse. Aussi les Illois, bien qu’encouragés par la présence et les conseils de M. Alphonse, furent-ils assez promptementrapidement battus par ces nouveaux champions. Les spectateurs nationaux étaient consternéstrès déçus, désespérés.

M. Alphonse regarda à sa montre. Il n’était encore que neuf heures et demie. Sa mère n’était pas coiffée. Il n’hésita plus : il ôtaenleva son habit, demanda une veste, et défialança un défi aux les Espagnols. Je le regardais faire en souriant, et un peu surpris.
« Il faut soutenir l’honneur du pays », dit-il.
Alors je le trouvai vraiment beau. Il était passionné. Sa toilette, qui l’occupait si fort tout à l’heure, n’était plus rien pour lui. Quelques minutes avant il eût craintaurait eu peur de tourner la tête de peur de déranger sa cravate. Maintenant il ne pensait plus à ses cheveux frisés ni à son jabot si bien plissé. Et sa fiancée ?… Ma foi, si cela eût été nécessaire, il aurait, je crois, fait ajournerreporter, changer la date de le mariage. Je le vis chausser à la hâte une paire de sandales, retrousserremonter ses manches, et, d’un air assuré, se mettre à la tête du parti vaincu, comme César ralliant ses soldats à Dyrrachium. Je sautai la haie, et me plaçai commodémentconfortablement à l’ombre d’un micocoulier, de façon à bien voir les deux camps.

Contre l’attente générale A la surprise de tous, M. Alphonse manquan'attrapa pas la première balle ; il est vrai qu’elle vint rasant la terre et lancée avec une force surprenante par un Aragonais qui paraissait être le chef des Espagnols.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, sec et nerveux, haut de six pieds, et sa peau olivâtresombre avait une teinte presque aussi foncée que le bronze de la Vénus.

M. Alphonse jeta sa raquette à terre avec fureurgrande colère. «C’est cette maudite bague, s’écria-t-il, qui me serre le doigt, et me fait manquer une balle sûre ! »
Il ôtaenleva, non sans peinedifficilement, sa bague de diamants : je m’approchais pour la recevoirprendre, garder ; mais il me prévintfit plus vite que moi, courut à la Vénus, lui passa la bague au doigt annulaire, et reprit son postesa place à la tête des Illois. Il était pâle, mais calme et résoludécidé. Dès lors il ne fit plus une seule faute, et les Espagnols furent battus complètement.

Ce fut un beau spectacle que l’enthousiasmela grande joie des spectateurs : les uns poussaient mille cris de joie en jetant leurs bonnets en l’air ; d’autres lui serraient les mains, l’appelant l’honneur du pays. S’il eût repoussé une invasion, je doute qu’il eût reçu des félicitations plus vives et plus sincères. Le chagrin des vaincus ajoutait encore à l’éclat de sa victoire.
« Nous ferons d’autres parties, mon brave, dit-il à l’Aragonais d’un ton de supériorité ; mais je vous rendrai des points. »
J’aurais désiré que M. Alphonse fût plus modeste, et je fus presque peiné de l’humiliation de son rivaladversaire.
Le géant espagnol ressentit profondément cette insulte. Je le vis pâlir sous sa peau basanéemate, bronzée, brune. Il regardait d’un air morne sa raquette en serrant les dents ; puis, d’une voix étouffée, il dit tout bas : Me lo pagarásTu me le paieras.

La voix de M. de Peyrehorade troubla le triomphela fête de la victoire de son fils ; mon hôte, fort étonné de ne point le trouver présidantdirigeant aux apprêtsla préparation de la calèche neuve, le fut bien plus encore en le voyant tout en sueurtranspirant, la raquette à la main. M. Alphonse courut à la maison, se lava la figure et les mains, remit son habit neuf et ses souliers vernis, et cinq minutes après nous étions au grand trot sur la route de Puygarrig. Tous les joueurs de paume de la ville et grand nombre de spectateurs nous suivirent avec des cris de joie. À peine les chevaux vigoureuxforts qui nous traînaient pouvaient-ils maintenir leur avance sur ces intrépidescourageux Catalans.


Partie 8

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Mars 2005