Aller directement au moment où Robinson rencontre l'Indien
Robinson redescendit plus d’une fois dans le trou de la grotte pour y retrouver la paix merveilleuse de son enfance. Il avait pris l’habitude d’arrêter chaque fois la clepsydre l'horloge (voir chapitre 7), parce qu’il n’y avait plus d’heure, ni d’emploi du temps au fond de la grotte. Mais il était troublé, et il se demandait si ce n’était pas la paresse qui l’y attirait, comme autrefois elle l’avait fait descendre dans la souille la boue (voir chapitre 6).
Pour se changer les idées, il décida de mettre en
culture les sacs de riz qu’il conservait depuis le premier
jour. C’est qu’il avait toujours reculé devant le travail
formidableénorme, important, difficile que représente l’installation d’une rizière. En
effet le riz doit pouvoir pousser sous l’eau, et le niveau de
l’eau doit toujours pouvoir être contrôlé et au besoin
modifié. Il fut donc obligé de barrer le cours d’une rivière
en deux endroits, une fois en avalen bas pour inonder une
prairie, une seconde fois en amonten haut avec une voie de
dérivation afin de pouvoir suspendrearrêter l’arrivée de l’eau et
provoquer l’assèchement ("assécher"= rendre sec) de la prairie. Mais il fallut aussi
faire des diguesbarrière en terre pour empêcher l'eau de passer, construire deux vannes ouverture dans les digues qui pouvaient
être ouvertes ou fermées à volonté, et dans dix mois, si
tout allait bien, la récolte et le décorticage du riz
exigeraient des journées de travail acharnédifficile, demandant un gros effort.
Aussi lorsque sa rizière fut terminée et son riz semé et recouvert par une nappe d’eau, Robinson se demanda une fois de plus pourquoi il s’imposait tous ces efforts. S’il n’avait pas été seul, s’il avait eu seulement une femme et des enfants, ou même un seul compagnon, il aurait su pourquoi il travaillait. Mais sa solitude rendait toute sa peine inutile.
Alors les larmes aux yeux, il redescendit au fond de la
grotte…
Il y resta si longtemps cette fois-ci qu’il faillit bien être
trop faible pour en remonter, et mourir ainsi tout au fond
de son trou. Il chercha donc un moyen de se donner du
courage pour vivre comme un homme et faire tout ce
travail qui l’ennuyait tellement.
Il se souvint que son père lui faisait lire les Almanachs calendrier avec des conseils de Benjamin Franklin, un philosophe, un savant et un homme d’État américain de ce temps-là. Dans ces almanachs, Benjamin Franklin donne des préceptesrègles, conseils moraux qui justifient les hommes qui travaillent et qui gagnent de l’argent. Robinson pensa qu’en inscrivant ces préceptesrègles, conseils dans toute l’île de façon à les avoir toujours sous les yeux, il ne se découragerait plus et céderait moins souvent à la paresse.
Par exemple, il coupa autant de
petits rondinsmorceaux de bois qu’il en fallait pour former dans le sable des
dunes de l’île des lettres composant la phrase suivante:
« La pauvreté prive un homme de toute vertuqualité, valeur : il est
difficile à un sac vide de se tenir debout.»
Dans la paroil'intérieur, le mur de la grotte il avait incrusté des petites
pierres formant ainsi une sorte de mosaïque qui disait:
« Si le second viceterrible défaut est de mentir, le premier est de
s’endetter, car le mensonge monte à cheval sur la dette.»
Des bûchettes petits morceaux de bois de pin enveloppées d’étoupe étaient
posées sur un lit de pierres, toutes prêtes à être
enflammées, et elles disaient dans leur arrangement:
«Si les coquinspersonnes malhonnêtes savaient tous les avantages de la vertu,
ils deviendraient vertueux par coquinerie.»
Il y avait enfin une devisephrase exprimant une règle plus longue que les autres –
elle avait cent quarante-deux lettres – et Robinson avait
eu l’idée de tondre chacune de ces lettres sur le dos d’une
chèvre de son corral, de façon que par hasard,
quelquefois, les chèvres en remuant forment l’ordre des
cent quarante-deux lettres et fassent sortir la devise.
Cette devise était la suivante :
« Celui qui tue une truiefemelle du porc anéantitdétruit toutes les truies
qu’elle aurait pu faire naître jusqu’à la millième
génération. Celui qui dépense une seule pièce de cinq
shillingsmonnaie anglaise assassine des monceauxdes tas, beaucoup de pièces d’or.»
