LA VÉNUS D’ILLE

de Prosper Mérimée, 1837

Parie 8 : la noce

    

Nous étions à Puygarrig, et le cortègele groupe des invités à la noce allait se mettre en marche pour la mairie, lorsque M. Alphonse, se frappant le front, me dit tout bas :
« Quelle brioche ! J’ai oublié la bague ! Elle est au doigt de la Vénus, que le diable puisse emporter ! Ne le dites pas à ma mère au moins. Peut-être qu’elle ne s’apercevra de rien.
– Vous pourriez envoyer quelqu’un, lui dis-je.
– Bah ! mon domestique est resté à Ille. Ceux-ci, je ne m’y fie guèreje n'ai pas confiance. Douze cents francs de diamants ! cela pourrait en tenter plus d’un. D’ailleurs que penserait-on ici de ma distraction ? Ils se moqueraient trop de moi. Ils m’appelleraient le mari de la statue… Pourvu qu’j'espère queon ne me la vole pas ! Heureusement que l’idole fait peur à mes coquins. Ils n’osent l’approcher à longueur de bras. Bah ! ce n’est rien ; j’ai une autre bague. »

Les deux cérémonies civile et religieuse s’accomplirent avec la pompe convenable ; et mademoiselle de Puygarrig reçut l’anneau d’une modiste de Paris, sans se douter que son fiancé lui faisait le sacrifice d’un gage amoureux. Puis on se mit à table, où l’on but, mangea, chanta même, le tout fort longuement. Je souffrais pour la mariée de la grosse joie qui éclatait autour d’elle ; pourtant elle faisait meilleure contenance que je ne l’aurais espéré, et son embarrassa gêne n’était ni de la gaucherie ni de l’affectation.
Peut-être le courage vient-il avec les situations difficiles.

Le déjeuner terminé quand il plut à Dieu, il était quatre heures ; les hommes allèrent se promener dans le parc, qui était magnifique, ou regardèrent danser sur la pelouse du château les paysannes de Puygarrig, paréesvêtus de leurs habits de fête. De la sorte, nous employâmes quelques heures. Cependant les femmes étaient fort empresséesoccupées autour de la mariée, qui leur faisait admirer sa corbeille. Puis elle changea de toilettevêtements, et je remarquai qu’elle couvrit ses beaux cheveux d’un bonnet et d’un chapeau à plumes, car les femmes n’ont rien de plus pressé que de prendre, aussitôt qu’elles le peuvent, les parures que l’usage leur défend de porter quand elles sont encore demoiselles.

Il était près de huit heures quand on se disposase prépara à partir pour Ille. Mais d’abord eut lieu une scène pathétiquetriste. La tante de mademoiselle de Puygarrig, qui lui servait de mère, femme très âgée et fort dévotecroyante, très respectueuse de la religion, ne devait pointpas aller avec nous à la ville. Au départ, elle fit à sa nièce un sermon touchant sur ses devoirs d’épouse, duquel sermon résulta un torrent de larmes et des embrassements sans fin. M. de Peyrehorade comparait cette séparation à l’enlèvement des Sabines. Nous partîmes pourtant, et, pendant la route, chacun s’évertuafit des efforts pour distrairechanger les idées de la mariée et la faire rire ; mais ce fut en vaincela ne marcha pas, ce fut inutile.

À Ille, le souper nous attendait, et quel souper ! Si la grosse joie du matin m’avait choqué, je le fus bien davantagebeaucoup plus des équivoques et des plaisanteries dont le marié et la mariée surtout furent l’objet. Le marié, qui avait disparu un instant avant de se mettre à table, était pâle et d’un sérieux de glace. Il buvait à chaque instant du vieux vin de Collioure presque aussi fort que de l’eau-de-viealcool très fort. J’étais à côté de lui, et me crus obligé de l’avertir :
« Prenez gardeFaites attention ! on dit que le vin… »
Je ne sais quelle sottise je lui dis pour me mettre à l’unisson des convives.
Il me poussa le genou, et très bas il me dit :
« Quand on se lèvera de table…, que je puisse vous dire deux mots. »
Son ton solennelsérieux me surprit. Je le regardai plus attentivement, et je remarquai l’étrange altérationchangement de ses traitsson visage.
« Vous sentez-vous indisposémalade, souffrant ? lui demandai-je.
– Non. »
Et il se remit à boire.

