Vendredi ou la vie sauvage de M.Tournier




Chapitre 14: La fin de L'Evasion

Robinson et l’Indien passèrent la nuit derrière les créneaux de la forteresse, l’oreille tendue vers tous les bruits nocturnesde la nuit de la forêt. Toutes les deux heures, Robinson envoyait Tenn en reconnaissanceobservation avec mission d’aboyer s’il rencontrait une présence humaine. Chaque fois il revint sans avoir donné l’alerte.

L’Indien, qui serrait autour de ses reins un vieux pantalon de marin que Robinson lui avait fait enfilermettre, était abattusans force, sans réaction, sans ressorténergie, comme abasourdiassommé par son horrible aventure, et aussi par l’étonnante constructionhabitation où il se trouvait transporté.
Il avait laissé intactesans la manger la galette de blé que Robinson lui avait donnée, et il mâchait sans cesse des fèves sauvages dont Robinson se demandait où il avait bien pu les trouver. Un peu avant le lever du jour, il s’endormit sur un tas de feuilles sèches en tenant serré contre lui le chien, lui aussi assoupiendormi. Robinson connaissait l’habitude de certains Indiens chiliensdu Chili d’utiliser un animal domestique comme une couverture vivante pour se protéger du froid de la nuit. Pourtant il fut surpris de la patience de Tenn, d’un naturel habituellement assez farouchesauvage, méfiant, indépendant.

Peut-être les Indiens attendaient-ils le jour pour attaquer ? Robinson armé du pistolet, des deux fusils et de tout ce qu’il pouvait transporter de poudre et de balles se glissa hors de l’enceinte et gagnarejoignit le rivagebord de mer en faisant un vaste crochetdétour, tour par les dunespetites collines de sable de bord de mer.

La plage était déserte. Les trois pirogues et leurs occupants avaient disparu. Le cadavre de l’Indien abattutué la veille d’un coup de fusil avait été enlevé. Il ne restait que le cercle noir du feu magique où les ossements se mêlaient aux souches calcinéesbrûlées.
Robinson posa sur le sable ses armes et ses munitions avec un sentiment d’immense soulagement. Un grand rire le secoua, nerveux, fou, inextinguibleimpossible à arrêter. Lorsqu’il s’arrêta pour reprendre son soufflesa respiration, il pensa que c’était la première fois qu’il riait depuis le naufrage de La Virginie. Peut-être pouvait-il rire à nouveau parce qu’il avait enfin un compagnon ?
Mais il se mit à courir tout à coup parce qu’une idée lui était venue : L’ÉvasionL'Évasion est un bateau que Robinson a construit (loin de la mer) au chapitre V ! Il avait toujours évité de revenir sur l’emplacementle lieu du chantier où il avait eu une si grande déception. Pourtant le petit bateau devait toujours être là et attendre que des bras assez forts le poussent vers la plage ! Peut-être l’Indien allait-il pouvoir aider Robinson à mettre L’Évasion à flotsur la mer et, alors, sa connaissance des îles serait très précieuse.

En approchant de la forteresse, Robinson aperçut l’Indien qui jouait tout nu avec Tenn. Il fut fâché de l’impudeurl'absence de honte d'être nu du sauvage, et aussi de l’amitié qui paraissait être née entre le chien et lui. Après lui avoir fait remettre son pantalon trop grand, il l’entraîna vers L’Évasion.

Les genêts avaient tout envahi, et le petit bateau paraissait flotter sur une mer de fleurs jaunes. Le mât était tombé, et les planches du pont se soulevaient par endroits, sans doute sous l’effet de l’humidité, mais la coque paraissait encore entière. Tenn qui précédaitmarchait devant les deux hommes fit plusieurs fois le tour du bateau. Puis, d’un coup de rein, il sauta sur le pontpont du bateau qui s’effondratomba aussitôt sous son poids. Robinson le vit disparaître dans la calecave du bateau avec un hurlement de peur. Quand il arriva près du bateau, le pont tombait par morceaux entiers chaque fois que Tenn faisait un effort pour sortir de sa prison. L’Indien posa la main sur le bord de la coque, il la referma et l’ouvrit à nouveau sous les yeux de Robinson : elle était pleine d’une sciure rouge qui s’envola dans le vent. Il éclata de rire. À son tour Robinson donna un léger coup de pied dans la coque : un nuage de poussière s’éleva dans l’air tandis qu’un large trou s’ouvrait dans le flanc du bateau. Les termites avaient complètement rongé L’Évasion. Il n’y avait plus rien à faire.


Bois mangé par les termites


Chapitre 15