Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 9: les rats

À cette période d’activité militaire intense succédèrent des pluies abondantesfortes, nombreuses. Il fallut faire de nombreuses réparations dans la maison, les chemins et les corrals endommagés par le ruissellement des eaux. Puis ce fut à nouveau la récolte des céréales. Elle fut si abondante qu’il fallut nettoyer et sécher une autre grotte non loin de la grande grotte qui commençait à déborder de grains. Cette fois, Robinson ne se refusa pas la joie de faire du pain, le premier qu’il mangeait depuis son installation dans l’île.

Cette abondance de céréales posa bientôt le problème de la lutte contre les rats. Les rongeurs en effet paraissaient se multiplier d’autant que les provisions qui pouvaient les nourrir augmentaient elles-mêmes, et, puisque Robinson avait l’intention d’entasser récolte sur récolte aussi longtemps qu’il en aurait la force, il fallait séviragir contre les rongeurs.

Certains champignons rouges à pois jaunes devaient être vénéneuxempoisonnés, mortels>, car plusieurs chevreaux étaient morts après en avoir broutémangé des fragmentsmorceaux mêlés à l’herbe.
Robinson en tira un jus brunâtre brun, marron dans lequel il fit tremper des grains de blé. Puis il répandit ces grains empoisonnés sur les passages habituels des rats. Ils s’en régalèrent en mangèrent et ne furent même pas malades. Il construisit alors des cages dans lesquelles la bête tombait par une trappe. Mais il aurait fallu des milliers de cages de ce genre, et puis il devait ensuite noyer les bêtes prises, et c’était horrible d’enfoncer la cage dans l’eau de la rivière et d’assister à leur agoniemort lente.

Un jour, Robinson fut témoin d’un duelcombat furieux que se livraient deux rats. Aveugles et sourds à tout ce qui les entourait, les deux bêtes nouées roulaient sur le sol avec des piaillementspetits cris rageurs. Finalement elles s’égorgèrent l’une l’autre et moururent sans desserrer leur étreinte.
En comparant les deux cadavres, Robinson s’aperçut qu’ils appartenaient à deux variétésespèce, genre différentes de rats. L’un très noir, rond et pelésans poils, était semblable en tous points à ceux qu’il avait eu l’habitude de voir sur tous les navires où il avait navigué. L’autre gris, plus allongé et de poil plus épais, assez semblable aux mulotssouris des champs, se rencontrait dans les prairies de l’île.

Robinson comprit bientôt que la première espèce provenaitvenait de l’épave de La Virginie et avait proliféréaugmenté grâce aux réserves de céréales, tandis que l’autre espèce avait toujours vécu dans l’île. Les deux espèces paraissaient avoir leurs territoires et leurs ressourcesnourriture bien séparés.
Robinson s’en aperçut en lâchant un soir dans la prairie un rat noir qu’il venait de capturer dans la grotte. Longtemps les herbes frémissantes indiquèrent seules qu’une chasse sans pitié était en train de se dérouler. Puis ce fut le sable au pied d’une dune que Robinson vit jaillir à quelque distance. Quand il arriva, il ne restait du rat noir que des touffes de poil et des lambeaux de chair.

Alors, il répandit deux sacs de grain dans la prairie après en avoir semé une mince traînée depuis la grotte jusque-là. Ce lourd sacrifice risquait d’être inutile. Il ne le fut pas. Dès la tombée de la nuit, les noirs vinrent en foule récupérer le grain qu’ils considéraient sans doute comme leur propriété. Les gris se réunirent pour repousser cette soudaine invasion. La bataille éclata. Sur toute la prairie, une tempête paraissait soulever des petits jets de sable. Les couples de lutteurs roulaient comme des boulets vivants, tandis qu’un énorme piaillement montait du sol. L’issuela fin du combat était prévisible. Un animal qui se bat sur le territoire de son adversaire est presque toujours vaincu. Ce jour-là, tous les rats noirs périrentmoururent.


Chapitre 10