La vie suivait son cours, mais Robinson éprouvaitsentait de plus en plus le besoin de mieux organiser son emploi du temps. Il avait toujours peur de retomber dans la souille (voir chapitre 6), et peut-être de devenir comme une bête. C’est très difficile de rester un homme quand personne n’est là pour vous y aider ! Contre cette mauvaise penteidée, il ne connaissait comme remèdessolution que le travail, la discipline et l’exploitation de toutes les ressources de l’île.
Lorsque son calendrier eut mille jours inscrits, il décida
de donner des lois à l’île de Speranza. Il revêtit un
costume de cérémonie, il se plaça devant un pupitre qu’il
avait imaginé et fabriqué pour pouvoir écrire debout, puis
ouvrant l’un des plus beaux livres lavés qu’il avait trouvés
dans La Virginie, il écrivit :
Robinson Crusoé, né à York, le 19 décembre 1737, est nommé gouverneur de l’île de Speranza, située dans l’océan Pacifique, entre les îles Juan Fernandez et la côte orientale du Chili. En cette qualité il a tous pouvoirs pour légiférercréer des lois sur l’ensemble du territoire insulairede l'île et de ses eaux territoriales.
Les habitants de l’île sont tenusobligés de penser à haute voix.
(En effet, parce qu’il n’avait personne à qui parler,
Robinson craignait de perdre l’usage de la parole. Déjà il
éprouvait quand il voulait parler un embarras de la
langue, comme s’il avait bu un peu trop de vin. Désormais
il avait l’obligation de parler sans arrêt, aux arbres, aux
pierres, aux nuages, mais bien entendu aussi aux chèvres
et à Tenn.)
Le vendredi est jeûné avec une nourriture très légère (ou sans nourriture).
Le dimanche est chômé jour sans travail. À dix-neuf heures, le samedi, tout travail doit cesser dans l’île, et les habitants doivent revêtirporter, mettre leurs meilleurs vêtements pour le dîner. Le dimanche matin à dix heures, ils se réuniront dans le temple pour la prière. (Dans ces lois, Robinson ne pouvait pas s’empêcher de faire comme si l’île avait de nombreux habitants. En effet, il lui paraissait absurdeidiot de faire des lois pour un homme seul. Et puis il se disait que peut-être, un jour, le hasard lui amènerait un ou plusieurs compagnons…)
Seul le gouverneur est autorisé à fumer la
pipe. Mais seulement une fois par semaine, le dimanche
après-midi après le déjeuner.
(Il avait découvert depuis peu l’usage et l’agrément le plaisir de
la pipe de porcelaine du capitaine van Deyssel.
Malheureusement la provision de tabac du barillet ne
durerait qu’un temps, et il s’efforçait de la prolonger
autant que possible.)
Il s’accorda quelques instants de réflexion avant de
déterminer les peinespunitions qui frapperaient ceux qui
n’observeraientrespecteraient pas ces lois. Il fit quelques pas en
direction de la porte qu’il ouvrit toute grande. Comme la
nature était belle ! Le feuillage des arbres faisait comme
une mer verte que le vent agitait et qui se mêlait au loin
avec la ligne bleue de l’Océan. Plus loin encore il n’y avait
que le ciel absolument bleu et sans nuages.
Mais non ! Pas
absolument bleu ! Robinson sursauta en voyant du côté
de la grande plage s’élever un nuage de fumée blanche.
Pourtant il était bien sûr de n’avoir laissé aucun feu
allumé de ce côté-là. Aurait-il des visiteurs ? Il alla
décrocher du mur un fusil, une poire à poudre, une bourse
de balles et la longue-vue. Puis il siffla Tenn et s’enfonça
dans l’épaisseur du taillisbuissons en évitant la voie directe qui
menait de la grotte au rivagebord de mer.
Pirogue à balancier
Trois longues pirogues à flotteurs et balanciers étaient
tirées sur le sable sec. Une quarantaine d’hommes
faisaient cercle debout autour d’un feu d’où montait un
torrent de fumée lourde, épaisse et blanche. Robinson
reconnut à la longue-vue des Araucans du type costinos,
redoutables Indiens de la côte du Chili. Ce peuple avait
tenu en échec les envahisseurs incas, puis il avait infligé
de sanglantes défaites aux conquistadores Conquistadores: Européens venus en Amérique au XVI° siècle pour combattre les Indiens et s'enrichir espagnols.
Bataille entre les Espagnols et les indiens Mapuche
Petits, trapuslarge, petits et forts, ils étaient vêtus d’un grossier tablier de cuir. Leur visage large aux yeux extraordinairement écartés était rendu plus bizarre encore par l’habitude qu’ils avaient de s’épiler complètement les sourcils. Ils avaient tous une chevelure noire, très longue, qu’ils secouaient fièrement à toute occasion. Robinson les connaissait par les fréquents voyages qu’il avait faits à Temuco, leur capitale. Il savait que si un nouveau conflitguerre avec les Espagnols avait éclaté, aucun homme blanc ne trouverait grâce (les Indiens n'auraient pitié d'aucun Blanc) à leurs yeux.
Famille d'Araucanos
Avaient-ils effectuéfait, réalisé sur leurs pirogues l’énorme traversée des côtes du Chili à Speranza? Ce n’était pas impossible à en juger par leur réputation de marins éméritesexpérimentés. Mais il était plus probable qu’ils avaient coloniséoccupé l’une ou l’autre des îles Juan Fernandez – et Robinson pensa aussitôt qu’il avait eu de la chance de ne pas avoir été jeté entre leurs mains, car il aurait été à coup sûr réduit en esclavage, ou peut-être même massacrétué !
