Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 7: l'installation sur l'île

Durant les semaines qui suivirent, Robinson explora l’île méthodiquementen détail et tâchaessaya de repérer les sources et les abris naturels, les meilleurs emplacements pour la pêche, les coins à noix de coco, à ananas et à choux palmistes. Il établit son dépôt général dans la grotte qui s’ouvrait dans le massif rocheux du centre de l’île. Il y transporta tout ce qu’il put arracher àprendre dans, trouver sur l’épave qui avait résisté par chance aux tempêtes des mois précédents.

Après avoir entreposérangé les quarante tonneaux de poudre noire au plus profond de la grotte, il y rangea trois coffres de vêtements, cinq sacs de céréales, deux corbeilles de vaisselle et d’argenterie, plusieurs caisses d’objets hétéroclitestrès différents – chandeliers, éperons, bijoux, loupes, lunettes, canifs, cartes marines, miroirs, dés à jouer – une malle de matériel de navigation, câbles, poulies, fanaux, lignes, flotteurs, etc., enfin un coffret de pièces d’or et de monnaies d’argent et de cuivre.

Les livres qu’il trouva dans les cabines de l’épave avaient tellement été lavés par l’eau de mer et la pluie que le texte imprimé en était effacé, mais Robinson pensa qu’en faisant sécher ces pages blanches au soleil, il pourrait les utiliser pour écrire son journal, à condition de trouver un liquide pouvant tenir lieu d'remplacerencre.

Ce liquide lui fut fourni par un poisson qui pullulait alors près de la falaise du Levant, le diodon, ou poissonhérisson. C’est un animal redoutablefort, terrible, dangereux avec sa mâchoire puissante et les piquants venimeuxempoisonnés qui hérissent son corps. En cas de danger, il se gonfle d’air et devient rond comme une boule, et, comme tout cet air est accumulé dans son ventre, il flotte alors sur le dos, sans paraître gêné par cette postureposition.
En remuant avec un bâton l’un de ces poissons échoués sur le sable, Robinson avait remarqué que tout ce qui entrait en contact avec son ventre prenait une couleur rouge tenacesolide, qui reste longtemps et voyante qui pourrait lui tenir lieu d’remplacer, servir de encre. Il se hâtase dépêcha de tailler une plume de vautour, et il put sans attendre tracer ses premiers mots sur une feuille de papier. Il décida alors d’écrire chaque jour dans le livre le plus gros les faitsévénements principaux qui lui seraient arrivés.
Sur la première page du livre, il dressa la carte géographique de l’île et il inscrivit au-dessous le nom qu’il venait de lui donner : Speranza, ce qui veut dire l’espérance, car il était décidé à ne plus jamais se laisser aller au désespoir.

Parmi les animaux de l’île, les plus utiles seraient à coup sûr les chèvres et les chevreaux qui s’y trouvaient en grand nombre, pourvu qu’il parvienne à les domestiquer. Or si les chevrettes se laissaient assez facilement approcher, elles se défendaient farouchementsauvagement dès qu’il tentait de les traireprendre leur lait.

Il construisit donc un enclos en liantattachant horizontalement des perches sur des piquets qu’il habilla ensuite de lianes entrelacées. Il y enferma des chevreaux très jeunes qui y attirèrent leurs mères par leurs cris. Robinson libéra ensuite les petits et attendit plusieurs jours. Alors les pis gonflés de lait commencèrent à faire souffrir les chèvres qui se laissèrent traire avec empressement.

L’examen des sacs de riz, de blé, d’orge et de maïs qu’il avait sauvés de l’épave de La Virginie réserva à Robinson une lourde déception. Les souris et les charançons en avaient dévoré une partie dont il ne restait plus que de la balle mélangée à des crottes. Une autre partie était gâtée abîmée, pourrie par l’eau de pluie et de mer.

