Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 20

En ouvrant les yeux, Robinson vit d’abord un visage penché sur lui. Vendredi lui soutenaitsoulevait, tenait la tête de la main gauche et essayait de lui faire boire de l’eau fraîche dans le creux de sa main droite. Mais Robinson serrait les dents, et l’eau coulait autour de sa bouche, dans sa barbe et sur sa poitrine.

L’Indien sourit et se releva en le voyant remuerbouger. Aussitôt une partie de sa chemise et la jambe gauche de son pantalon, déchirés et noircisnoirs, brûlés, tombèrent sur le sol. Il éclata de rire et se débarrassa par quelques contorsions du reste de ses vêtements. Puis il ramassa un morceau de miroir au milieu d’objets domestiques brisés, il s’y regarda en faisant des grimaces et le présenta à Robinson avec un nouvel éclat de rire.
Il n’avait pas de blessure, mais il était barbouillécouvert de suie (noir), et sa belle barbe rousse était à moitié brûlée. Il se leva et arracha à son tour les loquesvêtements très abimés carboniséesbrûlées qui s’attachaient encore à lui. Il fit quelques pas. Il n’avait que quelques contusionsbleus, bosses sous l’épaisse couche de suie, de poussière et de terre qui le couvrait.

La maison brûlait comme une torche. La muraille de la forteresse s’était effondréeétait tombée dans le fossé qui la bordait.
Tous les autres bâtiments, le temple, la banque, la bergerie, le mât-calendrier avaient été soufflés pêle-mêleen désordre par l’explosion. Les deux hommes contemplaientregardaient ce champ de désolation quand une gerbeexplosion de terre de terre monta vers le ciel à une centaine de mètres, puis une demi-seconde plus tard une terrible explosion les jeta à nouveau sur le sol. Ensuite une grêlepluie de cailloux et de racines arrachées crépitatomba violemment autour d’eux. C’était l’un des tonneaux de poudre que Robinson avait enfouis sur le chemin et qu’un cordon d’étoupe permettait d’enflammer à distance.

Épouvantées par cette seconde explosion beaucoup plus proche, les chèvres s’étaient précipitées toutes ensemble dans la direction opposée et avaient défoncédétruit, cassé la clôturebarrière du corral. Elles galopaient maintenant dans tous les sens comme des folles. Elles allaient se disperser dans l’île et revenir à l’état sauvage.

L’entrée de la grotte était bouchée par un amoncellement de rochers. L’un d’eux formait comme un pic au-dessus du chaos et devait offrir un point de vue extraordinaire sur l’île et la mer. Robinson regardait autour de lui et ramassait machinalement les objets que la grotte avait vomis avant de se refermer. Il y avait un fusil au canon tordu, des sacs troués, des paniers défoncés. Vendredi l’imitait, mais au lieu d’aller déposer comme lui au pied du cèdre les objets qu’il avait trouvés, il achevait de les détruire. Robinson le laissait faire, mais il tressaillit tout de même quand il le vit disperser à pleines poignées un peu de blé qui restait au fond d’un chaudron. Le soir tombait, et ils venaient enfin de trouver un objet intact – la longue-vue – lorsqu’ils découvrirent le cadavre de Tenn au pied d’un arbre. Vendredi le palpa attentivement. Il n’avait rien de brisé apparemment, il semblait même n’avoir rien du tout. Pauvre Tenn, si vieux, si fidèle ! L’explosion l’avait peut-être fait mourir tout simplement de peur !

Le vent se leva. Ils allèrent ensemble se laver dans la mer. Puis ils partagèrent un ananas sauvage, et Robinson se souvint que c’était la première chose qu’il eût mangée dans l’île après le naufrage. Enfin ils s’étendirent au pied du grand cèdre pour essayer de dormir.

Robinson réfléchissait en regardant la lune entre les branches noires du cèdre. Ainsi toute l’oeuvre qu’il avait accomplie sur l’île, ses cultures, ses élevages, ses constructions, toutes les provisions qu’il avait accumulées dans la grotte, tout cela était perdu par la faute de Vendredi. Et pourtant il ne lui en voulait pas. La vérité, c’est qu’il en avait assez depuis longtemps de cette organisation ennuyeuse et tracassière, mais qu’il n’avait pas le courage de la détruire. Maintenant, ils étaient libres tous les deux. Robinson se demandait avec curiosité ce qui allait se passer, et il comprenait que ce serait désormais Vendredi qui mènerait le jeu.

Il regardait toujours le ciel en réfléchissant, quand il vit tout à coup la lune glisser très vite derrière une branche et reparaître de l’autre côté. Puis elle s’arrêta, et tout de suite après recommença à glisser dans le ciel noir. Au même moment un épouvantable craquement retentit. Robinson et Vendredi sautèrent sur leurs pieds. Ce n’était pas la lune qui bougeait, c’était l’arbre qui était en train de s’écrouler. Miné par l’explosion, le grand cèdre n’avait pu résister au vent de la nuit. Il s’abattit dans la forêt en écrasant sous lui des dizaines d’arbustes, et le sol trembla sous le choc de l’énorme tronc.

    Langue:
  • le lexique de la destruction
  • le lexique du déplacement

Chapitre 21