Grâce à des récits qu’il avait entendus en Araucanie, il devinait le sens de la cérémonie qui se déroulait actuellement sur le rivage. Une vieille femme, maigre et écheveléedécoiffée, allait et venait en chancelant au milieu du cercle formé par les hommes. Elle s’approchait du feu, y jetait une poignée de poudre, et respirait avidement la lourde fumée blanche qui s’élevait aussitôt. Puis elle se tournait vers les Indiens immobiles, et elle paraissait les passer en revueexaminer, pas à pas, s’arrêtant devant celui-ci, puis devant celui-là. Ensuite elle revenait près du foyerfeu et le manègecomportement, attitude recommençait.
Il s’agissait d’une sorcière qu’on avait chargéedont la mission était de
trouver parmi les Indiens lequel était responsable d’un
malheur quelconque qui avait frappé la tribu – maladie,
mort inexplicable, ou simplement incendie, orage,
mauvaise récolte…
Et tout à coup, elle choisit en effet sa
victime. Son long bras maigre se tendit vers l’un des
hommes, tandis que sa bouche grande ouverte proféraitdisait
des malédictions que Robinson n’entendait pas. L’Indien
désigné par la sorcière se jeta à plat ventre sur le sol,
secoué de grands frissons de terreur. L’un des Indiens
marcha vers lui. Il leva sa machette – un grand couteau
qui leur sert d’arme et d’outil à la fois – et fit d’abord
voler le tablier du misérabledu pauvre homme, du malheureux. Puis il l’abattit sur lui à
coups réguliers, détachant sa tête, puis ses bras et ses
jambes. Enfin les six morceaux de la victime furent portés
dans le feu dont la fumée aussitôt devint noire.
Les Indiens avaient rompu le cercle et se dirigeaient vers les embarcationsbateaux (les pirogues). Six d’entre eux en sortirent des outressac en cuir pour transporter de l'eau et se dirigèrent vers la forêt. Robinson s’enfonça rapidement sous les arbres sans perdre de vue les hommes qui envahissaient son domaine. S’ils venaient à découvrir des traces de sa vie dans l’île, ils pourraient se lancer à sa poursuite, et il leur échapperait difficilement.
Mais heureusement le premier point d’eau se trouvait à la lisièrele bord de la forêt, et les Indiens n’eurent pas à s’enfoncer bien avant dans l’île. Ils remplirent les outres qu’ils portaient à deux, suspendues à une perche, et ils se dirigèrent vers les pirogues où leurs compagnons avaient pris place. La sorcière était accroupie sur une sorte de siège d’apparatde cérémonie placé à l’arrière d’un des deux bateaux.
Lorsque les pirogues eurent disparu derrière les falaises, Robinson s’approcha du bûcherfeu. On y distinguait encore les restes de l’homme si cruellement sacrifié, parce qu’il avait été déclaré responsable de quelque calamitécatastrophe, malheur. Et ce fut plein de peur, de dégoût et de tristesse que Robinson regagna sa maison de gouverneur où il se remit à la rédaction des lois de Speranza.
L’île de Speranza est déclarée place fortifiée. Elle est placée sous le commandement du gouverneur qui prend le grade de général. Le couvre-feu (=les sorties sont interdites) est obligatoire une heure après le coucher du soleil…
Durant les mois qui suivirent, Robinson éleva autour
de sa maison et de l’entrée de la grotte une enceinte à
créneaux dont l’accès était lui-même défendu par un fossétrou
de deux mètres de large et de trois mètres de profondeur.
Les deux fusils et le pistolet étaient posés – chargés – sur
le bord des trois créneaux du centre. En cas d’attaque,
Robinson pourrait faire croire aux assaillantsagresseurs, attaquants qu’il n’était
pas le seul défenseur de la forteresse. Le sabre
d’abordage
et la hache
étaient également à portée de la
main, mais il était peu probable qu’un corps à corps se
produisît, car il sema de pièges l’approcheles bords du fossé. Ce fut
d’abord une série d’entonnoirs disposés en quinconce
au
fond desquels était planté un pieu aiguisé au feu et que
recouvraient des touffes d’herbe posées sur une mince
claie de joncs.
Ensuite il enfouitenterra dans le sol à l’orée l'entrée de la
forêt, là où logiquement d’éventuels assaillantsattaquants, ennemis se
rassembleraient avant d’attaquer, deux tonneaux de
poudre qu’un cordon d’étoupe permettait de faire
exploser à distance. Enfin il fit en sorte que la passerelle
qui permettait de franchir le fossé fût mobile (comme un pont-levis) et qu’on pût
la manoeuvrerdiriger de l’intérieur de la forteresse.
Chaque soir, avant de sonner le couvre-feu l'interdiction de sortir avec sa
trompe, il faisait une ronde, accompagné de Tenn qui
paraissait avoir compris le danger qui menaçait Speranza
et ses habitants. Puis on procédait à la fermeture de la
forteresse. Des blocs de pierre étaient roulés à des
emplacements calculés afin que d’éventuels assaillantsattaquants, agresseurs
fussent obligés de se diriger vers les entonnoirs. La
passerelle-pont-levis était retirée, on barricadait fermait complètement toutes
les issuespassages pour entrer et sortir, et le couvre-feu était sonné.
Alors Robinson
préparait le dîner, mettait le couvert dans sa belle maison,
et se retirait dans la grotte. Il en ressortait quelques
minutes plus tard, lavé, parfumé, peigné, la barbe taillée,
vêtu de son habit de général. Enfin à la lueur d’un
candélabre hérissé de baguettes enduites de résine, il
dînait lentement sous le regard passionné et attentif de
Tenn.