Robinson et l’Indien passèrent la nuit derrière les créneaux de la forteresse, l’oreille tendue vers tous les bruits nocturnesde la nuit de la forêt. Toutes les deux heures, Robinson envoyait Tenn en reconnaissanceobservation avec mission d’aboyer s’il rencontrait une présence humaine. Chaque fois il revint sans avoir donné l’alerte.
L’Indien, qui serrait
autour de ses reins un vieux pantalon de marin que
Robinson lui avait fait enfilermettre, était abattusans force, sans réaction, sans ressorténergie,
comme abasourdiassommé par son horrible aventure, et aussi par
l’étonnante constructionhabitation où il se trouvait transporté.
Il
avait laissé intactesans la manger la galette de blé que Robinson lui avait
donnée, et il mâchait sans cesse des fèves sauvages dont
Robinson se demandait où il avait bien pu les trouver. Un
peu avant le lever du jour, il s’endormit sur un tas de
feuilles sèches en tenant serré contre lui le chien, lui aussi
assoupiendormi. Robinson connaissait l’habitude de certains
Indiens chiliensdu Chili d’utiliser un animal domestique comme
une couverture vivante pour se protéger du froid de la
nuit. Pourtant il fut surpris de la patience de Tenn, d’un
naturel habituellement assez farouchesauvage, méfiant, indépendant.
Peut-être les Indiens attendaient-ils le jour pour
attaquer ? Robinson armé du pistolet, des deux fusils
et
de tout ce qu’il pouvait transporter de poudre et de balles
se glissa hors de l’enceinte
et gagnarejoignit le rivagebord de mer en faisant un
vaste crochetdétour, tour par les dunespetites collines de sable de bord de mer.
La plage était déserte. Les trois pirogues et leurs
occupants avaient disparu. Le cadavre de l’Indien abattutué
la veille d’un coup de fusil avait été enlevé. Il ne restait
que le cercle noir du feu magique où les ossements se
mêlaient aux souches
calcinéesbrûlées.
Robinson posa sur le sable
ses armes et ses munitions avec un sentiment d’immense
soulagement. Un grand rire le secoua, nerveux, fou,
inextinguibleimpossible à arrêter. Lorsqu’il s’arrêta pour reprendre son
soufflesa respiration, il pensa que c’était la première fois qu’il riait
depuis le naufrage de La Virginie. Peut-être pouvait-il
rire à nouveau parce qu’il avait enfin un compagnon ?
Mais il se mit à courir tout à coup parce qu’une idée lui
était venue : L’ÉvasionL'Évasion est un bateau que Robinson a construit (loin de la mer) au chapitre V ! Il avait toujours évité de revenir
sur l’emplacementle lieu du chantier où il avait eu une si grande
déception. Pourtant le petit bateau devait toujours être là
et attendre que des bras assez forts le poussent vers la
plage ! Peut-être l’Indien allait-il pouvoir aider Robinson
à mettre L’Évasion à flotsur la mer et, alors, sa connaissance des îles
serait très précieuse.
En approchant de la forteresse, Robinson aperçut l’Indien qui jouait tout nu avec Tenn. Il fut fâché de l’impudeurl'absence de honte d'être nu du sauvage, et aussi de l’amitié qui paraissait être née entre le chien et lui. Après lui avoir fait remettre son pantalon trop grand, il l’entraîna vers L’Évasion.
Les genêts avaient tout envahi, et le petit bateau
paraissait flotter sur une mer de fleurs jaunes. Le mât
était tombé, et les planches
du pont se soulevaient par
endroits, sans doute sous l’effet de l’humidité, mais la
coque
paraissait encore entière. Tenn qui précédaitmarchait devant les
deux hommes fit plusieurs fois le tour du bateau. Puis,
d’un coup de rein, il sauta sur le pontpont du bateau qui s’effondratomba
aussitôt sous son poids. Robinson le vit disparaître dans la
calecave du bateau avec un hurlement de peur. Quand il arriva près du
bateau, le pont tombait par morceaux entiers chaque fois
que Tenn faisait un effort pour sortir de sa prison.
L’Indien posa la main sur le bord de la coque, il la referma
et l’ouvrit à nouveau sous les yeux de Robinson : elle était
pleine d’une sciure
rouge qui s’envola dans le vent. Il
éclata de rire. À son tour Robinson donna un léger coup de
pied dans la coque : un nuage de poussière s’éleva dans
l’air tandis qu’un large trou s’ouvrait dans le flanc du
bateau. Les termites avaient complètement rongé
L’Évasion. Il n’y avait plus rien à faire.
Bois mangé par les termites