Cependant, au milieu des cris et des battements de mains, un enfant de onze ans, qui s’était glissé sous la table, montrait aux assistants un joli ruban blanc et rose qu’il venait de détacher de la cheville de la mariée. On appelle cela sa jarretière. Elle fut aussitôt coupée par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usageune habitude ancienne qui se conserve encore dans quelques familles patriarcales. Ce fut pour la mariée une occasion de rougir jusqu’au blanc des yeux. Mais son troublesa gêne, sa honte fut au comblemaximum lorsque M. de Peyrehorade, ayant réclamé le silence, lui chanta quelques vers catalans, impromptusimprovisés, non préparés, disait-il. En voici le sens, si je l’ai bien compris :
« Qu’est-ce donc, mes amis ? Le vin que j’ai bu me fait-il voir double ? Il y a deux Vénus ici… »
Le marié tourna brusquement la tête d’un air effaré, qui fit rire tout le monde.
« Oui, poursuivit M. de Peyrehorade, il y a deux Vénus sous mon toitchez moi, dans ma maison. L’une, je l’ai trouvée dans la terre comme une truffe ; l’autre, descendue des cieuxdu ciel, vient de nous partager sa ceinture.»
Il voulait dire sa jarretière.
« Mon fils, choisis de la Vénus romaine ou de la catalane celle que tu préfères. Le maraud prend la catalane, et sa part est la meilleure. La romaine est noire, la catalane est blanche. La romaine est froide, la catalane enflamme tout ce qui l’approche. »

Cette chute excita un tel hourra, des applaudissements si bruyants et des rires si sonores, que je crus que le plafond allait nous tomber sur la tête. Autour de la table il n’y avait que trois visages sérieux, ceux des mariés et le mien. J’avais un grand mal de tête ; et puis, je ne sais pourquoi, un mariage m’attriste toujours.
Celui-là, en outre, me dégoûtait un peu.
Les derniers coupletsparoles d'une chanson ayant été chantés par l’adjoint du maire, et ils étaient fort lestes avec des allusions sexuelles, je dois le dire, on passa dans le salon pour jouirvoir, profiter, assister du départ de la mariée, qui devait être bientôt conduite à sa chambre, car il était près de minuit.

M. Alphonse me tira dans l’embrasurel'ouverture d’une fenêtre, et me dit en détournant les yeux : « Vous allez vous moquer de moi… Mais je ne sais ce que j’ai… je suis ensorcelé ! le diable m’emporte ! »
La première pensée qui me vint fut qu’il se croyait menacé de quelque malheur du genre de ceux dont parlent Montaigne et madame de Sévigné : « Tout l’empire amoureux est plein d’histoires tragiques », etc. Je croyais que ces sortes d’accidents n’arrivaient qu’aux gens d’esprit, me dis-je à moi-même.
« Vous avez trop bu de vin de Collioure, mon cher monsieur Alphonse, lui dis-je. Je vous avais prévenu.
– Oui, peut-être. Mais c’est quelque chose de bien plus terrible.»
Il avait la voix entrecoupée. Je le crus tout à fait ivresaoul, l'esprit perdu par l'alcool.
« Vous savez bien mon anneauma bague de mariage ? poursuivit-ilcontinua-t-elle après un silence.
– Eh bien ! on l’a pris ?
– Non.
– En ce cas, vous l’avez ?
– Non… je… Je ne puis l’ôterpeux pas l'enlever du doigt de cette diable de Vénus.
– Bon ! vous n’avez pas tiré assez fort.
– Si fait… Mais la Vénus… elle a serré le doigt. »
Il me regardait fixement d’un air hagardperdu, s’appuyant à l’espagnolettela poignée de la fenêtre pour ne pas tomber.
« Quel conteQuelle histoire ! lui dis-je. Vous avez trop enfoncé l’anneau. Demain vous l’aurez avec des tenaillespinces. Mais prenez garde de gâterfaites attention de ne pas abîmer la statue.
– Non, vous dis-je. Le doigt de la Vénus est retiré, reployé resserré, refermé ; elle serre la main, m’entendez-vous ?… C’est ma femme, apparemment, puisque je lui ai donné mon anneau… Elle ne veut plus le rendre. »

J’éprouvai un frisson subitsoudain, et j’eus un instant la chair de poule. Puis, un grand soupir qu’il fit m’envoya une bouffée de vin, et toute émotion disparut.
Le misérable, pensai-je, est complètement ivre.
« Vous êtes antiquaire, monsieur, ajouta le marié d’un ton lamentable ; vous connaissez ces statues-là… il y a peut-être quelque ressort, quelque diablerie, que je ne connais point… Si vous alliez voir ?
VolontiersD'accord, bien sûr, dis-je. Venez avec moi.
– Non, j’aime mieux que vous y alliez seul. »
Je sortis du salon.

Le temps avait changé pendant le souper, et la pluie commençait à tomber avec force. J’allais demander un parapluie, lorsqu’une réflexion m’arrêta. Je serais un bien grand sotidiot, me dis-je, d’aller vérifier ce que m’a dit un homme ivrequi a bu trop d'alcool ! Peut-être, d’ailleurs, a-t-il voulu me faire quelque méchante plaisanterieblague, moquerie pour apprêter àfaire (faire rire) rire à ces honnêtes provinciaux ; et le moins qu’il puisse m’en arriver, c’est d’être trempé jusqu’aux oscomplètement mouillé et d’attraper un bon rhume.
De la porte je jetai un coup d’oeil sur la statue ruisselantemouillée par l'eau d'une forte pluie d’eau, et je montai dans ma chambre sans rentrer dans le salon.


Partie 9

Source du texte:
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
Mars 2005