Robinson s’était longtemps demandé comment il
appellerait l’Indien. Il ne voulait pas lui donner un nom
chrétien aussi longtemps qu’il ne serait pas baptisé
Le baptême est une cérémonie religieuse pour qu'un enfant ou un adulte devienne chrétien.. Il
décida finalement de lui donner le nom du jour où il l’avait
recueilli. C’est ainsi que le second habitant de l’île s’appela Vendredi.
Quelques mois plus tard, Vendredi avait appris assez
d’anglais pour comprendre les ordres de son maître. Il
savait aussi défricherpréparer une terre pour la culture (enlever les arbres), labourerretourner la terre pour planter, semerplanter des graines, herser
passer la herse, repiquerreplanter (le riz), sarclerenlever les mauvaises herbes, fauchercouper l'herbe ou les blés, moissonnerramasser les blés mûrs, battre, moudreécraser le blé pour faire de la farine , pétrirpréparer la pâte à pain et
cuire le pain. Il savait traire les chèvres, faire du fromage, ramasser les oeufs de tortue, en faire une omelette, raccommoderrecoudre, réparer les vêtements de Robinson et cirer ses bottes. C’était devenu un serviteur modèle. Le soir, il
endossaitmettait une livréetenue, vêtement de laquaisserviteur et assurait le service du
dîner du gouverneur. Puis il bassinaitchauffait son lit avec une
boîte en fer remplie de braises. Enfin il allait s’étendre sur
une litièreun lit qu’il tirait contre la porte de la maison et qu’il
partageait avec Tenn.
Robinson, lui, était content parce qu’il avait enfin quelqu’un à faire travailler, et à qui il pouvait tout enseigner de la civilisation. Vendredi savait maintenant que tout ce que son maître lui ordonnait était bien, que tout ce qu’il lui défendaitinterdisait était mal. Il est mal de manger plus que la portionla part de nourriture prévue par Robinson. Il est mal de fumer la pipe, de se promener tout nu et de se cacher pour dormir quand il y a du travail. Vendredi avait appris à être soldat quand son maître était général, enfant de choeur quand il priait, maçon quand il construisait, porteur quand il voyageait, rabatteurpersonne qui ramène le gibier à la chasse quand il chassait, et à balancer le chasse-mouches au-dessus de sa tête quand il dormait.
Robinson avait une autre raison d’être content. Il
savait maintenant que faire dequoi faire avec l’or et des pièces de
monnaie qu’il avait sauvées de l’épave de La Virginie. Il
payait Vendredi. Un demi-souverainmonnaie d’or par mois. Avec
cet argent, Vendredi achetait de la nourriture en
supplémenten plus , des petits objets d’usage courant venant
aussi de La Virginie, ou tout simplement une demi-journée
de repos – la journée entière ne pouvait pas être
achetée. Il s’était fait un hamac entre deux arbres où il
passait tout son temps libre.
Le dimanche était naturellement le plus beau jour de la semaine. Le matin, le gouverneur se faisait apporter par son serviteur une sorte de canne qui ressemblait à la fois au sceptre d’un roi et à la crosse d’un évêque, et, abrité sous une ombrelle en peau de chèvre que Vendredi portait derrière lui, il marchait majestueusementcomme un roi dans toute l’île, inspectant ses champs, ses rizièresplantations de riz et ses vergersplantations d'arbres fruitiers, ses troupeaux et ses constructions en cours. Il félicitait ou blâmaitcritiquait, donnait des ordres pour la semaine prochaine, faisait des projets pour les années à venir.
Puis c’était le déjeuner, plus long et plus succulentdélicieux qu’en semaine. L’après-midi, Vendredi nettoyait et embellissait Speranza. Il désherbaitenlevait l'herbe les chemins, semait des graines de fleurs devant la maison, taillait les arbres d’agrément de décoration.
