Durant les semaines qui suivirent, Robinson explora l’île méthodiquementen détail et tâchaessaya de repérer les sources et les abris naturels, les meilleurs emplacements pour la pêche, les coins à noix de coco, à ananas et à choux palmistes. Il établit son dépôt général dans la grotte qui s’ouvrait dans le massif rocheux du centre de l’île. Il y transporta tout ce qu’il put arracher àprendre dans, trouver sur l’épave qui avait résisté par chance aux tempêtes des mois précédents.
Après avoir entreposérangé les quarante tonneaux de poudre noire au plus profond de la grotte, il y rangea trois coffres de vêtements, cinq sacs de céréales, deux corbeilles de vaisselle et d’argenterie, plusieurs caisses d’objets hétéroclitestrès différents – chandeliers, éperons, bijoux, loupes, lunettes, canifs, cartes marines, miroirs, dés à jouer – une malle de matériel de navigation, câbles, poulies, fanaux, lignes, flotteurs, etc., enfin un coffret de pièces d’or et de monnaies d’argent et de cuivre.
Les livres qu’il trouva dans les cabines de l’épave avaient tellement été lavés par l’eau de mer et la pluie que le texte imprimé en était effacé, mais Robinson pensa qu’en faisant sécher ces pages blanches au soleil, il pourrait les utiliser pour écrire son journal, à condition de trouver un liquide pouvant tenir lieu d'remplacerencre.
Ce liquide lui fut fourni par un poisson qui pullulait
alors près de la falaise du Levant, le diodon, ou poissonhérisson.
C’est un animal redoutablefort, terrible, dangereux avec sa mâchoire
puissante et les piquants venimeuxempoisonnés qui hérissent son
corps. En cas de danger, il se gonfle d’air et devient rond
comme une boule, et, comme tout cet air est accumulé
dans son ventre, il flotte alors sur le dos, sans paraître
gêné par cette postureposition.
En remuant avec un bâton l’un de
ces poissons échoués sur le sable, Robinson avait
remarqué que tout ce qui entrait en contact avec son
ventre prenait une couleur rouge tenacesolide, qui reste longtemps et voyante qui
pourrait lui tenir lieu d’remplacer, servir de encre. Il se hâtase dépêcha de tailler une
plume de vautour, et il put sans attendre tracer ses
premiers mots sur une feuille de papier. Il décida alors
d’écrire chaque jour dans le livre le plus gros les faitsévénements
principaux qui lui seraient arrivés.
Sur la première page
du livre, il dressa la carte géographique de l’île et il
inscrivit au-dessous le nom qu’il venait de lui donner :
Speranza, ce qui veut dire l’espérance, car il était décidé à
ne plus jamais se laisser aller au désespoir.
Parmi les animaux de l’île, les plus utiles seraient à coup sûr les chèvres et les chevreaux qui s’y trouvaient en grand nombre, pourvu qu’il parvienne à les domestiquer. Or si les chevrettes se laissaient assez facilement approcher, elles se défendaient farouchementsauvagement dès qu’il tentait de les traireprendre leur lait.
Il construisit donc un enclos en liantattachant horizontalement des perches sur des piquets qu’il habilla ensuite de lianes entrelacées. Il y enferma des chevreaux très jeunes qui y attirèrent leurs mères par leurs cris. Robinson libéra ensuite les petits et attendit plusieurs jours. Alors les pis gonflés de lait commencèrent à faire souffrir les chèvres qui se laissèrent traire avec empressement.
L’examen des sacs de riz, de blé, d’orge et de maïs
qu’il avait sauvés de l’épave de La Virginie réserva à
Robinson une lourde déception. Les souris et les
charançons en avaient dévoré une partie dont il ne restait
plus que de la balle mélangée à des crottes. Une autre
partie était gâtée abîmée, pourrie par l’eau de pluie et de mer.
