Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 28: Anda et Andoar

Les chèvres que Robinson avait domestiquées et enfermées dans des enclos étaient retournées à l’état sauvage. Mais comme presque toutes les bêtes qui vivent en liberté, elles s’étaient organisées en groupes que commandaient les boucs les plus forts et les plus sages. Ces maîtres-boucs obéissaient eux-mêmes à un roi-bouc d’une taille et d’une force terribles qui s’appelait Andoar. Quand un danger menaçait un troupeau, il se rassemblait – généralement sur une colline ou un rocher – et toutes les bêtes du premier rang baissaient la tête et opposaient à l’ennemi une barrière de cornes infranchissable.

Vendredi avait imaginé un jeu dangereux qui le passionnait. Il luttait avec les boucs qu’il surprenait isolés. S’ils fuyaient, il les rattrapait à la course. Il empoignait leurs cornes et il les forçait à se coucher. Pour marquer ceux qu’il avait ainsi vaincus, il leur nouait un petit collier de lianes autour du cou.

Il arriva cependant qu’au cours d’une de ces chasses au bouc, Vendredi recueillit une petite chèvre qu’il avait trouvée blessée dans un creux de rocher. Elle avait une patte de devant cassée. C’était une chevrette toute jeune, blanche, et elle n’avait pas encore de cornes. Vendredi lui fabriqua des attelles avec des bâtons qu’il lia autour de l’os fracturé. Sans doute une chèvre plus âgée et plus raisonnable se serait-elle accommodée de cet appareil qui l’empêchait de plier le genou. Mais la petite chèvre Anda – ainsi l’avait baptisée Vendredi – ne pouvait tenir en place. Elle sautait comme une folle et se faisait très mal en retombant sur ses attelles. D’ailleurs, elle finissait toujours par s’en débarrasser, et alors elle basculait sur le flanc et poussait des cris lamentables.

Robinson était d’avis qu’il fallait l’abattre. Dans tous les pays du monde, on abat les chèvres, les moutons, et même les chevaux qui ont un membre cassé. C’est que ces animaux ne peuvent supporter la contrainte du plâtre ou des éclisses qui maintiennent en place les os fracturés. Mais Vendredi s’obstina à vouloir sauver Anda.

Puisqu’elle ne pouvait ni marcher, ni courir, ni sauter, eh bien, il l’immobiliserait tout à fait ! C’est ainsi qu’il la lia dans un cadre de bois posé sur le sol. Au début, Anda, couchée sur le flanc, se débattait et bêlait à fendre l’âme. Mais elle se résigna et consentit à manger l’herbe odorante et à boire l’eau fraîche que Vendredi lui apportait deux fois par jour.

Au bout de trois semaines, Vendredi la libéra. Aussitôt la petite chèvre voulut s’élancer. Mais ses muscles étaient ankylosés. Elle titubait comme si elle avait bu du vin. Il fallut lui rapprendre à marcher. Vendredi s’y employa avec une patience inlassable. Il la tenait par les flancs, entre ses propres jambes, et il avançait pas à pas, tandis que les petits sabots piaffaient et s’embrouillaient maladroitement sur les cailloux. Elle finit cependant par pouvoir à nouveau sauter et galoper, la petite Anda, et c’était merveille de la voir bondir de rocher en rocher, tantôt derrière Vendredi, tantôt le précédant, mais alors il avait parfois bien du mal à la suivre.

Seulement, si elle avait appris à nouveau à courir, Anda ne voulut jamais se remettre à brouter seule ! On pouvait la placer au milieu d’une prairie pleine d’herbes et de fleurs, ou sous le feuillage tendre d’un arbrisseau – car les chèvres préfèrent les feuilles aux herbes – elle bêlait en direction de Vendredi et attendait qu’il lui donne de sa main les plantes qu’il avait cueillies pour elle.

Vendredi et Anda étaient inséparables. La nuit, Vendredi se couvrait de la fourrure chaude et vivante d’Anda, étendue sur lui. Le jour, elle ne le quittait pas d’un mètre.
— Tu verras, disait-il à Robinson. Plus tard, quand elle aura du lait, je ne la trairai pas, comme nous faisions autrefois, non ! Je la téterai directement, comme une petite maman !

