LA VÉNUS D’ILLE

de Prosper Mérimée, 1837

Partie 6 : les futurs mariés

La cloche du déjeuner interrompit cet entretiencette discussion classique, et, de même que la veille, je fus obligé de manger comme quatre. Puis vinrent des fermiers de M. de Peyrehorade ; et pendant qu’il leur donnait audienceles écoutait, son fils me mena voir une calèche qu’il avait achetée à Toulouse pour sa fiancée, et que j’admirai, cela va sans direévidemment, bien sûr. Ensuite j’entrai avec lui dans l’écurie, où il me tint une demi-heure à me vanter ses chevaux, à me faire leur généalogie, à me conter les prix qu’ils avaient gagnés aux courses du département. Enfin il en vint à me parler de sa futuresa future femme, par la transition d’une jument grise qu’il lui destinaitvoulait lui donner.
« Nous la verrons aujourd’hui, dit-il. Je ne sais si vous la trouverez jolie. Vous êtes difficiles, à Paris ; mais tout le monde, ici et à Perpignan, la trouve charmante. Le bon, c’est qu’elle est forttrès riche. Sa tante de Prades lui a laissé son bien. Oh ! je vais être fort heureux. »
Je fus profondément choqué de voir un jeune homme paraître plus touché de la dotl'argent de sa femme que des beaux yeux de sa future.

« Vous vous connaissez en bijoux, poursuivit M. Alphonse, comment trouvez-vous ceci ? Voici l’anneau que je lui donnerai demain. »
En parlant ainsi, il tirait de la première phalange de son petit doigt une grosse bague enrichie de diamants, et formée de deux mains entrelacéesmêlées, serrées ; allusion qui me parut infiniment poétique. Le travail en était ancien, mais je jugeai qu’on l’avait retouchée pour enchâsserajouter les diamants. Dans l’intérieur de la bague se lisaient ces mots en lettres gothiques : Sempr’ab ti, c’est-à- dire, "toujours avec toi".
« C’est une jolie bague, lui dis-je ; mais ces diamants ajoutés lui ont fait perdre un peu de son caractère.
– Oh ! elle est bien plus belle comme cela, répondit-il en souriant. Il y a là pour douze cents francs de diamants. C’est ma mère qui me l’a donnée. C’était une bague de famille, très ancienne… du temps de la chevalerie. Elle avait servi à ma grand-mère, qui la tenait de la sienne. Dieu sait quand cela a été fait.
L’usageL'habitude à Paris, lui dis-je, est de donner un anneau tout simple, ordinairementhabituellement composé deavec deux métaux différents, comme de l’or et du platine. Tenez, cette autre bague, que vous avez à ce doigt, serait fort convenable. Celle-ci, avec ses diamants et ses mains en relief, est si grosse qu’on ne pourrait mettre un gant par-dessus.
– Oh ! madame Alphonse s’arrangera comme elle voudra. Je crois qu’elle sera toujours bien contente de l’avoir. Douze cents francs au doigt, c’est agréable. Cette petite bague-là, ajouta- t-il en regardant d’un air de satisfaction l’anneau tout uni qu’il portait à la main, celle-là, c’est une femme à Paris qui me l’a donnée un jour de mardi grascarnaval. Ah ! comme je m’en suis donné quand j’étais à Paris, il y a deux ans ! C’est là qu’on s’amuse !… » Et il soupira de regret.

Nous devions dîner ce jour-là à Puygarrig, chez les parents de la future ; nous montâmes en calèche, et nous nous rendîmes(se rendre= aller) au château éloigné d’Ille d’environ une lieue et demie. Je fus présenté et accueilli comme l’ami de la famille. Je ne parlerai pas du dîner ni de la conversation qui s’ensuivit, et à laquelle je pris peu de partparticipai peu. M. Alphonse, placé à côté de sa future, lui disait un mot à l’oreille tous les quarts d’heure. Pour elle, elle ne levait guèrepas les yeux, et, chaque fois que son prétendufutur mari lui parlait, elle rougissait avec modestie, mais lui répondait sans embarras.

Mademoiselle de Puygarrig avait dix-huit ans ; sa taille souple et délicate contrastait avecs'opposait à les formes osseuses de son robustefort, solide fiancé. Elle était non seulement belle, maisbelle et séduisante. J’admirais le naturel parfait de toutes ses réponses ; et son air de bonté, qui pourtant n’était pas exempt d’avaitune légère teinte de malice, me rappela, malgré moi, la Vénus de mon hôte. Dans cette comparaison que je fis en moi-même, je me demandais si la supériorité de beauté qu’il fallait bien accorder à la statue ne tenait pas, en grande partie, à son expression de tigresse ; car l’énergie, même dans les mauvaises passions, excite toujours en nous un étonnement et une espèce d’admiration involontaire.
« Quel dommage, me dis-je en quittant Puygarrig, qu’une si aimable personne soit riche, et que sa dot la fasse rechercher par un homme indigne d’ moins bien qu'elle, inférieur à elleelle ! »

En revenant à Ille, et ne sachant trop que dire à madame de Peyrehorade, à qui je croyais convenablepoli d’adresser quelquefois la parole :
« Vous êtes bien esprits forts en Roussillon ! m’écriai-je ; comment, madame, vous faites un mariage un vendredi ! À Paris nous aurions plus de superstitionpeur du malheur ; personne n’oserait prendre femme un tel jour.
– Mon Dieu ! ne m’en parlez pas, me dit-elle, si cela n’avait dépendu que de moisi j'avais décidé seule, certes on eût choisi un autre jour. Mais Peyrehorade l’a voulu, et il a fallu lui céderle laisser décider. Cela me fait de la peine pourtant. S’il arrivait quelque malheur ? Il faut bien qu’il y ait une raison, car enfin pourquoi tout le monde a-t-il peur du vendredi ?
– Vendredi ! s’écria son mari, c’est le jour de Vénus ! Bon jour pour un mariage ! Vous le voyez, mon cher collègue, je ne pense qu’à ma Vénus. D’honneur ! c’est à cause d’elle que j’ai choisi le vendredi. Demain, si vous voulez, avant la nocele mariage, nous lui ferons un petit sacrificeune offrande (pour les dieux) ; nous sacrifierons deux palombesoiseaux, et si je savais où trouver de l’encens…
– Fi donc, Peyrehorade ! interrompit sa femme scandalisée au dernier point. Encenser une idole ! Ce serait une abominationhonte, scandale! Que dirait-on de nous dans le paysla région ?
– Au moins, dit M. de Peyrehorade, tu me permettras de lui mettre sur la tête une couronne de roses et de lis : Manibus date lilia plenisDonnez des lis à pleines mains.. Vous le voyez, monsieur, la charte est un vain mot. Nous n’avons pas la liberté des cultesde religion

Les arrangements du lendemain furent réglés de la manière suivante. Tout le monde devait être prêt et en toilettebien habillé (pour le mariage) à dix heures précises. Le chocolat pris, on se rendrait en voiture à Puygarrig. Le mariage civil devait se faire à la mairie du village, et la cérémonie religieuse dans la chapelle du château. Viendrait ensuite un déjeuner. Après le déjeuner on passerait le temps comme l’on pourrait jusqu’à sept heures. À sept heures, on retournerait à Ille, chez M. de Peyrehorade, où devaient souper les deux familles réunies. Le reste s’ensuit naturellement. Ne pouvant danser, on avait voulu manger le plus possible.



Partie 7

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Mars 2005