Il fallut trier chaque céréale grain par grain, un travail de patience long et fatigant. Mais Robinson put ensemencer planter quelques acres de prairie qu’il avait auparavant brûlées et ensuite labourées avec une plaque de métal provenant de La Virginie et dans laquelle il avait pu percer un trou assez large pour y introduire un manche.
Ainsi Robinson en créant un troupeau domestique et un champ cultivé avait commencé à civiliser son île, mais ce n’était encore qu’une oeuvre fragile et limitée, et il avait souvent la révélation que l’île restait une terre sauvage et hostile.
C’est ainsi qu’un matin il surprit un vampire accroupi sur un chevreau qu’il était en train de vider de son sang. Les vampires sont des chauves-souris géantes pouvant atteindre jusqu’à soixante-quinze centimètres d’envergure qui s’abattent doucement la nuit sur le dos des bêtes endormies et sucent leur sang.
Une autre fois alors qu’il cueillait des coquillages sur des rochers à moitié recouverts d’eau, Robinson reçut un jet d’eau en pleine figure. Un peu étourdi par le choc, il fit quelques pas, mais fut arrêté par un second jet qui l’atteignit encore au visage. Il finit par découvrir dans un trou de rocher une petite pieuvre grise qui avait l’étonnante faculté capacité, compétence d’envoyer par sa bouche des projections d’eau avec une extraordinaire précision.
Un jour qu’il avait cassé sa bêche et laissé échapper sa
meilleure chèvre laitière, Robinson céda au
découragement. Il reprit le chemin de la souille la boue (voir chapitre 6).
Là il ôtaenleva
ses vêtements et se laissa glisser dans la boue tiède.
Aussitôt les vapeurs empoisonnées de l’eau croupie où
tournoyaient des nuages de moustiques l’enveloppèrent
et lui firent perdre la notion du temps. Il oublia l’île avec
ses vautours, ses vampires et ses pieuvres. Il se croyait
redevenu un tout petit enfant chez son père qui était
drapier à York ; il croyait entendre les voix de ses parents
et de ses frères et soeurs. Il comprit ainsi que le danger de
la paresse, du découragement et du désespoir le menaçait
toujours, et qu’il devait travailler sans relâche sans repos, sans arrêt pour y
échapper.
Le maïs dépéritmourut complètement, et les pièces de terre où Robinson l’avait semé furent à nouveau envahies par les chardons et les orties. Mais l’orge et le blé prospéraientpoussaient bien, et il éprouvait la première joie que lui eût donnée Speranza en caressant de la main les jeunes tiges souples et tendres.
Lorsque fut venu le temps de la
moisson, il chercha ce qui pourrait lui tenir lieu deservir de, remplacer faucille
ou de faux et ne trouva finalement qu’un vieux sabre
d’abordage qui décorait la cabine du commandant et qu’il
avait rapporté avec les autres épaves.
Il voulut d’abord
procéder méthodiquementde façon bien organisée, pas à pas, comme il avait vu
faire les paysans de la campagne chez lui.
Mais à manier
cette arme héroïque, il fut pris par une sorte d’ardeurénergie
belliqueuseguerrière, et il avança en la faisant tournoyertourner au-dessus
de sa tête et en poussant des rugissementscris, hurlements furieux.
Peu
d’épis furent gâtés par ce traitement, mais la paille,
hachée, dispersée, piétinée était inutilisable.
Blé battu au fléau
Ayant égrené ses épis en les battant au fléau dans une voile pliée en deux, il vanna son grain en le faisant couler d’une corbeille dans une autre, en plein air, un jour de vent vif qui faisait voltiger au loin la balle et les menus déchets.
Séparation de la balle (l'enveloppe) et des grains de blé
À la fin il constata avec fierté que sa récolte se montait à trente gallons (ancienne mesure de poids) de blé et à vingt gallons d’orge.
Il
avait préparé pour moudre écraser le blé, faire de la farine son grain un mortier et un
pilon – un tronc d’arbre évidé et une forte branche à
l’extrémité arrondie – et le four était garni pour la
première cuisson.