Et il riait de plaisir à cette idée. Robinson l’écoutait avec une certaine jalousie, car il se sentait exclu de la grande amitié qui unissait Vendredi et la chevrette.
— Depuis la catastrophe, lui dit-il, tu veux que tout le monde soit libre à Speranza, et qu’il n’y ait plus d’animaux domestiques. Alors pourquoi retiens-tu Anda près de toi ?
— Anda n’est pas un animal domestique, répondit Vendredi avec dignité. Elle est libre. Elle reste avec moi, parce qu’elle m’aime. Le jour où elle voudra partir, je ne l’empêcherai pas !

Or un matin, Vendredi se réveilla avec le sentiment qu’il s’était passé quelque chose pendant son sommeil. Anda était bien dans ses bras, comme d’habitude, pourtant, en la regardant en face, Vendredi lui trouva un drôle d’air. Et puis il flottait une odeur autour de lui, une odeur forte, une odeur de bouc ! Il ne dit rien, mais il y pensa toute la journée.

La nuit suivante, il ne dormit que d’un oeil. Et voilà qu’à minuit le buisson près duquel il reposait parut s’entrouvrir comme une grosse fleur, et il vit apparaître en son milieu la plus belle tête de bouc qu’il avait jamais vue. Des longs yeux d’or brillaient dans l’épaisseur de la toison, une barbiche fine et soyeuse s’agitait au bout du menton, de grosses cornes noires et annelées se dressaient sur son front. En même temps un léger souffle de vent rabattait sur Vendredi une terrible odeur de suint et de musc. Bien qu’il ne l’ait jamais vu, Vendredi reconnut aussitôt Andoar, le roi des chèvres de Speranza. Mais sans doute Anda l’avait-elle vu aussi, car elle se débattait doucement dans les bras de Vendredi, comme si elle avait voulu se dégager sans le réveiller. Mais Vendredi la serra plus fort et l’empêcha de partir, jusqu’à ce que le grand bouc ait disparu. Aussitôt, il se souvint de ce qu’il avait dit à Robinson : si Anda voulait partir, il ne l’en empêcherait pas ! Et il rougit de honte sous sa peau brune.

Le jour suivant, il tressa soigneusement des lianes de couleurs vives pour en faire un collier plus solide et plus beau que les autres : le collier du roi Andoar. Puis il partit dans la montagne à la recherche de son adversaire.

Il l’aperçut au sommet d’un rocher, immobile comme une grosse statue de poils. Il grimpa lentement le long du rocher, en serrant entre ses dents le collier de lianes de couleurs qui devait marquer sa victoire sur Andoar. Sur le sommet du rocher, il y avait vraiment peu de place pour deux ! Mais le bouc ne bougeait toujours pas. Vendredi ne savait que faire. Fallait-il le provoquer ? Il s’approcha en tenant le collier à bout de bras. Il allait toucher le bouc, quand celui-ci s’avança brusquement d’un mètre et passa ses grandes cornes à droite et à gauche de la ceinture de Vendredi. L’Indien était pris comme dans les branches d’une grande pince. Puis le bouc tourna la tête de côté, et Vendredi, perdant l’équilibre, tomba du haut du rocher. Heureusement, la hauteur n’était pas très grande. Mais il y avait au pied du rocher des épines et des houx qui l’écorchèrent profondément.

Vendredi dut garder le hamac plusieurs jours.
Robinson lui faisait des applications de mousse humide, et Anda lui léchait ses blessures. Il parlait sans cesse d’Andoar qu’il voulait retrouver pour avoir sa revanche, et, comme il était bon joueur, il ne cessait de faire l’éloge du roi des chèvres. Andoar, disait-il, pouvait être repéré à cent mètres de distance rien qu’à son épouvantable odeur. Andoar ne fuyait jamais quand on l’approchait. Andoar ne l’avait pas attaqué après sa chute du rocher, et il n’avait pas essayé de le frapper à mort, comme l’aurait fait tout autre bouc…

Vendredi était très faible. Il restait couché tout le temps, sauf quand il cueillait des herbes et puisait de l’eau pour Anda. Un soir, épuisé de fatigue, il tomba dans un sommeil profond. Quand il se réveilla très tard le lendemain matin, Anda avait disparu.
— Tu vois, dit-il à Robinson, elle a voulu partir, elle est partie.

Mais Robinson qui n’était pas dupe lui rit au nez. Alors, Vendredi jura en lui-même qu’il retrouverait Andoar, qu’il lui passerait le collier de lianes et qu’il reprendrait Anda.

