Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 21: la nouvelle vie

Vendredi commença leur nouvelle vie par une longue période de siestes. Il passait des journées entières dans le hamac de lianes tressées qu’il avait tendu entre deux palmiers au bord de la mer. Il bougeait si peu que les oiseaux venaient se poser dans les arbres tout près de lui. Alors il tirait sur eux avec sa sarbacane, et, le soir, il faisait rôtir avec Robinson le produit de cette sorte de chasse, certainement la méthode la plus paresseuse qui existât.

De son côté, Robinson avait commencé à se transformer complètement. Avant il portait des cheveux très courts, presque ras, et au contraire une grande barbe qui lui donnait un air de grand-père. Il coupa sa barbe – qui avait été d’ailleurs déjà abîmée par l’explosion – et il laissa pousser ses cheveux qui formèrent des boucles dorées sur toute sa tête. Du coup il paraissait beaucoup plus jeune, presque le frère de Vendredi. Il n’avait plus du tout la tête d’un gouverneur et encore moins d’un général. Son corps aussi s’était transformé. Il avait toujours craint les coups de soleil, d’autant plus qu’il était roux. Quand il devait rester au soleil, il se couvrait des pieds à la tête, mettait un chapeau et n’oubliait pas de surcroît sa grande ombrelle en peau de chèvre. Aussi il avait une peau blanche et fragile comme celle d’une poule plumée. Encouragé par Vendredi, il commença à s’exposer nu au soleil. D’abord il avait été tout recroquevillé, laid et honteux. Puis il s’était épanoui. Sa peau avait durci et avait une teinte cuivrée. Il était fier maintenant de sa poitrine bombée et de ses muscles saillants. Il s’exerçait avec Vendredi à toutes sortes de jeux. Ils faisaient la course sur le sable, ils se défiaient à la nage, au saut en hauteur, au lancer des bolas. Robinson avait appris également à marcher sur les mains, comme son compagnon. Il faisait « les pieds au mur » contre un rocher, puis il se détachait de ce point d’appui et partait lourdement, encouragé par les applaudissements de Vendredi.

Mais surtout il regardait faire Vendredi, il l’observait, et il apprenait grâce à lui comment on doit vivre sur une île déserte du Pacifique.

Par exemple, Vendredi passait de longues heures à confectionner des arcs et des flèches. Il tailla d’abord des ar cs simples dans les bois les plus souples, comme le noisetier, le santal, l’amarante ou le copaïba. Puis selon la technique chilienne, il fabriqua des arcs composites – formés de plusieurs pièces – plus puissants et plus durables. Sur un arc simple, il ligaturait des lamelles de cornes de boucs qui ajoutaient leur propre élasticité à celle du bois.

Mais c’était surtout aux flèches qu’il consacrait le plus de travail, car s’il augmentait sans cesse la puissance de ses arcs, c’était pour pouvoir envoyer des flèches de plus en plus longues. Il en arriva bientôt à faire des flèches d’un mètre cinquante. La flèche se compose de trois parties : la pointe, le fût et l’empennage. Vendredi passait des heures à équilibrer ces trois éléments en faisant osciller le fût sur l’arête d’une pierre. Rien de plus important pour l’efficacité d’une flèche que le rapport du poids de la pointe et de celui de l’empennage. Vendredi empennait ses flèches autant qu’il le pouvait, en utilisant des plumes d’oiseaux ou des feuilles de palmier. D’autre part il se servait pour les pointes non de pierre ou de métal, mais d’os, surtout d’omoplates de chèvres dans lesquelles il découpait ses pointes en forme d’ailettes. Robinson finit par comprendre que Vendredi ne cherchait pas à obtenir des projectiles précis et puissants destinés à percer des oiseaux ou des lapins. Non, ce qu’il voulait, c’était que ses flèches volent le plus haut, le plus loin et le plus longtemps possible. Il envoyait ses flèches, non pour tuer, mais pour le plaisir de les voir planer dans le ciel, comme des mouettes.

Un jour que le vent marin assez vif faisait moutonner les vagues, Robinson observait Vendredi qui tirait des flèches droit vers le soleil. Il en prit une particulièrement longue – elle dépassait deux mètres – empennée sur au moins cinquante centimètres avec des plumes d’albatros. Puis il banda l’arc de toutes ses forces en visant à quarante-cinq degrés vers la forêt. La corde en se détendant fouetta le brassard de cuir qu’il nouait sur son avant-bras gauche pour le protéger. La flèche monta jusqu’à une hauteur de cent mètres au moins. Là, elle parut hésiter, mais au lieu de repiquer vers la plage, emportée par le vent, elle fila vers la forêt. Lorsqu’elle eut disparu derrière les premiers arbres, Vendredi se tourna avec un large sourire vers Robinson.
— Elle va tomber dans les branches, tu ne la retrouveras pas, dit Robinson.
— Je ne la retrouverai pas, dit Vendredi, mais c’est parce que celle-là ne retombera jamais.


Chapitre 22