Au cours des années qui avaient précédé l’explosion et
la destruction de l’île civilisée, Robinson s’était efforcé
d’apprendre l’anglais à Vendredi. Sa méthode était
simple. Il lui montrait une marguerite, et il lui disait :
— Marguerite.
Et Vendredi répétait :
— Marguerite.
Et Robinson corrigeait sa prononciation défectueuse
aussi souvent qu’il le fallait. Ensuite, il lui montrait un
chevreau, un couteau, un perroquet, un rayon de soleil, un
fromage, une loupe, une source, en prononçant
lentement :
— Chevreau, couteau, perroquet, soleil, fromage,
loupe, source.
Et Vendredi répétait après lui, et répétait aussi
longtemps que le mot ne se formait pas correctement
dans sa bouche.
Lorsque la catastrophe s’était produite, Vendredi
savait depuis longtemps assez d’anglais pour comprendre
les ordres que lui donnait Robinson et nommer tous les
objets utiles qui les entouraient. Un jour cependant,
Vendredi montra à Robinson une tache blanche qui
palpitait dans l’herbe, et il lui dit :
— Marguerite.
— Oui, répondit Robinson, c’est une marguerite.
Mais à peine avait-il prononcé ces mots que la
marguerite battait des ailes et s’envolait.
— Tu vois, dit-il aussitôt, nous nous sommes trompés.
Ce n’était pas une marguerite, c’était un papillon.
— Un papillon blanc, rétorqua Vendredi, c’est une
marguerite qui vole.
Avant la catastrophe, quand il était le maître de l’île et
de Vendredi, Robinson se serait fâché. Il aurait obligé
Vendredi à reconnaître qu’une fleur est une fleur, et un
papillon un papillon. Mais là, il se tut et réfléchit.
Plus tard, Vendredi et lui se promenaient sur la plage.
Le ciel était bleu, sans nuages, mais comme il était encore
très matin, on voyait le disque blanc de la lune à l’ouest.
Vendredi qui ramassait des coquillages montra à
Robinson un petit galet qui faisait une tache blanche et
ronde sur le sable pur et propre. Alors, il leva la main vers
la lune et dit à Robinson :
— Écoute-moi. Est-ce que la lune est le galet du ciel, ou
est-ce ce petit galet qui est la lune du sable ?
Et il éclata de rire, comme s’il savait d’avance que
Robinson ne pourrait pas répondre à cette drôle de
question.
Puis il y eut une période de mauvais temps. Des
nuages noirs s’amoncelèrent au-dessus de l’île, et bientôt
la pluie se mit à crépiter sur les feuillages, à faire jaillir des
milliards de petits champignons à la surface de la mer, à
ruisseler sur les rochers. Vendredi et Robinson s’étaient
abrités sous un arbre. Vendredi s’échappa soudain et
s’exposa à la douche. Il renversait son visage en arrière et
laissait l’eau couler sur ses joues. Il s’approcha de
Robinson.
— Regarde, lui dit-il, les choses sont tristes, elles
pleurent. Les arbres pleurent, les rochers pleurent, les
nuages pleurent, et moi, je pleure avec eux. Ouh, ouh,
ouh ! La pluie, c’est le grand chagrin de l’île et de tout…
Robinson commençait à comprendre. Il acceptait peu à
peu que les choses les plus éloignées les unes des autres –
comme la lune et un galet, les larmes et la pluie – puissent
se ressembler au point d’être confondues, et que les mots
volent d’une chose à une autre, même si ça devait un peu
embrouiller les idées.
Il entra tout à fait dans le jeu quand Vendredi lui
expliqua les règles du Portrait araucan en cinq touches.
Vendredi lui disait par exemple :
— C’est une mère qui te berce, c’est un cuisinier qui
sale ta soupe, c’est une armée de soldats qui te retient
prisonnier, c’est une grosse bête qui se fâche, hurle et
trépigne quand il fait du vent, c’est une peau de serpent
aux mille écailles qui miroitent au soleil. Qu’est-ce que
c’est ?
— C’est l’Océan ! triompha Robinson.
Et pour montrer qu’il avait compris la règle du jeu, il
interrogea Vendredi à son tour :
— C’est une toison géante où deux hommes sont
cachés comme des puces, c’est le sourcil qui se fronce audessus
du gros oeil de la mer, c’est un peu de vert sur
beaucoup de bleu, c’est un peu d’eau douce dans
beaucoup d’eau salée, c’est un bateau toujours immobile à
l’ancre. Qu’est-ce que c’est ?
— C’est notre île, Speranza, s’écria Vendredi, et il posa
à son tour une autre devinette :
— Si c’était un arbre, ce serait un palmier à cause des
poils fauves qui en couvrent le tronc. Si c’était un oiseau,
ce serait le corbeau du Pacifique à cause de son cri rauque
et aboyant, si c’était une partie de mon corps, ce serait ma
main gauche à cause de la fidélité avec laquelle elle aide
ma main droite. Si c’était un poisson ce serait le brochet
chilien à cause de ses dents aiguisées. Si c’était un fruit, ce
serait deux noisettes, à cause de ses petits yeux bruns.
Qu’est-ce que c’est ?
— C’est Tenn, notre bon chien, répondit Robinson. Je
l’ai reconnu avec son poil fauve, son aboiement, sa fidélité,
ses crocs aiguisés et ses petits yeux noisette.
Mais parce qu’il évoquait le souvenir du bon Tenn
disparu, Robinson sentit une tristesse l’envahir, et une
drôle de boule se gonfler dans sa gorge et l’empêcher de
parler.
Vendredi s’en aperçut et s’en voulut de sa maladresse.