Vendredi avait su s’attirer la bienveillance de son
maître par plusieurs bonnes idées. L’un des grands soucis
de Robinson était de se débarrasser des orduresdéchets et
détritusdéchets (poubelles) de la cuisine et de l’atelier sans attirer les
vautours, ni les rats. Or il ne savait pas comment faire. Les
petits carnivores déterraient tout ce qu’il enfouissaitenterrait sous
la terre, les marées rejetaient sur la plage tout ce qu’il
jetait dans la mer ; quant au feu, il provoquait une fumée
nauséabondemalodorante, puante qui empestaitsentait mauvais la maison et les vêtements.
Vendredi avait eu l’idée de mettre à profit la voracitégourmandise
d’une colonie de grosses fourmis rouges qu’il avait
découverte à proximitéprès de la maison. Tous les rebutsdéchets, restes de nourriture
déposés au milieu de la fourmilière étaient dévorés en un
rien de temps, et les os apparaissaient rapidement nus,
secs et parfaitement nettoyés de toute chair.
Vendredi apprit aussi à Robinson à se servir de bolas.
Chasse avec des bolas
Les bolas, très répandues en Amérique du Sud, sont une
arme formée de trois galetscailloux ronds attachés à des
cordelettes réunies en étoiles. Lancées adroitement, elles
tournoient comme des étoiles à trois branches, et dès
qu’elles sont arrêtées par un obstacle, elles l’entourent et
le ligotentattachent solidement.
Vendredi lançait des bolas dans les jambes des chèvres
qu’il voulait immobiliserarrêter pour les soigner, les traire ou les
sacrifier. Puis il montra à Robinson qu’elles pouvaient
aussi servir pour capturer des chevreuils, et même des
oiseaux échassiersoiseaux à longues pattes.
Enfin il le persuada qu’en augmentant
la grosseur des galets, on pouvait se servir des bolas
comme d’une arme terrible, capable de défoncer la
poitrine d’un ennemi après l’avoir à demi étranglé.
Robinson qui craignait toujours un retour offensifguerrier des
Indiens lui fut reconnaissant d’avoir ajouté à son arsenalstock d'armes
cette arme silencieuse, facile à remplacer, et cependant
meurtrière. Ils s’exercèrents'entrainèrent longtemps sur la grèveplage en
prenant pour cible un tronc d’arbre de la grosseur d’un
homme.
Enfin l’Indien eut l’idée de fabriquer pour Robinson et
lui une pirogue, semblable à celles de son pays. Il
commença à creuser à la hache
le tronc d’un pin très droit
et de grande envergurelarge. Travail lent et patient qui ne
ressemblait pas à la hâtela précipitation, la vitesse fiévreuse dans laquelle Robinson
avait construit L’Évasion. D’ailleurs, encore vexé par son
échec, Robinson ne se mêlaits'occupait de rien et se contentait de
regarder travailler son compagnon. Vendredi avait
commencé à faire du feu sous la partie du tronc qu’il
voulait creuser, procédéméthode qui avait l’avantage de hâteravancer
considérablementfortement le travail, mais qui risquait, si l’arbre
prenait feu, de tout compromettrefaire échouer. Finalement il y
renonçaabandonna et se servit même d’un simple canifcouteau pour
paracheverterminer le travail.
Lorsqu’elle fut terminée, la pirogue était assez légère
pour que Vendredi puisse l’éleverla porter à bout de bras au-dessus de sa tête, et c’est ainsi, les épaules couvertes
comme par un capuchon de bois qu’il descendit vers la
plage, entouré par les gambadessauts joyeux de Tenn, et suivi de loin
par un Robinson de mauvaise humeur. Mais lorsque le
petit bateau commença à danser sur les vagues, Robinson
fut bien obligé de renoncerlaisser, oublier à sa jalousie, et, prenant place
derrière Vendredi, il saisit l’une des deux pagaiesrames simples
que l’Indien avait taillées dans des branches d’araucaria.
Puis ils firent pour la première fois le tour de l’île par mer,
accompagnés de loin par Tenn qui galopait en aboyant le
long du rivage.