Il fallut trier chaque céréale grain par grain, un travail de patience long et fatigant. Mais Robinson put ensemencer planter quelques acres de prairie qu’il avait auparavant brûlées et ensuite labourées avec une plaque de métal provenant de La Virginie et dans laquelle il avait pu percer un trou assez large pour y introduire un manche.

Ainsi Robinson en créant un troupeau domestique et un champ cultivé avait commencé à civiliser son île, mais ce n’était encore qu’une oeuvre fragile et limitée, et il avait souvent la révélation que l’île restait une terre sauvage et hostile.

C’est ainsi qu’un matin il surprit un vampire accroupi sur un chevreau qu’il était en train de vider de son sang. Les vampires sont des chauves-souris géantes pouvant atteindre jusqu’à soixante-quinze centimètres d’envergure qui s’abattent doucement la nuit sur le dos des bêtes endormies et sucent leur sang.

Une autre fois alors qu’il cueillait des coquillages sur des rochers à moitié recouverts d’eau, Robinson reçut un jet d’eau en pleine figure. Un peu étourdi par le choc, il fit quelques pas, mais fut arrêté par un second jet qui l’atteignit encore au visage. Il finit par découvrir dans un trou de rocher une petite pieuvre grise qui avait l’étonnante faculté capacité, compétence d’envoyer par sa bouche des projections d’eau avec une extraordinaire précision.

Un jour qu’il avait cassé sa bêche et laissé échapper sa meilleure chèvre laitière, Robinson céda au découragement. Il reprit le chemin de la souille la boue (voir chapitre 6).
Là il ôtaenleva ses vêtements et se laissa glisser dans la boue tiède. Aussitôt les vapeurs empoisonnées de l’eau croupie où tournoyaient des nuages de moustiques l’enveloppèrent et lui firent perdre la notion du temps. Il oublia l’île avec ses vautours, ses vampires et ses pieuvres. Il se croyait redevenu un tout petit enfant chez son père qui était drapier à York ; il croyait entendre les voix de ses parents et de ses frères et soeurs. Il comprit ainsi que le danger de la paresse, du découragement et du désespoir le menaçait toujours, et qu’il devait travailler sans relâche sans repos, sans arrêt pour y échapper.

Le maïs dépéritmourut complètement, et les pièces de terre où Robinson l’avait semé furent à nouveau envahies par les chardons et les orties. Mais l’orge et le blé prospéraientpoussaient bien, et il éprouvait la première joie que lui eût donnée Speranza en caressant de la main les jeunes tiges souples et tendres.

Lorsque fut venu le temps de la moisson, il chercha ce qui pourrait lui tenir lieu deservir de, remplacer faucille ou de faux et ne trouva finalement qu’un vieux sabre d’abordage qui décorait la cabine du commandant et qu’il avait rapporté avec les autres épaves.

Il voulut d’abord procéder méthodiquementde façon bien organisée, pas à pas, comme il avait vu faire les paysans de la campagne chez lui.
Mais à manier cette arme héroïque, il fut pris par une sorte d’ardeurénergie belliqueuseguerrière, et il avança en la faisant tournoyertourner au-dessus de sa tête et en poussant des rugissementscris, hurlements furieux.
Peu d’épis furent gâtés par ce traitement, mais la paille, hachée, dispersée, piétinée était inutilisable.


Blé battu au fléau

Ayant égrené ses épis en les battant au fléau dans une voile pliée en deux, il vanna son grain en le faisant couler d’une corbeille dans une autre, en plein air, un jour de vent vif qui faisait voltiger au loin la balle et les menus déchets.


Séparation de la balle (l'enveloppe) et des grains de blé

À la fin il constata avec fierté que sa récolte se montait à trente gallons (ancienne mesure de poids) de blé et à vingt gallons d’orge.

Il avait préparé pour moudre écraser le blé, faire de la farine son grain un mortier et un pilon – un tronc d’arbre évidé et une forte branche à l’extrémité arrondie – et le four était garni pour la première cuisson.
C’est alors qu’il prit soudain la décision de ne pas faire encore de pain et de consacrergarder, réserver toute sa récolte au prochain ensemencementplantation de ses terres. En se privant ainsi de pain, il croyait accomplir un acte méritoire et raisonnable. En réalité, il obéissait à un nouveau penchantdéfaut, l’avarice, qui allait lui faire beaucoup de mal.

