Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 22

Avant l’explosion, Robinson faisait faire à Vendredi le genre de cuisine qu’il avait apprise dans sa famille à York. Si au début de son séjour dans l’île il avait été obligé de faire rôtir sa viande sur un feu vif, il était bien vite revenu ensuite à des recettes proches du boeuf bouilli, le plat le plus en faveur chez les Anglais de cette époque. Mais maintenant, Vendredi lui apprenait des recettes qui étaient celles des tribus araucaniennes, ou qu’il inventait tout simplement.

L’idéal pour Vendredi, c’était certes de manger le mieux possible, mais n’importe où, n’importe quand, et surtout sans avoir besoin d’une cuisine et d’ustensiles. L’explosion avait détruit les plats et les casseroles qu’il y avait dans l’île. Par exemple la plupart des oiseaux qu’ils mangeaient, Vendredi les préparait à l’argile. C’est la façon la plus simple et la plus amusante de faire cuire un poulet ou tout autre volatile :
Vendredi le vidait et mettait dans son ventre du sel, du poivre, et à volonté des herbes aromatiques ou même un peu de farce, mais ce n’est pas indispensable. Il lui laissait toutes ses plumes. Ensuite il préparait de l’argile mouillée – pas trop mouillée, mais assez pour qu’elle soit facile à modeler et à pétrir – il en faisait une galette bien plate. Puis il roulait cette galette autour de l’oiseau, il l’enfermait bien dans la pâte, il faisait autour de lui comme une boule d’argile qui ressemblait à un gros oeuf ou à un ballon de rugby, selon la grosseur. La couche d’argile devait avoir de un à trois centimètres. Il faisait dans un trou un feu de bois assez nourri, car il fallait beaucoup de braises. Quand le feu était bien pris, il mettait la boule d’argile dans le trou, au milieu des braises. Ensuite il entretenait le feu une heure ou deux. L’argile séchait et durcissait comme une poterie. Quand la boule était devenue bien dure, il la sortait du trou et il la cassait. Les plumes restaient collées à l’argile, et l’oiseau était cuit comme au four, tendre et savoureux.
Mais ce qui plaisait surtout à Vendredi, dans cette façon de faire, c’était qu’on cassait chaque fois la boule de terre cuite où l’oiseau avait été enfermé, et ainsi pas de vaisselle à laver, ni à ranger.

Pour les oeufs, Robinson avait l’habitude de les mettre dans l’eau bouillante plus ou moins longtemps pour qu’ils soient coque, mollets ou durs. Vendredi lui apprit qu’on pouvait se passer de casserole et d’eau. En les transperçant de part en part avec un bâtonnet pointu, il confectionna une sorte de broche à oeuf qu’il faisait tourner au-dessus du feu.

Robinson avait toujours cru qu’un bon cuisinier ne doit pas mélanger la viande et le poisson, le sel et le sucre. Vendredi lui montra que ces mélanges sont quelquefois possibles, et même succulents. Par exemple, avant de faire rôtir une tranche de pécari, il faisait avec la pointe du couteau une série de fentes profondes dans l’épaisseur de la viande et, dans chaque fente, il glissait une huître ou une moule crue. La viande farcie de coquillages avait un goût délicieux.

Pour mélanger le sucré et le salé, il entourait un poisson d’une garniture d’ananas, ou il farcissait un lapin avec des prunes. Mais surtout, il apprit à Robinson à faire du sucre. Il lui montra une sorte de palmier ventru, plus gros au centre qu’à la base et au sommet, bref en forme de quille. Quand on l’abat et quand on coupe ses feuilles, on voit aussitôt des gouttes de sève épaisse et sucrée se mettre à couler. Il est préférable que l’arbre soit exposé au soleil, et il faut que le sommet – d’où la sève coule – soit posé plus haut que la base, ce qui n’est pas étonnant puisque la sève a tendance normalement à monter dans le tronc de l’arbre. Ce sucre liquide peut couler des mois, à condition qu’on rafraîchisse régulièrement la tranche, car les pores d’où il sort ont tendance à se boucher. Vendredi montra à Robinson qu’en exposant au feu cette mélasse, elle se caramélisait. Il en enduisait des fruits qu’il rôtissait à la broche, mais aussi des viandes, et même des poissons.


Chapitre 23