C’est alors qu’il prit soudain la décision
de ne pas faire encore de pain et de consacrergarder, réserver toute sa
récolte au prochain ensemencementplantation de ses terres. En se
privant ainsi de pain, il croyait accomplir un acte
méritoire et raisonnable. En réalité, il obéissait à un
nouveau penchantdéfaut, l’avarice, qui allait lui faire beaucoup
de mal.
C’est peu après cette première récolte que Robinson
eut la très grande joie de retrouver Tenn, le chien de La
Virginie. L’animal jaillit d’un buisson en gémissant et en
tordant l’échine, faisant ainsi une vraie fête à ce maître
d’autrefois. Robinson ne sut jamais comment le chien
avait passé tout ce temps dans l’île, ni pourquoi il n’était
pas venu plus tôt à lui.
La présence de ce compagnon le
décida à mettre à exécutionréaliser un projet qu’il avait depuis
longtemps : se construire une vraie maison, et ne plus
continuer à dormir dans un coin de la grotte ou au pied
d’un arbre.
Il situa sa maison près du grand cèdre au
centre de l’île. Il creusa d’abord un fossé rectangulaire
qu’il meublaremplit d’un lit de galetscailloux, pierres recouverts eux-mêmes
d’une couche de sable blanc. Sur ces fondementsbases
parfaitement secs et perméables, il élevaconstruisit des murs en
mettant l’un sur l’autre des troncs de palmiers.
La toiture
se composa d’une vannerie de roseaux des roseaux tressés sur laquelle il
disposa ensuite des feuilles de figuier-caoutchouc en
écailles, comme des ardoises. Il revêtit la surface
extérieure des murs d’un mortier d’argile. Un dallage de
pierres plates et irrégulières, assemblées comme les
pièces d’un puzzle, recouvrit le sol sablonneux. Des peaux
de biques et des nattes de jonc, quelques meubles en
osier, la vaisselle et les fanaux sauvés de La Virginie, la
longue-vue, le sabre et l’un des fusils
suspendus au mur
créèrent une atmosphère confortable et intime que
Robinson n’avait plus connue depuis longtemps.
Il prit
même l’habitude, ayant déballé les vêtements contenus
dans les coffres de La Virginie – et certains étaient fort
beaux ! – de s’habiller chaque soir pour dîner, avec habit,
haut-de-chausses, chapeau, bas et souliers.
Il remarqua plus tard que le soleil n’était visible de l’intérieur de la villa qu’à certaines heures du jour et qu’il serait plus pratique pour savoir l’heure de fabriquer une sorte d’horloge qui fonctionnerait jour et nuit à l’intérieur de la maison. Après quelques tâtonnements, il confectionna une sorte de clepsydre, c’est-à-dire une horloge à eau, comme on en avait autrefois.
C’était
simplement une bonbonnebouteille de verre transparent dont il
avait percé le fond d’un tout petit trou par où l’eau fuyait
goutte à goutte dans un bac de cuivre posé sur le sol.
La
bonbonne mettait vingt-quatre heures à se vider dans le
bac, et Robinson avait strié fait des traits sur ses flancscôtés de vingt-quatre
cercles parallèles marqués chacun d’un chiffre. Ainsi le
niveau du liquide donnait l’heure à tout moment.
Il lui fallait aussi un calendrier qui lui donnât le jour de la semaine, le mois de l’année et le nombre d’années passées. Il ne savait absolument pas depuis combien de temps il se trouvait dans l’île. Un an, deux ans, plus peut-être? Il décida de repartir à zéro. Il dressa devant sa maison un mât-calendrier. C’était un tronc écorcé sur lequel il faisait chaque jour une petite encochetrait, petite coupure, chaque mois une encoche plus profonde, et le douzième mois, il marquerait d’un grand 1 la première année de son calendrier local.