C’est peu après cette première récolte que Robinson eut la très grande joie de retrouver Tenn, le chien de La Virginie. L’animal jaillit d’un buisson en gémissant et en tordant l’échine, faisant ainsi une vraie fête à ce maître d’autrefois. Robinson ne sut jamais comment le chien avait passé tout ce temps dans l’île, ni pourquoi il n’était pas venu plus tôt à lui.
La présence de ce compagnon le décida à mettre à exécutionréaliser un projet qu’il avait depuis longtemps : se construire une vraie maison, et ne plus continuer à dormir dans un coin de la grotte ou au pied d’un arbre.

Il situa sa maison près du grand cèdre au centre de l’île. Il creusa d’abord un fossé rectangulaire qu’il meublaremplit d’un lit de galetscailloux, pierres recouverts eux-mêmes d’une couche de sable blanc. Sur ces fondementsbases parfaitement secs et perméables, il élevaconstruisit des murs en mettant l’un sur l’autre des troncs de palmiers.
La toiture se composa d’une vannerie de roseaux des roseaux tressés sur laquelle il disposa ensuite des feuilles de figuier-caoutchouc en écailles, comme des ardoises. Il revêtit la surface extérieure des murs d’un mortier d’argile. Un dallage de pierres plates et irrégulières, assemblées comme les pièces d’un puzzle, recouvrit le sol sablonneux. Des peaux de biques et des nattes de jonc, quelques meubles en osier, la vaisselle et les fanaux sauvés de La Virginie, la longue-vue, le sabre et l’un des fusils suspendus au mur créèrent une atmosphère confortable et intime que Robinson n’avait plus connue depuis longtemps.
Il prit même l’habitude, ayant déballé les vêtements contenus dans les coffres de La Virginie – et certains étaient fort beaux ! – de s’habiller chaque soir pour dîner, avec habit, haut-de-chausses, chapeau, bas et souliers.

Il remarqua plus tard que le soleil n’était visible de l’intérieur de la villa qu’à certaines heures du jour et qu’il serait plus pratique pour savoir l’heure de fabriquer une sorte d’horloge qui fonctionnerait jour et nuit à l’intérieur de la maison. Après quelques tâtonnements, il confectionna une sorte de clepsydre, c’est-à-dire une horloge à eau, comme on en avait autrefois.

C’était simplement une bonbonnebouteille de verre transparent dont il avait percé le fond d’un tout petit trou par où l’eau fuyait goutte à goutte dans un bac de cuivre posé sur le sol.
La bonbonne mettait vingt-quatre heures à se vider dans le bac, et Robinson avait strié fait des traits sur ses flancscôtés de vingt-quatre cercles parallèles marqués chacun d’un chiffre. Ainsi le niveau du liquide donnait l’heure à tout moment.

Il lui fallait aussi un calendrier qui lui donnât le jour de la semaine, le mois de l’année et le nombre d’années passées. Il ne savait absolument pas depuis combien de temps il se trouvait dans l’île. Un an, deux ans, plus peut-être? Il décida de repartir à zéro. Il dressa devant sa maison un mât-calendrier. C’était un tronc écorcé sur lequel il faisait chaque jour une petite encochetrait, petite coupure, chaque mois une encoche plus profonde, et le douzième mois, il marquerait d’un grand 1 la première année de son calendrier local.




    Langue:
  • les valeurs du présent: présent de vérité générale
  • la description
  • le lexique de la construction: réaliser, fabriquer, confectionner, construire, creuser, dresser (2 sens), élever, revêtir,...
  • la syntaxe: après avoir, sur laquelle,...
  • les pronoms relatifs: qui, que, dont
  • le discours explicatif

Chapitre 8