Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 32

Il avait d’abord ligaturé trois baguettes de jonc Il avait d’abord ligaturé trois baguettes de jonc en forme de croix. Puis il avait creusé une gorge dans chacune de leurs sections, et il y avait fait passer un boyau. Sur le cadre léger et robuste ainsi obtenu, il avait posé la peau d’Andoar en rabattant et en cousant ses bords sur le boyau. Les deux extrémités de la baguette la plus longue étaient réunies par une ficelle assez lâche à laquelle était nouée la corde du cerf-volant en un point soigneusement calculé, car de là dépendait son inclinaison dans le vent.

Vendredi avait travaillé dès les premières lueurs de l’aube à son cerf-volant, et le grand oiseau de peau à peine terminé s’agitait dans le vent entre ses mains, comme s’il était impatient de prendre son vol. Sur la plage, l’Indien avait crié de joie au moment où Andoar, courbé comme un arc, était monté en fusée, entraînant une guirlande de plumes blanches et noires.

Robinson était bien vite descendu de son arbre pour le rejoindre. Il le trouva couché sur le sable, les mains croisées derrière la nuque, la chevrette Anda roulée en boule à ses pieds. La corde du cerf-volant était attachée à sa cheville. Robinson s’étendit près de lui, et longtemps, ils regardèrent tous deux le vol capricieux d’Andoar au milieu des nuages, qui montait et plongeait, vibrait sous une rafale, et s’affaissait tout à coup parce que le vent faiblissait. Tout à coup Vendredi sauta sur ses pieds, et, sans détacher la corde du cerf-volant toujours nouée à sa cheville, il mima la danse aérienne d’Andoar. Riant et chantant, il s’accroupit en boule sur le sol, puis bondit en levant les bras, retomba, projeta sa jambe gauche vers le ciel, tournoya, accompagné par les gambades d’Anda. Et là-haut, très loin dans les nuages, le bel oiseau d’or attaché par trois cents mètres de fil à la cheville de l’Indien l’accompagnait dans sa danse, virevoltait, plongeait, bondissait avec lui.

L’après-midi fut consacré à la pêche au cerf-volant, telle qu’on la pratique encore dans les îles de l’archipel Salomon. La corde du cerf-volant fut attachée à l’arrière de la pirogue, tandis qu’une ligne de même longueur partait de la queue de l’engin et se terminait par un hameçon dissimulé dans une touffe de plumes. Robinson pagayait lentement contre le vent, et, loin derrière la pirogue, la touffe de plumes frôlait les vagues en scintillant. Parfois un gros poisson se jetait sur cet appât et refermait sa gueule sur l’hameçon. Alors Vendredi et Robinson voyaient dans le ciel le grand cerf-volant s’agiter comme le bouchon d’une canne à pêche quand un poisson a mordu. Robinson faisait demi-tour, et, ramant dans le sens du vent, il rejoignait assez vite le bout de la ligne que Vendredi saisissait. Au fond du bateau s’entassaient les corps brillants, tout ronds, aux dos verts et aux flancs argentés des poissons qui étaient presque tous des belones.

Le soir, Vendredi ne voulut pas ramener Andoar à terre pour la nuit. Il l’attacha à l’un des poivriers auxquels était suspendu son hamac. Tel un animal domestique à la longe, Andoar passa ainsi la nuit aux pieds de son maître. Il l’accompagna également tout le jour suivant. Mais au cours de la deuxième nuit, le vent tomba tout à fait, et il fallut aller chercher le grand oiseau au milieu d’un champ de fleurs où il s’était doucement posé. Après plusieurs essais infructueux, Vendredi renonça à le remettre dans le vent. Il parut l’oublier et ne fit plus que la sieste pendant huit jours. Alors il sembla se souvenir de la tête du bouc qu’il avait abandonnée dans une fourmilière.


Chapitre 33