Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 10: le sourire de Robinson

Robinson n’avait jamais été coquet et il n’aimait pas particulièrement se regarder dans les glaces. Pourtant cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps qu’il fut tout surpris un jour en sortant un miroir d’un des coffres de La Virginie de revoir son propre visage. En somme il n’avait pas tellement changé, si ce n’est peut-être que sa barbe avait allongé et que de nombreuses rides nouvelles sillonnaientcreusaient, ridaient son visage. Ce qui l’inquiétait tout de même, c’était l’air sérieux qu’il avait, une sorte de tristesse qui ne le quittait jamais.

Il essaya de sourire. Là, il éprouva comme un choc en s’apercevant qu’il n’y arrivait pas. Il avait beau se forcer, essayer à tout prixen faisant de grands efforts de plisser ses yeux et de relever les bords de sa bouche, impossible, il ne savait plus sourire. Il avait l’impression maintenant d’avoir une figure en bois, un masque immobile, figé dans une expression maussadetriste. À force de réfléchir, il finit par comprendre ce qui lui arrivait. C’était parce qu’il était seul. Depuis trop longtemps il n’avait personne à qui sourire, et il ne savait plus ; quand il voulait sourire, ses muscles ne lui obéissaient pas. Et il continuait à se regarder d’un air dur et sévère dans la glace, et son coeur se serrait de tristesse. Ainsi il avait tout ce qu’il lui fallait sur cette île, de quoi boire et manger, une maison, un lit pour dormir, mais pour sourire, personne, et son visage en était comme glacé.

C’est alors que ses yeux s’abaissèrent vers Tenn. Robinson rêvait-il ? Le chien était en train de lui sourire ! D’un seul côté de sa gueule, sa lèvre noire se soulevait et découvrait une double rangée de crocs. En même temps, il inclinait drôlement la tête sur le côté, et ses yeux couleur de noisette se plissaient d’ironie. Robinson saisit à deux mains la grosse tête velue, et ses paupières se mouillèrent d’émotion, cependant qu’un tremblement imperceptibleléger, invisible faisait bouger les commissurescoins de ses lèvres. Tenn faisait toujours sa grimace, et Robinson le regardait passionnément pour réapprendre à sourire.

Désormais, ce fut comme un jeu entre eux. Tout à coup, Robinson interrompaitarrêtait son travail, ou sa chasse, ou sa promenade sur la grèveplage, et il fixait Tenn d’une certaine façon. Et le chien lui souriait à sa manière, cependant que le visage de Robinson redevenait souple, humain et souriait peu à peu à son tour.


Chapitre 11