Tout allait bien en apparence. L’île prospéraitse développait au soleil, avec ses cultures, ses troupeaux, ses vergersjardins d'arbres fruitiers, et les maisons qui s’édifiaientse construisaient de semaine en semaine. Vendredi travaillait dur, et Robinson régnait en maître. Tenn qui vieillissait faisait des siestes de plus en plus longues.
La vérité, c’est qu’ils s’ennuyaient tous les trois. Vendredi était docileobéissant par reconnaissance. Il voulait faire plaisir à Robinson qui lui avait sauvé la vie. Mais il ne comprenait rien à toute cette organisation, à ces codesrègles, à ces cérémonies, et même la raison d’être l'explication, le pourquoi, la cause des champs cultivés, des bêtes domestiquées et des maisons lui échappait complètement. Robinson avait beau lui expliquer que c’était comme cela en Europe dans les pays civilisés, il ne voyaitcomprenait pas pourquoi il fallait faire la même chose sur l’île déserte du Pacifique.
De son côté Robinson
voyait bien que Vendredi n’approuvait pas du fond du
coeur cette île trop bien administréeorganisée qui était l’oeuvre de
sa vie.
Certes Vendredi faisait de son mieux. Mais dès
qu’il avait un moment de liberté, il ne faisait que des
bêtises.
Par exemple, il se conduisait à l’égard des animaux d’une façon tout à fait incompréhensible. Pour Robinson, les animaux étaient soit utiles, soit nuisiblesmauvais. Les utiles devaient être protégés pour qu’ils se multiplientse reproduisent, augmentent. Quant aux nuisibles, il fallait les détruire de la façon la plus expéditiverapide, efficace. Impossible de faire comprendre cela à Vendredi ! Tantôt il se prenait d’une amitié passionnée et absurde pour n’importe quel animal – utile ou nuisible. Tantôt il accomplissaitfaisait sur des animaux des actes d’une cruauté monstrueuse.
C’est ainsi qu’il avait entreprisdécidé de, commencé à d’élever et
d’apprivoiser un couple de rats ! Même Tenn avait
compris qu’il devait laisser en paix ces horribles bêtes
parce que Vendredi les avait prises sous sa protection.
Robinson eut bien du mal à s’en débarrasser. Un jour il les
emporta dans la pirogue et les jeta à la mer. Les rats
revinrent au rivagesur le bord, sur l'île à la nage et de là regagnèrentretournèrent la
maison. Robinson recommença, mais cette fois en
employant une ruse qui réussit parfaitement. Il emporta
avec les rats une planche bien sèche. Il mit les rats sur la
planche
, et la planche dans la mer. Les rats cramponnésaccrochés, agrippés à
ce petit bateau improvisé n’osaient pas se jeter à l’eau
pour revenir à la plage, et le courant les emporta au largeloin en mer.
Vendredi ne dit rien, mais Robinson vit bien qu’il savait.
Comme si Tenn qui avait tout vu lui avait raconté ce qui
s’était passé !
Un autre jour, Vendredi disparut pendant plusieurs
heures. Robinson allait partir à sa recherche, quand il vit
une colonne de fumée qui s’élevait derrière les arbres du
côté de la plage. Il n’était pas défendu d’allumer des feux
sur l’île, mais le règlement voulait qu’on prévînt le
gouverneur en précisant le lieu et l’heure qu’on avait
choisis. C’était pour éviter toute confusion avec le feu
ritueltraditionnel, religieux des Indiens qui pouvaient toujours revenir.
Si
Vendredi avait négligéoublié de prévenir Robinson, c’était sans
doute que ce qu’il était en train de faire n’avait aucune
chance de lui plaire.
Robinson se leva en soupirant et se dirigea vers la
plage après avoir sifflé Tenn.
Il ne comprit pas tout de suite le curieux travail auquel
se livraitque faisait Vendredi. Sur un tapis de cendres brûlantes, il avait posé une grosse tortue qu’il avait fait basculer sur le
dos. La tortue n’était pas morte, et elle battait
furieusement l’air de ses quatre pattes. Robinson crut
même entendre comme une toux un peu rauque qui
devait être sa façon de crier. Faire crier une tortue !
Fallait-il que l’Indien eût le diable au corps ! Quant au but
de cette horrible opération, il le comprit en voyant la
carapace
de la tortue se redresser, devenir presque plate
et naturellement se détacher du corps de la tortue.
Pendant ce temps, Vendredi avec un couteau coupait à
l’intérieur les parties qui restaient encore collées à la
carapace. Tout à coup, la tortue roula sur le côté en
laissant sa carapace par terre. Elle retomba sur ses pattes
et se mit à galoper vers la mer, suivie par Tenn qui
courait derrière en aboyant. Puis elle s’enfonça dans les
vagues.
— Elle a tort, dit tranquillement Vendredi, demain les
crabes l’auront mangée!
Puis il se mit à frotter avec du sable l’intérieur de la
carapace qui formait comme un grand plateau un peu
incurvé.
— C’est un bouclier, expliqua-t-il à Robinson. C’est
comme cela qu’on les fait dans mon pays. Aucune flèche
ne peut le percer, et même les grosses bolas rebondissent
dessus sans le casser !
Bouclier en carapace de tortue
Robinson en voulait beaucoup àétait en colère contre Vendredi de la cruauté (cruel) méchanceté qu’il avait montrée dans cette affaire de bouclier. Mais un peu plus tard, il eut l’occasion de voir à quel point Vendredi pouvait être gentil et dévoué envers une bête quand il l’avait adoptée.
un vautour
Malheureusement il s’agissait cette fois d’un petit
vautour que ses parents avaient abandonné. C’était une
horrible petite bête, avec sa grosse tête aux yeux
exorbitésen avant, qui sortent des orbites, ses lourdes pattes maladroites, et ce petit corps
tout nu et tordu comme celui d’un infirme
handicap. Il ouvrait
largement son énorme bec et le tendait en piaillantcriant (comme une oiseau)
chaque fois qu’on s’approchait de lui.
Vendredi commença par lui donner des morceaux de
viande fraîche qu’il avalait avec aviditérapidement, avec grande faim. Mais bientôt le
petit vautour donna des signes de maladie. Il dormait
toute la journée, et sous son maigre duvetpoils sur le corps d'un oiseau (avant que les plumes poussent) son gésierpartie de l'intestin
saillaitsortait comme une boule dure. En vérité, il ne pouvait pas
digérer cette viande trop fraîche. Il fallait trouver autre
chose. Alors Vendredi laissa des boyaux de chèvres
pourrir au soleil. Bientôt on vit des asticots blancs et gras
qui grouillaient dans la viande nauséabondequi sentait très mauvais. Vendredi les
recueillitprit avec un coquillage. Puis il les mit dans sa bouche
et les mâcha longtemps. Enfin il laissa couler dans le bec
du petit vautour la bouillie blanche et épaisse qui résultait
de cette mastication.
— Les vers vivants trop frais, expliqua-t-il. L’oiseau
malade. Alors il faut mâcher, mâcher. Toujours mâcher
pour les petits oiseaux.
Robinson qui le voyait faire en eut l’estomac soulevé de dégoût, et il se sauva pour ne pas vomir. Mais au fond, il admirait les sacrifices que pouvait faire Vendredi quand il avait décidé d’aider un animal{1}.
{1} Il est vrai que pour nourrir un petit oiseau tombé du nid, il faut bien mâcher soi-même tout ce qu’on lui donne. Mais bien sûr on n’est pas obligé de prendre des asticots. De la viande, du jambon ou de l’oeuf dur font très bien l’affaire.