Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 27: les perroquets

Un matin, Vendredi fut réveillé par la voix de Robinson qui l’appelait par son nom. Il se dressa sur son séant et regarda autour de lui. Personne ! Pourtant il n’avait pas rêvé. Tout à coup, juste au-dessus de sa tête, partant des branches de l’arbuste sous lequel il avait dormi, l’appel retentit à nouveau : — Vendredi ! Vendredi !
Il se leva et inspecta le feuillage du petit arbre. C’est alors qu’il vit un oiseau vert et gris s’enfuir à tire-d’aile avec une espèce de ricanement dans la direction d’un petit bois où les deux amis allaient rarement.

Il voulut en avoir le coeur net et se dirigea vers ce point de l’île. Il n’eut pas à chercher longtemps : l’un des plus beaux arbres – un tulipier – paraissait chargé de gros fruits bizarres… qui se révélèrent en réalité comme autant de nids de perroquets.

L’après-midi, il revint avec Robinson. Les perroquets faisaient un grand vacarme de caquetages dans les branches du tulipier, mais ils se turent soudain en voyant approcher les deux amis, et c’est dans un grand silence que Vendredi et Robinson s’arrêtèrent sous l’arbre.
— Je n’ai jamais vu de perroquets dans l’île, dit Robinson. Ils ont dû tous arriver en même temps pour pondre leurs oeufs et viennent sans doute d’une autre île pas trop éloignée.

Vendredi ouvrait la bouche pour lui répondre, mais il fut interrompu par la cacophonie des perroquets qui se remettaient tous à parler ensemble. Jamais vu, jamais vu, jamais vu, criait l’un, une autre île, une autre île, une autre île, répétait un autre, arriver en même temps, arriver en même temps, arriver en même temps, caquetait un troisième, et tout un groupe d’oiseaux verts perchés sur la plus proche branche leur cornaient aux oreilles trop éloignée, trop éloignée, trop éloignée. Assourdis par tout ce bruit, Vendredi et Robinson s’enfuirent jusque vers les grands pins qui bordaient la plage.
— C’est bien la première fois depuis mon naufrage que je suis gêné par des bruits de voix, s’écria Robinson qui se souvenait de ses longues années de solitude.
— Bruits de voix, bruits de voix, bruits de voix ! glapit une voix aigre dans les branches du pin le plus proche. Il fallut fuir encore plus loin, au bord de la mer, à l’endroit où les vagues croulent sur le sable mouillé. Dès lors, Robinson et Vendredi eurent la plus grande difficulté à échanger des phrases sans qu’aussitôt une voix moqueuse, partant du buisson ou de l’arbuste voisin, ne vienne les interrompre en répétant certains mots qu’ils avaient prononcés. Exaspéré, Robinson ne se déplaçait plus qu’avec un bâton qu’il lançait rageusement dans la direction d’où venait la voix. Jamais il n’atteignit un perroquet, mais souvent on en voyait un s’enfuir avec un cri qui ressemblait à un rire moqueur.

— En vérité, lui dit Vendredi quelques jours plus tard, je crois que c’est une bonne leçon. Nous parlons trop. Il n’est pas toujours bon de parler. Dans ma tribu, chez les Araucans, plus on est sage, moins on parle. Plus on parle, moins on est respecté. Les animaux les plus bavards sont les singes et, parmi les hommes, ce sont les petits enfants et les vieilles femmes qui parlent le plus.
Et il ne se laissa pas troubler par le cri qui retentit presque sous ses pieds et qui répétait petits enfants, petits enfants, petits enfants. Il montra à Robinson un certain nombre de gestes des mains qui pouvaient exprimer les choses les plus importantes.

En voici quelques autres grâces auxquels les deux amis se comprenaient en silence:

Ainsi Robinson et Vendredi restèrent-ils silencieux plusieurs semaines. Un matin, les oeufs des perroquets ayant éclos et leurs petits ayant appris à voler, il y eut un grand rassemblement caquetant sur le rivage. Puis d’un seul coup, au moment où le soleil se levait, tous les oiseaux s’envolèrent vers le large, et on vit décroître et disparaître à l’horizon un gros nuage rond et vert comme une pomme.

Robinson et Vendredi se remirent à parler avec leur bouche, et ils furent tout heureux d’entendre à nouveau le son de leurs propres voix. Mais l’expérience avait été heureuse et salutaire, et souvent, désormais, d’un commun accord, ils se taisaient et ne communiquaient plus qu’avec leurs mains.


Chapitre 28