Lorsqu’il fut guéri, Robinson essaya de l’empêcher de repartir défier le roi des chèvres. Il y avait d’abord l’odeur que Vendredi apportait, collée à sa peau, quand il avait lutté avec des boucs. Mais en plus, le jeu était réellement dangereux, comme le prouvaient sa chute du rocher et ses blessures. Mais tout ce qu’il pouvait dire ne servait à rien. Vendredi voulait sa revanche, et il en acceptait gaiement tous les risques. Un matin, il repartit au milieu des grands rochers à la recherche de son adversaire.

Il n’eut pas longtemps à chercher pour le découvrir. La silhouette du grand mâle se dressait au milieu d’une foule de chèvres et de chevreaux qui s’enfuirent en désordre à son approche. Seule une petite chèvre blanche resta fidèlement auprès du roi, et Vendredi fut bien obligé de reconnaître Anda. D’ailleurs elle ne broutait pas. C’était Andoar qui broutait pour elle : il arrachait une touffe d’herbe et la présentait à Anda. La chevrette s’en saisissait avec ses dents, et elle hochait plusieurs fois la tête comme pour dire merci. Vendredi en eut un pincement de jalousie.

Andoar ne cherchait pas à fuir. Il se trouvait au milieu d’une sorte de cirque, limité d’un côté par un mur de pierre vertical, de l’autre par un précipice d’une trentaine de mètres de profondeur.

Vendredi dénoua la cordelette qu’il avait enroulée autour de son poignet et l’agita comme un défi sous le nez d’Andoar. Le fauve s’arrêta tout à coup de mâcher en gardant un long brin d’herbe entre ses dents. Puis il ricana dans sa barbiche et se dressa sur ses pattes de derrière, comme pour faire le beau. Il fit ainsi quelques pas en direction de Vendredi en agitant dans le vide ses sabots de devant, et en hochant ses immenses cornes, comme s’il saluait une foule venue pour l’admirer.

Vendredi fut stupéfait de cette pantomime grotesque. Cette seconde de distraction le perdit. La bête n’était plus qu’à quelques pas de lui quand elle se laissa retomber en avant et prit en même temps un élan formidable dans sa direction. Elle vola comme une flèche vers la poitrine de l’Indien. Vendredi se jeta de côté un instant trop tard. Un choc violent à l’épaule droite le fit tourner sur lui-même. Il tomba brutalement sur les pierres et demeura plaqué au sol.

S’il s’était relevé aussitôt, il aurait été incapable d’éviter une nouvelle attaque. Il resta donc aplati sur le dos, et il ne voyait ainsi entre ses paupières mi-closes qu’un morceau de ciel bleu. Brusquement le ciel s’obscurcit et une tête velue et barbichue avec un mufle tordu par une espèce de ricanement se pencha sur lui. Il tenta de faire un mouvement, mais son épaule lui fit tellement mal qu’il s’évanouit.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, le soleil était au zénith et le baignait d’une chaleur insupportable. Il s’appuya sur sa main gauche et ramena ses pieds sous lui. Le mur de pierre réverbérait la lumière comme un miroir. Le bouc était invisible. Il se leva en chancelant, et il allait se retourner, quand il entendit derrière lui un bruit de sabots sur les pierres. Le bruit se rapprochait si vite qu’il ne chercha pas à faire face. Il se laissa tomber sur la gauche, du côté de sa bonne épaule. Un choc au niveau de la hanche le fit trébucher, les bras en croix. Andoar s’était arrêté d’un seul coup, planté sur ses quatre pattes sèches. Vendredi perdit tout à fait l’équilibre et s’écroula sur le dos du bouc. Andoar plia sous le poids, puis il se rassembla et repartit au grand galop.

Torturé par son épaule, l’Indien se cramponnait à la bête. Ses mains avaient empoigné les cornes au plus près du crâne, ses jambes serraient la fourrure des flancs dans laquelle s’accrochaient ses doigts de pied. Le bouc faisait des bonds fantastiques pour se débarrasser de ce corps nu qui l’étouffait. Il fit plusieurs fois le tour de la carrière où il avait rencontré Vendredi, sans jamais trébucher dans les rochers. Vendredi souffrait tellement qu’il avait envie de vomir et qu’il avait peur de s’évanouir à nouveau. Il fallait obliger Andoar à s’arrêter. Ses mains descendirent le long du crâne de la bête et se plaquèrent sur ses yeux. Aveuglée, elle s’arrêterait sans doute. Elle ne s’arrêta pas. Elle fonçait droit devant elle comme si les obstacles n’existaient plus. Ses sabots sonnèrent sur la dalle de pierre qui s’avançait vers le précipice, et les deux corps toujours enlacés tombèrent dans le vide.


Chapitre 29