Depuis l’arrivée de Vendredi, Robinson n’était pas retourné au fond de la grottevoir chapitre 12. Il espérait que grâce à son nouveau compagnon, la vie dans l’île, le travail et les cérémonies l’amuseraient suffisamment pour qu’il n’ait plus envie de cette sorte de drogue.
Or, une nuit de pleine lune, il s’éveilla et n’arriva plus à se rendormir. Dehors, il n’y avait pas un souffle de vent et les arbres parfaitement immobiles paraissaient dormir, comme Vendredi et Tenn enlacés à leur habitude devant la porte. Robinson fut envahi par un sentiment de très grand bonheur. En effet, parce qu’il faisait nuit, il n’y avait pas de travail possible, pas de cérémonies, pas d’uniformes, pas de gouverneur, ni de général, bref c’était les vacances. Robinson aurait voulu que la nuit ne finît jamais, que les vacances durent toujours. Mais il savait que le jour allait revenir, et avec lui tous ses soucis et toutes ses obligations.
Alors il se leva, et il alla arrêter la clepsydrel'horloge ; puis il ouvrit la porte, il enjambapassa au dessus de les corps de Vendredi et de Tenn, et il se dirigea vers la grotte au fond de laquelle justement la nuit ne finissait jamais, le rêve durait toujours.
Le lendemain matin, Vendredi fut bien surpris de ne pas retrouver Robinson. Il avait dormi deux heures de plus parce que son maître ne l’avait pas réveillé, et il se sentait de très bonne humeur. Que faire ? Il y avait bien les choux à arroser, les chèvres à traire et une petite cabane d’observation à terminer au sommet du cèdre géant de la grotte. Mais, puisque Robinson n’était pas là, toutes ces obligations d’homme blanc disparaissaient et Vendredi n’obéissait plus qu’à son coeur d’Indien.
Son regard rencontra sous la table de Robinson un coffre fermé – mais non verrouillépas fermé à clef – dont il avait pu explorerregarder le contenu. Il le traînatira sur les dalles et le hissamit, porta sur son épaule. Puis il sortit suivi par Tenn.
Au nord-ouest de l’île, à l’endroit où la grande prairie
se perdait dans les sables, fleurissait une plantation de
cactus et de cactées qui avaient des formes et les
silhouettes les plus bizarres. On aurait dit un cortège de
mannequins de caoutchouc vert hérissés de piquants avec
des boules, des raquettes, des queues, des trompes.
Forêt de cactus
Vendredi lança sur le sol le coffre qui lui avait meurtrifait mal à
l’épaule. Les charnières du couvercle sautèrent, et un
brillant désordre d’étoffestissus précieuses et de bijoux se
répandit au pied des cactus. Ces vêtements, Vendredi
n’aurait pas songépensé à s’en vêtirhabiller lui-même. Mais il trouva
amusant d’en habiller les cactus qui avaient tous des
formes vaguement humaines.
Alors pendant plus d’une
heure il disposamit, posa sur ces drôles de plantes, grandes comme
des hommes, des capes, des châles
, des chapeaux, il leur
enfila des robes, des pantalons, des gants, il les couvrit
enfin de bracelets, de colliers, de boucles d’oreilles, de
diadèmes
, et il trouva même au fond du coffre des
ombrelles
, des faces-à-main
et des éventails
qu’il leur
distribua pour compléter l’illusion.
Puis il contempla son
oeuvre, cette foule de grandes dames, de prélatsprêtres, de
majordomesserviteurs et de monstres biscornusbizarres qui avaient l’air
dans leurs somptueuxmagnifiques atoursvêtements de se contorsionnerse tordre, s'agiter, de se
faire des révérencessaluer, de danser un ballet fantastique et
immobile.
Il rit très fort et imita ces bonshommeshommes et ces
bonnes femmes absurdesridicules en gesticulants'agitant et en sautant sur
place, tandis que Tenn gambadait et jappait joyeusement
autour de lui.
Puis il tourna le dos aux cactus et aux cactées habillés, et il se dirigea vers les dunespetites colines de sable qui le séparaient de la plage. Il faisait un temps magnifique, et Vendredi chantait de bonheur en courant sur le sable blanc et pur de la plage. Comme il était beau, nu et joyeux, seul avec le soleil et son chien, libre de faire ce qu’il voulait, loin de l’ennuyeux Robinson ! Il ramassait des galets mauvesviolet clair, bleus ou tachetés, bien plus jolis dans leur vérité et leur simplicité que les gros bijoux compliqués qu’il avait accrochés aux cactus. Il les lançait à Tenn qui courait après en aboyant et les lui rapportait. Puis il lui lança, dans la mer cette fois, des morceaux de bois, et le chien se précipitait dans les vagues, il battait l’eau de ses quatre pattes, et il revenait vers Vendredi, porté par le déferlementle courant, les vagues.
Ils arrivèrent ainsi près de la rizière qui brillait au
soleil comme un miroir d’eau. Vendredi ramassa une
pierre plate et la lança au ras de l’eau pour faire des
ricochets. La pierre rebondit sept fois sur l’eau avant de
s’y enfoncer sans éclaboussures. Ce que Vendredi n’avait
pas prévu, c’est que Tenn s’élança à nouveau pour aller
chercher la pierre. Son élan l’emporta à une vingtaine de
mètres, mais là il s’arrêta : l’eau était trop peu profonde
pour qu’il puisse nager, et il pataugeait dans la vase. Il fit
demi-tour et s’efforça de revenir vers l’Indien. Un
premier bond l’arracha à la boue, mais il retomba
lourdement et il commença à se débattre avec des
mouvements affolés. Il était en train de se noyer.
Vendredi se pencha vers l’eau sale et dangereuse.
Allait-il
y sauter pour sauver Tenn ? Il eut une autre idée. Il
courut à la vanne qui servait à vider l’eau. Il passa un
bâton dans le premier trou de la queue et fit levier de
toutes ses forces. Aussitôt l’eau commença à bouillonner
de l’autre côté de la vanne, tandis que le niveau de la
rizière baissait rapidement. Quelques minutes plus tard
toute la rizière était à sec. La récolte était perdue, mais
Tenn pouvait atteindre en rampant le pied de la digue.
Vendredi le laissa à sa toilette et se dirigea en dansant
vers la forêt.