La Compagnie de l'air de Christophe Lambert

à G.J. Arnaud, et à sa Compagnie des Glaces, bien sûr...

Nouvelle parue dans l'anthologie Demain la Terre

Le nuage de pollution reposait sur la ville, pareil à une couette de duvet grise et épaisse.

Shû Kishida contemplait ce triste spectacle depuis la fenêtre de son appartement. L’analyseur d’air, un boîtier fixé à l’extérieur, indiquait les chiffres du matin : un taux déjà élevé d’ozone (dû à l’exposition à la lumière solaire du dioxyde d’azote et des hydrocarbures VOCs), beaucoup d’oxydes d’azote, du dioxyde de soufre, du monoxyde de carbone, des particules en suspension et une pincée de plomb pour faire bonne mesure. Pas de quoi vous tuer sur le coup, mais le cocktail était suffisamment nocif pour entraîner de graves problèmes respiratoires. Une étude récente avait prouvé que les gens trop imprudents (ou surtout trop pauvres) qui se rendaient dehors sans masque à air voyaient leur espérance de vie diminuer de moitié. Les cas de maladies pulmonaires, d’asthme, ne se comptaient plus au sein de la population des bas quartiers.

Chaque jour, Kishida se demandait : Comment en est-on arrivé là ? Il ne parvenait pas à trouver une réponse complètement satisfaisante.

Kyoto et Tokyo avaient fusionné un quart de siècle plus tôt. Elles avaient donné naissance à Kyo2, une mégalopole de cent millions d’habitants. D’accord, on pouvait difficilement regrouper autant d’êtres humains au mètre carré sans conséquences, mais cela n’expliquait pas tout. Apparemment conscientes du danger représenté par l’escalade de la pollution, les autorités s’étaient mobilisées. On avait pris des mesures : contrôle technique des véhicules, circulation réglementée, etc. Le ministère de l’Environnement affirmait investir des sommes considérables dans la recherche sur les essences « reformulées » ou sur le moteur à hydrogène. Et, malgré tous ces efforts, l’infect brouillard, le smog, grossissait chaque année.


Smog à Tokyo

Les seuls qui y trouvaient leur compte, en définitive, c’étaient les dirigeants de Yi-Yendi, la compagnie spécialisée dans le créneau de l’air en boîte ! Les cartouches que vous glissiez dans votre masque à air avant de sortir ? Yi-Yendi ! Les systèmes de ventilation qui filtraient l’air du dehors pour le réinjecter, pur et délicatement parfumé, à l’intérieur de votre appartement ? Encore Yi-Yendi ! Autant dire qu’ils faisaient des affaires, ceux-là. Shû Kishida était bien placé pour le savoir : il travaillait pour eux.

Une pensée terrible lui vint à l’esprit : Et si les pontes de Yi-Yendi soudoyaient les politiciens pour qu’ils fassent piétiner les recherches ?

Pourquoi pas ? Après ce qu’il avait découvert sur les pratiques de ses patrons, la chose paraissait tout à fait envisageable. Et cela expliquerait l’incurie du gouvernement. Un marché aussi énorme que celui de la pollution ne pouvait qu’attiser l’appétit des squales de la finance et de la politique.

