Pendant les heures les plus chaudes de l’été, les
sangliers et leurs cousins d’Amérique du Sud, les pécaris
,
ont l’habitude de s’enfouir le corps dans certains
marécages
de la forêt. Ils battent l’eau du marécage avec
leurs pattes jusqu’à ce qu’elle forme une sorte de boue
très liquide, puis ils s’y enfoncent en ne laissant passer
que leur tête, et se trouvent ainsi à l’abri de la chaleur et
des moustiques.
Sanglier dans la souille
Découragé par l’échec de L’Évasion, Robinson avait eu
l’occasion de suivre un jour un troupeau de pécaris qu’il
avait vus s’enfouir ainsi dans leur souille boue. Il était si triste
et si fatigué qu’il avait eu envie de faire comme ces
animaux. Il avait enlevé ses vêtements, et il s’était laissé
glisser dans la boue fraîche, en ne laissant passer à la
surface que son nez, ses yeux et sa bouche. Il passait des
journées entières, couché ainsi au milieu des lentilles
d’eau, des nénuphars
et des oeufs de grenouilles. Les gaz
qui se dégageaient de l’eau croupie pourrie, qui ne bouge pas lui troublaient l’espritle faisaient délirer.
Parfois il se croyait encore dans sa famille à York, il
entendait les voix de sa femme et de ses enfants. Ou bien
il s’imaginait être un petit bébé dans un berceau, et il
prenait les arbres que le vent agitait au-dessus de sa tête
pour des grandes personnes penchées sur lui.
Quand il s’arrachaitsortait de le soir à la boue tiède, la tête lui
tournait. Il ne pouvait plus marcher qu’à quatre pattes, et
il mangeait n’importe quoi le nez au sol, comme un
cochon. Il ne se lavait jamais, et une croûte de terre et de
crassesaleté séchées le couvrait des pieds à la tête.
Un jour qu’il broutait (brouter= manger de l'herbe comme une vache) une touffe de cresson dans une mare, il crut entendre de la musique. C’était comme une
symphonie du ciel, des voix d’anges accompagnées par
des accords de harpe. Robinson pensa qu’il était mort et
qu’il entendait la musique du paradis. Mais en levant les
yeux, il vit pointer une voile blanche à l’est de l’horizon. Il
se précipita jusqu’au chantier de L’Évasion où traînaient
ses outils et où il retrouva son briquet. Puis il courut vers
l’eucalyptus
creux, enflamma un fagot
de branches
sèches, et le poussa dans la gueule qu’ouvrait le tronc au
ras du sol. Un torrent de fumée âcre en sortit aussitôt,
mais le feu parut tarder à prendre.
D’ailleurs à quoi bon ? Le navire se dirigeait droit sur
l’île. Bientôt il allait jeter l’ancre à proximitéprès de la plage, et
une chaloupe allait s’en détacher. Avec des rires de fou,
Robinson courait en tous sens à la recherche d’un
pantalon et d’une chemise qu’il finit par retrouver sous la
coque de L’Évasion. Puis il courut vers la plage, tout en se
griffant le visage pour démêlerdéfaire les noeuds la barbe et les cheveux qui
lui faisaient un masque de bête. Le navire était tout près
maintenant, et Robinson le voyait distinctementclairement incliner
gracieusement toute sa voilure vers les vagues crêtées
d’écume. C’était un de ces galions espagnols qui
rapportaient autrefois, à travers l’Océan, l’or, l’argent et
les gemmespierres précieuses du Mexique.
À mesure qu’il approchait,
Robinson distinguait une foule brillante sur le pont. Une
fête paraissait se dérouler à bord. La musique provenait
d’un petit orchestre et d’un choeurgroupe de chanteurs d’enfants en robes
blanches groupés sur le gaillard d’arrière. Des couples
dansaient noblement autour d’une table chargée de
vaisselle d’or et de cristal. Personne ne paraissait voir le
naufragé, ni même le rivage que le navire longeait
maintenant après avoir viré de bordchangé de direction.
Robinson le suivait
en courant sur la plage. Il hurlait, agitait les bras,
s’arrêtait pour ramasser des galetspierres qu’il lançait dans sa
direction. Il tomba, se releva, tomba encore. Le galion
arrivait maintenant au bout de la plage où commençait
une région de dunes de sable. Robinson se jeta à l’eau et
nagea de toutes ses forces vers le navire dont il ne voyait
plus que le château arrière drapé de brocart.
À l’une des
fenêtres pratiquées dans l’encorbellement, une jeune fille
était accoudée et souriait tristement vers lui. Robinson
connaissait cette enfant, il en était sûr. Mais qui, qui était-ce ? Il ouvrit la bouche pour l’appeler. L’eau salée envahit
sa gorge. Ses yeux ne virent plus que de l’eau verte où
fuyait une petite raie à reculons…
Une colonne de flamme le tira de son évanouissement.
Comme il avait froid ! Là-haut, sur la falaise, l’eucalyptus
flambait comme une torche dans la nuit. Robinson se
dirigea en titubant vers cette source de lumière et de
chaleur.
Il passa le reste de la nuit recroquevilléen boule dans les
herbes, le visage tourné vers le tronc incandescentbrûlant, enflammé, et il se
rapprochait du foyerfeu à mesure que sa chaleur diminuait.
Vers les premières heures de l’aube, il parvintréussit enfin à
identifierreconnaitre la jeune fille du galion. C’était sa propre soeur,
Lucy, morte plusieurs années avant son départ.
Ainsi ce
bateau, ce galion – type de navire qui avait d’ailleurs
disparu des mers depuis plus de deux siècles – n’existait
pas. C’était une hallucination une vision provoquée par l'imagination, un produit de son cerveau malade.
Robinson comprit enfin que les bains dans la souille et
toute cette vie paresseuse qu’il menait étaient en train de
le rendre fou. Le galionnavire, bateau imaginaire était un sérieux
avertissement. Il fallait se ressaisirréagir, travailler, prendre
son propre destin en main.
Il tourna le dos à la mer qui lui avait fait tant de mal en le fascinant depuis son arrivée sur l’île, et il se dirigea vers
la forêt et le massif rocheux.