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Antigone donnant la sépulture à Polynice, tableau de Jean-Louis Bézard, 1825,
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
LE GARDIEN :
Celle-ci a commis le crime. Nous l’avons saisiecapturée, arrêtée ensevelissanten train d'enterrer, en train de couvrir de terre le cadavre.[...]
CRÉON :
Comment et où as-tu pris celle que tu amènes ?
LE GARDIEN :
Elle ensevelissait l’homme. Tu sais tout.
CRÉON :
Comprends-tu ce que tu dis, et dis-tu vrai ?
LE GARDIEN :
Je l’ai vue ensevelissant le cadavre que tu avais défenduinterdit d’ensevelir. Ai-je parlé assez ouvertementfranchement et clairement ?
CRÉON :
Et comment a-t-elle été aperçue et surprise commettant le crime ?
LE GARDIEN :
La chose s’est passée ainsi. Dès que nous fûmes retournésrevenus, pleins de terreur à cause de tes menaces terribles, ayant enlevé toute la poussière qui couvrait le corps et l’ayant mis à nu tout putréfiépourri, nous nous assîmes(verbe : s'asseoir) au sommet des collines, contre le vent, pour fuir l’odeur et afin qu’elle ne nous atteignîttouche pas, et nous nous excitions l’un l’autre par des injures, dès qu’un d’entre nous négligeait de veillersurveillait mal. La chose fut ainsi jusqu’à l’heure où l’orbe de Hèlios s’arrêta au milieu de l’Éther et que son ardeur brûlamidi (Hélios est le dieu du Soleil). Alors un brusque tourbillon, soulevant une tempête sur la terre et obscurcissant l’air, emplit la plaine et dépouillaenleva, fit tomber tous les arbres de leur feuillage, et le grand Étherle ciel fut enveloppé d’une épaisse poussière. Et, les yeux fermés, nous subissions cette tempête envoyée par les Dieux. Enfin, après un long temps, quand l’orage eut été apaisécalmé, nous aperçûmes cette jeune fille qui se lamentaitse plaignait, gémissait, pleurait d’une voix aiguë, telle que l’oiseau désolétriste, qui trouve le nid vide de ses petits. De même celle-ci, dès qu’elle vit le cadavre nu, hurla des lamentations et des imprécationsmenaces, insultes terribles contre ceux qui avaient fait cela. Aussitôt elle apporte de la poussière sèche, et, à l’aide d’un vase d’airainbronze forgé au marteau, elle honore le mort d’une triple libation de trois offrandes (pour les dieux). L’ayant vue, nous nous sommes élancésavons accouru et nous l’avons saisieattrapée brusquement sans qu’elle en fût effrayée. Et nous l’avons interrogée sur l’action déjà commise et sur la plus récentece qu'elle avait fait hier et aujourd'hui, et elle n’a rien niéelle n'a pas dit non, elle a reconnu les faits, elle a avoué. Et ceci m’a plum'a fait plaisir et m’a attristém'a rendu triste en même temps ; car, s’il est très-doux d’échapper au malheur, il est triste d’y menerconduire ses amis. Mais tout est d’un moindre prix que mon propre salutsauver ma vie est plus important.
Antigone donnant la sépulture à Polynice, tableau de Sébastien Norblin, 1825,
Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Wikimedia Commons.
CRÉON :
Et toi qui courbes la tête contre terrebaisses la tête, je te parle : Avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ?
ANTIGONE :
Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.
CRÉON :
(au gardien) Pour toi, va où tu voudras ; tu es absousinnocent de ce crime. (à Antigone) Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvementrapidement, de façon courte : Connaissais-tu l’éditla loi qui défendaitinterdisait ceci ?
ANTIGONE :
Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.
CRÉON :
Et ainsi, tu as osé violerne pas respecter, désobéir à ces lois ?
ANTIGONE :
C’est que Zeus ne les a point faites, ni la Justice qui siége auprès des Dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes éditslois pussent l’emporter surpuissent être supérieures à les lois non écrites et immuablesqui ne changent jamais, toujours les mêmes des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel(un mortel = un humain # un immortel = un dieu). Ce n’est pointpas d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nulpersonne ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiéepunie par les Dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. QuiconqueSi une personne vit comme moi au milieu d’innombrablesnombreuses, impossibles à compter misèresmalheurs, souffrances, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinéele destin (ma mort) qui m’attend ne m’afflige en rienm'attriste pas, ne me désespère pas, ne me fait pas souffrir. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mèremon frère, cela m’eût affligéem'aurait rendu très malheureuse ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insenséun fou, un homme déraisonnable, un irresponsable.
LE CHŒUR :
L’esprit inflexibledur, pas souple de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.
CRÉON :
Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptésmaitrisés, dominés, soumis plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur, que tu vois se rompre le plus aisémentfacilement. Je sais que les chevaux fougueuxvifs, nerveux sont répriméscontrôlés, freinés, calmés par le moindre frein
le mors, car il ne convient pointn'est pas bon / pas bien d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autruià ceux qui sont les sujets d'un roi, à ceux qui doivent obéir à quelqu'un de plus puissant. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusementmal irrespectueusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompliréussi, fini, fait le crime, elle commetfait un autre outragecrime, irrespect en riant et en se glorifiantétant fière de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunémentsans être punie, sans être condamnée, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente(Antigone est la nièce de Créon), ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière (= Ismène) non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissemententerrement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeuremaison, hors d’elle-mêmeen colère, ne contrôlant plus ses émotions et comme insenséefolle. Le cœur de ceux qui ourdissentpréparent, méditent, complotent le mal dans les ténèbresen cachette a coutume(sujet : le coeur) a l'habitude de de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisisurpris, attrapé, démasqué dans le crime, se garantitse protège par des belles paroles.
ANTIGONE :
Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prisecapturée ?
CRÉON :
Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.