Kishida était un petit homme de cinquante ans, d’un naturel calme et pondéré ; mais en cet instant précis, il sentait la colère bouillonner dans ses entrailles.
Shû Kishida était né en 1991, à une époque où l’on pouvait encore se promener sans respirateur collé sur le nez. Il gardait de son enfance un souvenir magique, en particulier lorsque les cerisiers fleurissaient au printemps. Mais, bien vite, la pollution urbaine avait atteint des sommets. Passionné par les ordinateurs dès son plus jeune âge, Kishida avait fait de brillantes études. Une multinationale lui avait mis le grappin dessus dès sa sortie de la prestigieuse université de Tokyo. Il s’était petit à petit spécialisé dans les firewalls, ces protections virtuelles destinées à vous prémunir du piratage informatique. En 2019, il avait perdu son poste, victime comme tant d’autres de la Grande Récession économique. Des années noires avaient suivi car, en plus de ses propres besoins, Kishida devait subvenir à ceux de sa femme et de son fils. Les dettes et les factures impayées s’empilaient. Conséquence : après l’eau et l’électricité, Yi-Yendi leur avait coupé l’air pur. En 2022, à l’issue d’interminables quintes de toux, Kumiko, la douce et fragile épouse de l’informaticien, s’était éteinte. Plus résistants, le petit garçon et son père avaient survécu jusqu’à ce que celui-ci retrouve un emploi, en 2025. Ironie du sort : une place se libérait chez les architectes du réseau intranet Yi-Yendi. La paye était correcte, et l’air en boîte gratuit ! Kishida avait sauté sur l’occasion.
Jamais plus mon fils ne manquera d’air pur, s’était-il juré.

À cette époque, il n’éprouvait aucun ressentiment à l’égard de Yi-Yendi.
Il se considérait comme le seul responsable de la mort de sa femme. Le système était sans pitié, d’accord, mais on devait faire avec. Il estimait avoir failli à ses devoirs de chef de famille, et ne se trouvait aucune excuse. La culpabilité le rongeait.

Guidé par le cours de ses pensées, il tourna la tête et posa son regard sur une vieille photo. Elle trônait au-dessus d’un coffret en bois noir laqué, encadrée par deux cierges.
Tetsuo... songea l’informaticien, la gorge serrée.
Sur la photo, son fils ne devait guère avoir plus de vingt ans. Il posait en souriant, revêtu d’un « uniforme » fait de bric et de broc : un protège-nuque en cuir, une ceinture crochetée par des mousquetons d’alpiniste, de gros gants, le dessus des chaussures recouvert de boîtes de conserve découpées... Cet attirail hétéroclite le cuirassait lors de ses incursions quotidiennes dans la mégadécharge d’ordures qui ceinturait la ville. Tetsuo travaillait pour Yi-Yendi, lui aussi. Il appartenait aux Rats-Runners, des mercenaires payés pour découvrir le repaire des hommes-rats.
Payés pour courir après le vent ? En effet, le mystère des hommes-rats ressemblait fort à un conte à dormir debout. Qui étaient-ils réellement ? D’où venaient-ils ? Personne ne le savait. Ils semblaient aussi insaisissables que le yéti ou le monstre du loch Ness. Parfois, les chats dressés par les Rats-Runners découvraient des campements abandonnés, quelques objets artisanaux d’origine inconnue, mais c’étaient les seules preuves tangibles d’une civilisation cachée. La rumeur prétendait que les hommes-rats vivaient sans masque à air : leurs poumons auraient muté au cours des années, s’adaptant peu à peu à la pollution.

Mais si cette légende se basait sur un fond de vérité, alors, là, les hommes-rats représentaient un intérêt certain pour la compagnie de l’air en boîte. En d’autres termes, ils étaient potentiellement la clé du plus grand problème de santé publique de ce siècle. Une fois leur métabolisme disséqué, peut-être pourrait-on inventer (et surtout breveter) des traitements permettant de respirer le smog sans effets secondaires. Après le monopole de l’air, Yi-Yendi aurait le monopole des médicaments, le monopole de la vie.

Payer pour survivre, voilà ce qui attend l’humanité...

Shû Kishida ne se faisait plus aucune illusion sur la boîte qui l’employait. Il retourna à son bureau et s’assit devant son comput. Ses doigts couraient sur le clavier virtuel avec la vélocité de ceux d’un pianiste. Des reflets de chiffres, des lignes codées, défilaient sur son visage glabre.
Il allait venger Kumiko et Tetsuo, mais il le ferait avec ses armes à lui. D’un doigt rageur, il appuya sur l’icône de confirmation, validant par ce geste l’envoi du virus qu’il venait de programmer. Le destinataire de ce « cheval de Troie » des temps nouveaux n’était autre que l’intranet de la société Yi-Yendi.
Puis l’informaticien enfila son pardessus et sortit.



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