La cloche du déjeuner interrompit cet entretiencette discussion classique,
et, de même que la veille, je fus obligé de manger comme quatre.
Puis vinrent des fermiers de M. de Peyrehorade ; et pendant
qu’il leur donnait audienceles écoutait, son fils me mena voir une calèche
qu’il avait achetée à Toulouse pour sa fiancée, et que j’admirai,
cela va sans direévidemment, bien sûr. Ensuite j’entrai avec lui dans l’écurie, où il me
tint une demi-heure à me vanter ses chevaux, à me faire leur
généalogie, à me conter les prix qu’ils avaient gagnés aux courses
du département. Enfin il en vint à me parler de sa futuresa future femme,
par la transition d’une jument grise qu’il lui destinaitvoulait lui donner.
« Nous la verrons aujourd’hui, dit-il. Je ne sais si vous la
trouverez jolie. Vous êtes difficiles, à Paris ; mais tout le monde,
ici et à Perpignan, la trouve charmante. Le bon, c’est qu’elle est
forttrès riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh ! je vais
être fort heureux. »
Je fus profondément choqué de voir un jeune homme paraître
plus touché de la dotl'argent de sa femme que des beaux yeux de sa future.
« Vous vous connaissez en bijoux, poursuivit M. Alphonse,
comment trouvez-vous ceci ? Voici l’anneau que je lui donnerai demain. »
En parlant ainsi, il tirait de la première phalange de son petit doigt une grosse bague enrichie de diamants, et formée de
deux mains entrelacéesmêlées, serrées ; allusion qui me parut infiniment poétique.
Le travail en était ancien, mais je jugeai qu’on l’avait retouchée
pour enchâsserajouter les diamants. Dans l’intérieur de la bague
se lisaient ces mots en lettres gothiques : Sempr’ab ti, c’est-à-
dire, "toujours avec toi".
« C’est une jolie bague, lui dis-je ; mais ces diamants ajoutés
lui ont fait perdre un peu de son caractère.
– Oh ! elle est bien plus belle comme cela, répondit-il en souriant. Il y a là pour douze cents francs de diamants. C’est ma
mère qui me l’a donnée. C’était une bague de famille, très ancienne…
du temps de la chevalerie. Elle avait servi à ma grand-mère,
qui la tenait de la sienne. Dieu sait quand cela a été fait.
– L’usageL'habitude à Paris, lui dis-je, est de donner un anneau tout
simple, ordinairementhabituellement composé deavec deux métaux différents,
comme de l’or et du platine. Tenez, cette autre bague, que vous
avez à ce doigt, serait fort convenable. Celle-ci, avec ses diamants
et ses mains en relief, est si grosse qu’on ne pourrait
mettre un gant par-dessus.
– Oh ! madame Alphonse s’arrangera comme elle voudra.
Je crois qu’elle sera toujours bien contente de l’avoir. Douze
cents francs au doigt, c’est agréable. Cette petite bague-là, ajouta-
t-il en regardant d’un air de satisfaction l’anneau tout uni
qu’il portait à la main, celle-là, c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi grascarnaval. Ah ! comme je m’en suis donné quand j’étais à Paris, il y a deux ans ! C’est là qu’on s’amuse !… » Et il soupira de regret.
Nous devions dîner ce jour-là à Puygarrig, chez les parents de la future ; nous montâmes en calèche, et nous nous rendîmes(se rendre= aller)
au château éloigné d’Ille d’environ une lieue et demie. Je fus
présenté et accueilli comme l’ami de la famille. Je ne parlerai
pas du dîner ni de la conversation qui s’ensuivit, et à laquelle je
pris peu de partparticipai peu. M. Alphonse, placé à côté de sa future, lui disait
un mot à l’oreille tous les quarts d’heure. Pour elle, elle ne
levait guèrepas les yeux, et, chaque fois que son prétendufutur mari lui parlait,
elle rougissait avec modestie, mais lui répondait sans embarras.
Mademoiselle de Puygarrig avait dix-huit ans ; sa taille
souple et délicate contrastait avecs'opposait à les formes osseuses de son
robustefort, solide fiancé. Elle était non seulement belle, maisbelle et séduisante.
J’admirais le naturel parfait de toutes ses réponses ; et son air
de bonté, qui pourtant n’était pas exempt d’avaitune légère teinte de
malice, me rappela, malgré moi, la Vénus de mon hôte. Dans cette comparaison que je fis en moi-même, je me demandais si
la supériorité de beauté qu’il fallait bien accorder à la statue ne
tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse ; car
l’énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en
nous un étonnement et une espèce d’admiration involontaire.
« Quel dommage, me dis-je en quittant Puygarrig, qu’une
si aimable personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme indigne d’ moins bien qu'elle, inférieur à elleelle ! »
En revenant à Ille, et ne sachant trop que dire à madame de
Peyrehorade, à qui je croyais convenablepoli d’adresser quelquefois
la parole :
« Vous êtes bien esprits forts en Roussillon ! m’écriai-je ;
comment, madame, vous faites un mariage un vendredi ! À Paris
nous aurions plus de superstitionpeur du malheur ; personne n’oserait prendre
femme un tel jour.
– Mon Dieu ! ne m’en parlez pas, me dit-elle, si cela n’avait
dépendu que de moisi j'avais décidé seule, certes on eût choisi un autre jour. Mais
Peyrehorade l’a voulu, et il a fallu lui céderle laisser décider. Cela me fait de la
peine pourtant. S’il arrivait quelque malheur ? Il faut bien qu’il
y ait une raison, car enfin pourquoi tout le monde a-t-il peur du
vendredi ?
– Vendredi ! s’écria son mari, c’est le jour de Vénus ! Bon jour pour un mariage ! Vous le voyez, mon cher collègue, je ne pense qu’à ma Vénus. D’honneur ! c’est à cause d’elle que j’ai choisi le vendredi. Demain, si vous voulez, avant la nocele mariage, nous
lui ferons un petit sacrificeune offrande (pour les dieux) ; nous sacrifierons deux palombesoiseaux, et
si je savais où trouver de l’encens…
– Fi donc, Peyrehorade ! interrompit sa femme scandalisée
au dernier point. Encenser une idole ! Ce serait une abominationhonte, scandale! Que dirait-on de nous dans le paysla région ?
– Au moins, dit M. de Peyrehorade, tu me permettras de lui mettre sur la tête une couronne de roses et de lis : Manibus date lilia plenisDonnez des lis à pleines mains..
Vous le voyez, monsieur, la charte est un vain mot. Nous n’avons pas la liberté des cultesde religion !»
Les arrangements du lendemain furent réglés de la manière suivante. Tout le monde devait être prêt et en toilettebien habillé (pour le mariage) à dix heures précises. Le chocolat pris, on se rendrait en voiture à Puygarrig. Le mariage civil devait se faire à la mairie du village, et la cérémonie religieuse dans la chapelle du château. Viendrait ensuite un déjeuner. Après le déjeuner on passerait le temps comme l’on pourrait jusqu’à sept heures. À sept heures, on retournerait à Ille, chez M. de Peyrehorade, où devaient souper les deux familles réunies. Le reste s’ensuit naturellement. Ne pouvant danser, on avait voulu manger le plus possible.
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Mars 2005