Il était grand jour quand je me réveillai. Auprès de mon lit
étaient d’un côté, M. de Peyrehorade, en robe de chambre ; de
l’autre, un domestiqueserviteur envoyé par sa femme, une tasse de chocolat
à la main.
« Allons, debout, Parisien ! Voilà bien mes paresseux de la
capitale ! disait mon hôte pendant que je m’habillais à la hâterapidement. Il
est huit heures, et encore au lit ! je suis levé, moi, depuis six
heures. Voilà trois fois que je monte ; je me suis approché de
votre porte sur la pointe du pieddoucement, sans bruit : personne, nulaucun signe de vie.
Cela vous fera mal de trop dormir à votre âge. Et ma Vénus que
vous n’avez pas encore vue ! Allons, prenez-moi vite cette tasse
de chocolat de Barcelone… Vraie contrebande(acheté clandestinement, sans payer les taxes)… Du chocolat
comme on n’en a pas à Paris. Prenez des forces, car lorsque vous
serez devant ma Vénus, on ne pourra plus vous en arracherséparer, éloigner.»
En cinq minutes je fus prêt, c’est-à-dire à moitié rasé, mal boutonnéles boutons de la chemise mal attachés, et brûlé par le chocolat que j’avalai bouillantbrûlant. Je descendis dans le jardin, et me trouvai devant une admirable statue.
C’était bien une Vénus, et d’une merveilleuse beauté. Elle avait le haut du corps nu, comme les Anciens représentaient d’ordinaire les grandes divinitésdieux ; la main droite, levée à la hauteur du sein, était tournée, la paumeintérieur de la main en dedans, le pouce et les deux premiers doigts étendus, les deux autres légèrement ployéspliés. L’autre main, rapprochée de la hanche, soutenait la draperiele tissu qui couvraitrecouvrait, cachait la partie inférieurebasse du corps.
Statue de Germanicus
L’attitude de
cette statue rappelait celle du Joueur de mourre qu’on désigne,
je ne sais trop pourquoi, sous le nom de Germanicus. Peut-être
avait-on voulu représentermontrer, sculpter la déesse jouant au jeu de mourre
Jeu de mourre
Quoi qu’il en soit, il est impossible de voir quelque chose de plus parfait que le corps de cette Vénus ; rien de plus suavetrès doux, de plus voluptueux que ses contoursformes de son corps ; rien de plus élégant et de plus noble que sa draperie. Je m’attendais àpensais voir quelque ouvrage du Bas-Empire ; je voyais un chef-d’oeuvre du meilleur temps de la statuaireépoque où les plus belles statues étaient sculptées. Ce qui me frappait surtout, c’était l’exquiseparfaite vérité des formes, en sorte qu’on aurait pu les croire moulées sur nature une vraie femme, si la nature produisaitfaisait d’aussi parfaits modèles.
La chevelure, relevée sur le front, paraissait avoir été doréeen or
autrefois. La tête, petite comme celle de presque toutes les statues
grecques, était légèrement inclinéepenchée en avant. Quant à la
figurele visage, jamais je ne parviendrai à exprimer son caractère
étrange, et dont le type ne se rapprochait de celui d’aucune statue
antique dont il me souvienne. Ce n’était point cette beauté
calme et sévère des sculpteurs grecs, qui, par système, donnaient
à tous les traits une majestueuse immobilité.
Ici, au
contraire, j’observais avec surprise l’intention marquée de
l’artiste de rendre la maliceméchanceté arrivant jusqu’à la méchanceté.
Tous les traits étaient contractés légèrement : les yeux un peu
obliquespenchés, en amandes, la bouche relevée des coins, les narines quelque peu
gonflées. Dédainmépris, ironie, cruauté, se lisaient sur ce visage d’une
incroyable beauté cependant. En vérité, plus on regardait cette
admirable statue, et plus on éprouvaitressentait le sentiment pénibledésagréable
qu’une si merveilleuse beauté pût s’allierse mélanger avec à l’absence de toute sensibilité.
« Si le modèle a jamais existé, dis-je à M. de Peyrehorade,
et je doute que le ciel ait jamais produit une telle femme, que je
plains ses amants ! Elle a dû se complairese réjouir à les faire mourir de désespoir. Il y a dans son expression quelque chose de féroceméchant, cruel, sadique, et
pourtant je n’ai jamais vu rien de si beau.
– C’est Vénus tout entière à sa proie attachée ! »
s’écria M. de Peyrehorade, satisfait de mon enthousiasme.
Cette expression d’ironie infernale était augmentée peut-être par le contraste de ses yeux incrustés d’argent et très brillants avec la patine d’un vert noirâtre que le temps avait donnée à toute la statue. Ces yeux brillants produisaient une certaine illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me souvins de ce que m’avait dit mon guide, qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la regardaient. Cela était presque vrai, et je ne pus me défendre d’un mouvement de colère contre moi-même en me sentant un peu mal à mon aise devant cette figure de bronze.
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Mars 2005