Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 33

Les petites fourmis avaient bien travaillé. Il ne restait plus rien des longs poils blancs et bruns, de la barbe et de la chair. Même l’intérieur de la tête avait été parfaitement nettoyé. Quand Vendredi revint vers Robinson ce jour-là, il brandissait à bout de bras un superbe crâne blanc et sec avec deux magnifiques cornes noires, annelées et en forme de lyre. Ayant retrouvé par hasard la cordelette de couleur qu’il avait nouée au cou d’Andoar, il l’attacha à la base des cornes, comme on met un noeud dans les cheveux des petites filles. — Andoar va chanter ! promit-il mystérieusement à Robinson qui le regardait faire. Il tailla d’abord deux petites traverses de longueur inégale dans du bois de sycomore. Avec la plus longue, grâce à deux trous percés latéralement à ses extrémités, il réunit les pointes des deux cornes. La plus courte fut fixée parallèlement à la première, à mi-hauteur du chanfrein. Un peu plus haut, entre les orbites, il plaça une planchette de sapin dont l’arête supérieure portait douze étroits sillons. Enfin il décrocha les boyaux d’Andoar qui se balançaient toujours dans les branches d’un arbre, mince et sèche lanière tannée par le soleil, et il la coupa en morceaux égaux d’un mètre chacun environ. Lorsqu’il le vit tendre entre les deux traverses, à l’aide de chevilles, les douze boyaux qui pouvaient garnir le front d’Andoar, Robinson comprit qu’il voulait fabriquer une harpe éolienne. La harpe éolienne est un instrument qu’on met en plein air ou dans un courant d’air, et c’est le vent qui joue de la musique en faisant vibrer les cordes. Toutes les cordes doivent donc pouvoir retentir en même temps, sans discordance, et il faut qu’elles soient accordées à l’unisson ou à l’octave. Vendredi fixa de chaque côté du crâne une aile de vautour pour rabattre sur les cordes le plus faible souffle de vent. Puis la harpe éolienne trouva place dans les branches d’un cyprès mort qui dressait sa maigre silhouette au milieu des rochers, en un endroit exposé à toute la rose des vents. À peine installée d’ailleurs, elle émit déjà un son flûté, grêle et plaintif, bien que le temps fût tout à fait calme. Vendredi écouta longtemps cette musique si triste et si douce qu’elle donnait envie de pleurer. Enfin, il fit une grimace de mépris, et leva deux doigts en direction de Robinson. Il voulait dire par là que le vent trop faible ne faisait vibrer que deux cordes sur douze. Il fallut attendre la prochaine tempête qui ne se produisit qu’un mois plus tard pour qu’Andoar consente à chanter à pleine voix. Robinson avait finalement élu domicile dans les branches de l’araucaria où il s’était fait un abri avec des plaques d’écorce. Une nuit, Vendredi vint le tirer par les pieds. Une tourmente s’était levée, et on voyait dans le ciel livide la lune glisser rapidement comme un disque entre les nuages déchirés. Vendredi entraîna Robinson vers le cyprès. Bien avant d’arriver en vue de l’arbre, Robinson crut entendre un concert céleste où se mêlaient des flûtes et des violons. Le vent redoublait de violence quand les deux compagnons parvinrent au pied de l’arbre-chantant. Attaché court à sa plus haute branche, le cerf-volant vibrait comme une peau de tambour, tantôt immobile et frémissant, tantôt emporté dans de furieuses embardées. Sous la lumière changeante de la lune, les deux ailes de vautour s’ouvraient et se fermaient au gré des bourrasques. Ainsi Andoar-volant et Andoar-chantant semblaient réunis dans la même sombre fête. Et il y avait surtout cette musique grave et belle, si déchirante qu’on aurait dit la plainte du grand bouc, mort en sauvant Vendredi. Serrés tous trois sous un rocher, Robinson, Vendredi et la chevrette Anda regardaient de tous leurs yeux ce spectacle terrible, et ils écoutaient de toutes leurs oreilles ce chant qui semblait à la fois tomber des étoiles et monter des profondeurs de la terre.


Chapitre 34