Antigone de Sophocle (dramaturge grec, -495 -406)

traduit par Leconte de Lisle, 1877

L'arrestation d'Antigone


Antigone donnant la sépulture à Polynice, tableau de Jean-Louis Bézard, 1825,
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

LE GARDIEN :
Cette femme a commisa fait le crime. Nous l’avons attrapée enterrant le cadavre.[...]

[...]

CRÉON :
Où et comment as-tu attrapé cette femme ?

LE GARDIEN :
Elle recouvrait de terre le corps de Polynice.

CRÉON :
Tu dis vraiment la vérité ?

LE GARDIEN :
Je l’ai vue ensevelissant le cadavre que tu avais défendu d’ensevelir. Est-ce que ma réponse est claire ?

CRÉON :
Et comment vous l'avez vue commettrefaire le crime ?

LE GARDIEN :
Voilà comment ça s’est passé : quand nous sommes revenus près du cadavrecorps mort pour le surveiller, nous avions peur à cause de tes menaces terribles. Nous avons enlevé la terre qui couvraitétait sur le corps. Le cadavre sentait très mauvais, alors nous sommes allés nous asseoir sur une colline pour ne pas sentir l'odeur horrible. Dès qu'un des gardiens commençait à s'endormir, nous l'insultions pour qu'il reste réveilléil ne dorme pas et surveille mieux.
Nous avons fait ça jusqu'à midi quand le soleil était au milieu du ciel. Soudain, une tempête s'est déclenchéea commencé : un tourbillon de vent a rempli l'air de poussière.

Alors un brusque tourbillon, soulevant une tempête sur la terre et obscurcissant l’air, emplit la plaine et dépouilla tous les arbres de leur feuillage, et le grand Aithèr fut enveloppé d’une épaisse poussière. Et, les yeux fermés, nous subissions cette tempête envoyée par les Dieux. Enfin, après un long temps, quand l’orage eut été apaisé, nous aperçûmes cette jeune fille qui se lamentait d’une voix aiguë, telle que l’oiseau désolé qui trouve le nid vide de ses petits. De même celle-ci, dès qu’elle vit le cadavre nu, hurla des lamentations et des imprécations terribles contre ceux qui avaient fait cela. Aussitôt elle apporte de la poussière sèche, et, à l’aide d’un vase d’airain forgé au marteau, elle honore le mort d’une triple libation. L’ayant vue, nous nous sommes élancés et nous l’avons saisie brusquement sans qu’elle en fût effrayée. Et nous l’avons interrogée sur l’action déjà commise et sur la plus récente, et elle n’a rien nié. Et ceci m’a plu et m’a attristé en même temps ; car, s’il est très-doux d’échapper au malheur, il est triste d’y mener ses amis. Mais tout est d’un moindre prix que mon propre salut.


Antigone donnant la sépulture à Polynice, tableau de Sébastien Norblin, 1825,
Paris, École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Wikimedia Commons.

CRÉON :
Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : Avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ?

ANTIGONE :
Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait.

CRÉON :
(au gardien) Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. (à Antigone) Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : Connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ?

ANTIGONE :
Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous.

CRÉON :
Et ainsi, tu as osé violer ces lois ?

ANTIGONE :
C’est que Zeus ne les a point faites, ni la Justice qui siége auprès des Dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les Dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peut-être suis-je accusée de folie par un insensé.

LE CHŒUR :
L’esprit inflexible de cette enfant vient d’un père semblable à elle. Elle ne sait point céder au malheur.

CRÉON :
Sache cependant que ces esprits inflexibles sont domptés plus souvent que d’autres. C’est le fer le plus solidement forgé au feu et le plus dur que tu vois se rompre le plus aisément. Je sais que les chevaux fougueux sont réprimés par le moindre frein, car il ne convient point d’avoir un esprit orgueilleux à qui est au pouvoir d’autrui. Celle-ci savait qu’elle agissait injurieusement en osant violer des lois ordonnées ; et, maintenant, ayant accompli le crime, elle commet un autre outrage en riant et en se glorifiant de ce qu’elle a fait. Que je ne sois plus un homme, qu’elle en soit un elle-même, si elle triomphe impunément, ayant osé une telle chose ! Mais, bien qu’elle soit née de ma sœur, bien qu’elle soit ma plus proche parente, ni elle, ni sa sœur n’échapperont à la plus honteuse destinée, car je soupçonne cette dernière non moins que celle-ci d’avoir accompli cet ensevelissement. Appelez-la. Je l’ai vue dans la demeure, hors d’elle-même et comme insensée. Le cœur de ceux qui ourdissent le mal dans les ténèbres a coutume de les dénoncer avant tout. Certes, je hais celui qui, saisi dans le crime, se garantit par des belles paroles.

ANTIGONE :
Veux-tu faire plus que me tuer, m’ayant prise ?

CRÉON :
Rien de plus. Ayant ta vie, j’ai tout ce que je veux.



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