Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 16: Vendredi et les animaux

Tout allait bien en apparence. L’île prospéraitse développait au soleil, avec ses cultures, ses troupeaux, ses vergersjardins d'arbres fruitiers, et les maisons qui s’édifiaientse construisaient de semaine en semaine. Vendredi travaillait dur, et Robinson régnait en maître. Tenn qui vieillissait faisait des siestes de plus en plus longues.

La vérité, c’est qu’ils s’ennuyaient tous les trois. Vendredi était docileobéissant par reconnaissance. Il voulait faire plaisir à Robinson qui lui avait sauvé la vie. Mais il ne comprenait rien à toute cette organisation, à ces codesrègles, à ces cérémonies, et même la raison d’être l'explication, le pourquoi, la cause des champs cultivés, des bêtes domestiquées et des maisons lui échappait complètement. Robinson avait beau lui expliquer que c’était comme cela en Europe dans les pays civilisés, il ne voyaitcomprenait pas pourquoi il fallait faire la même chose sur l’île déserte du Pacifique.

De son côté Robinson voyait bien que Vendredi n’approuvait pas du fond du coeur cette île trop bien administréeorganisée qui était l’oeuvre de sa vie.
Certes Vendredi faisait de son mieux. Mais dès qu’il avait un moment de liberté, il ne faisait que des bêtises.

Par exemple, il se conduisait à l’égard des animaux d’une façon tout à fait incompréhensible. Pour Robinson, les animaux étaient soit utiles, soit nuisiblesmauvais. Les utiles devaient être protégés pour qu’ils se multiplientse reproduisent, augmentent. Quant aux nuisibles, il fallait les détruire de la façon la plus expéditiverapide, efficace. Impossible de faire comprendre cela à Vendredi ! Tantôt il se prenait d’une amitié passionnée et absurde pour n’importe quel animal – utile ou nuisible. Tantôt il accomplissaitfaisait sur des animaux des actes d’une cruauté monstrueuse.

C’est ainsi qu’il avait entreprisdécidé de, commencé à d’élever et d’apprivoiser un couple de rats ! Même Tenn avait compris qu’il devait laisser en paix ces horribles bêtes parce que Vendredi les avait prises sous sa protection. Robinson eut bien du mal à s’en débarrasser. Un jour il les emporta dans la pirogue et les jeta à la mer. Les rats revinrent au rivagesur le bord, sur l'île à la nage et de là regagnèrentretournèrent la maison. Robinson recommença, mais cette fois en employant une ruse qui réussit parfaitement. Il emporta avec les rats une planche bien sèche. Il mit les rats sur la planche, et la planche dans la mer. Les rats cramponnésaccrochés, agrippés à ce petit bateau improvisé n’osaient pas se jeter à l’eau pour revenir à la plage, et le courant les emporta au largeloin en mer. Vendredi ne dit rien, mais Robinson vit bien qu’il savait. Comme si Tenn qui avait tout vu lui avait raconté ce qui s’était passé !

Un autre jour, Vendredi disparut pendant plusieurs heures. Robinson allait partir à sa recherche, quand il vit une colonne de fumée qui s’élevait derrière les arbres du côté de la plage. Il n’était pas défendu d’allumer des feux sur l’île, mais le règlement voulait qu’on prévînt le gouverneur en précisant le lieu et l’heure qu’on avait choisis. C’était pour éviter toute confusion avec le feu ritueltraditionnel, religieux des Indiens qui pouvaient toujours revenir.
Si Vendredi avait négligéoublié de prévenir Robinson, c’était sans doute que ce qu’il était en train de faire n’avait aucune chance de lui plaire.

Robinson se leva en soupirant et se dirigea vers la plage après avoir sifflé Tenn. Il ne comprit pas tout de suite le curieux travail auquel se livraitque faisait Vendredi. Sur un tapis de cendres brûlantes, il avait posé une grosse tortue qu’il avait fait basculer sur le dos. La tortue n’était pas morte, et elle battait furieusement l’air de ses quatre pattes. Robinson crut même entendre comme une toux un peu rauque qui devait être sa façon de crier. Faire crier une tortue ! Fallait-il que l’Indien eût le diable au corps ! Quant au but de cette horrible opération, il le comprit en voyant la carapace de la tortue se redresser, devenir presque plate et naturellement se détacher du corps de la tortue.
Pendant ce temps, Vendredi avec un couteau coupait à l’intérieur les parties qui restaient encore collées à la carapace. Tout à coup, la tortue roula sur le côté en laissant sa carapace par terre. Elle retomba sur ses pattes et se mit à galoper vers la mer, suivie par Tenn qui courait derrière en aboyant. Puis elle s’enfonça dans les vagues.
— Elle a tort, dit tranquillement Vendredi, demain les crabes l’auront mangée!
Puis il se mit à frotter avec du sable l’intérieur de la carapace qui formait comme un grand plateau un peu incurvé.
— C’est un bouclier, expliqua-t-il à Robinson. C’est comme cela qu’on les fait dans mon pays. Aucune flèche ne peut le percer, et même les grosses bolas rebondissent dessus sans le casser !


Bouclier en carapace de tortue

Robinson en voulait beaucoup àétait en colère contre Vendredi de la cruauté (cruel) méchanceté qu’il avait montrée dans cette affaire de bouclier. Mais un peu plus tard, il eut l’occasion de voir à quel point Vendredi pouvait être gentil et dévoué envers une bête quand il l’avait adoptée.


un vautour

Malheureusement il s’agissait cette fois d’un petit vautour que ses parents avaient abandonné. C’était une horrible petite bête, avec sa grosse tête aux yeux exorbitésen avant, qui sortent des orbites, ses lourdes pattes maladroites, et ce petit corps tout nu et tordu comme celui d’un infirme
handicap
. Il ouvrait largement son énorme bec et le tendait en piaillantcriant (comme une oiseau) chaque fois qu’on s’approchait de lui.

Vendredi commença par lui donner des morceaux de viande fraîche qu’il avalait avec aviditérapidement, avec grande faim. Mais bientôt le petit vautour donna des signes de maladie. Il dormait toute la journée, et sous son maigre duvetpoils sur le corps d'un oiseau (avant que les plumes poussent) son gésierpartie de l'intestin saillaitsortait comme une boule dure. En vérité, il ne pouvait pas digérer cette viande trop fraîche. Il fallait trouver autre chose. Alors Vendredi laissa des boyaux de chèvres pourrir au soleil. Bientôt on vit des asticots blancs et gras qui grouillaient dans la viande nauséabondequi sentait très mauvais. Vendredi les recueillitprit avec un coquillage. Puis il les mit dans sa bouche et les mâcha longtemps. Enfin il laissa couler dans le bec du petit vautour la bouillie blanche et épaisse qui résultait de cette mastication.
— Les vers vivants trop frais, expliqua-t-il. L’oiseau malade. Alors il faut mâcher, mâcher. Toujours mâcher pour les petits oiseaux.

Robinson qui le voyait faire en eut l’estomac soulevé de dégoût, et il se sauva pour ne pas vomir. Mais au fond, il admirait les sacrifices que pouvait faire Vendredi quand il avait décidé d’aider un animal{1}.


{1} Il est vrai que pour nourrir un petit oiseau tombé du nid, il faut bien mâcher soi-même tout ce qu’on lui donne. Mais bien sûr on n’est pas obligé de prendre des asticots. De la viande, du jambon ou de l’oeuf dur font très bien l’affaire.


Chapitre 17