Robinson allait se mettre au travail, quand il tressaillitsursauta
tout à coup de surprise et de peur : un mince filet de
fumée blanche s’élevaitmontait dans le ciel bleu ! Il provenaitvenait du
même endroit que la première fois, mais maintenant
toutes les inscriptions(pour se donner du courage, Robinson a écrit des conseils qu'il a placés à plusieurs endroits de l'île) dont Robinson avait semé l’île
n’allaient-elles pas le faire repérer par les Indiens ?
En
courant vers sa forteresse sa maison entourée de protections suivi de Tenn, il maudissaitregrettait avec colère
l’idée qu’il avait eue. Et puis il y eut un incident un peu
ridicule qui lui parut être un mauvais signe : apeuréeffrayé par
cette cavalcade inattenduecourse imprévue, un de ses boucs les plus
familiers le chargeaattaqua brutalement, tête baissée. Robinson
l’évita de justesse, mais Tenn roula en hurlant, projetélancé, jeté
comme une balle dans un massif de fougères
.
Dès que Robinson se fut enfermé avec Tenn dans la forteresse après avoir mis les blocs de rocher en place et avoir retiréenlevé la passerelle, il commença à se demander si sa conduiteson comportement était bien raisonnable. Car si les Indiens avaient repéréremarqué sa présence et décidé de prendre la forteresse d’assautprendre d'assaut = attaquer, ils auraient non seulement l’avantage du nombre, mais aussi celui de la surprise. En revancheAu contraire, s’ils ne se souciaients'inquiétaient, s'occupaient pas de lui, tout absorbésconcentrés dans leurs ritescérémonies meurtriers, quel soulagement pour Robinson ! Il voulut en avoir le coeur netêtre sûr.
Toujours suivi de Tenn qui boitait, il
empoignaprit l’un des fusils, glissa le pistolet
dans sa ceinture,
et s’enfonça sous les arbres en direction du rivagebord de mer. Il fut
obligé cependant de revenir sur ses pasfaire demi-tour, ayant oublié la
longue-vue
dont il pourrait avoir besoin.
Il y avait cette fois trois pirogues à balanciers, posées
parallèlement sur le sable. Le cercle des hommes autour
du feu était d’ailleurs plus vastegrand que la première fois, et
Robinson, en les examinantobservant à la longue-vue, crut
remarquer qu’il ne s’agissait pas du même groupe. Un
malheureux avait déjà été coupé à coups de machette
, et
deux guerriers revenaient du bûcherfeu où ils avaient jeté
ses morceaux.
C’est alors qu’eut lieu un rebondissementnouvel événement
sans doute inattenduimprévu dans ce genre de cérémonie. La
sorcière qui était accroupiepenchée, presque assise sur le sol se releva tout à coup,
courut vers l’un des hommes, et, tendant vers lui son bras
maigre, elle ouvrit la bouche toute grande pour proférerdire
un flot de malédictions que Robinson devinait sans
pouvoir les entendre. Ainsi il y aurait une seconde victime
ce jour-là ! Visiblement les hommes hésitaient.
Finalement l’un d’eux se dirigea, une machette à la main,
vers le coupable désigné que ses deux voisins avaient
soulevé et projetéjeté, lancé sur le sol. La machette s’abattit une
première fois, et le pagnevêtement autour de la taille de cuir vola en l’air. Elle allait
retomber sur le corps nu, quand le malheureux bondit sur
ses pieds et s’élança en avant vers la forêt. Dans la
longue-vue de Robinson, il paraissait sauter sur place,
poursuivi par deux Indiens. En réalité, il courait droit vers
Robinson avec une rapidité extraordinaire. Pas plus grand
que les autres, il était beaucoup plus mince et taillé
vraiment pour la course. Il paraissait de peau plus sombre
et ressemblait plus à un nègreun Noir, un Africain qu’à un Indien. C’était
peut-être cela qui l’avait fait désigner comme coupable,
parce que dans un groupe d’hommes, celui qui ne
ressemble pas aux autres est toujours détesté.
Cependant, il approchait de seconde en seconde, et son
avance sur ses deux poursuivants ne cessait de croîtreaugmenter.
Robinson était certain qu’on ne pouvait pas le voir de la plage,
sinon il aurait pu croire que l’Indien l’avait aperçu et
venait se réfugier auprès de lui. Il fallait prendre une
décision. Dans quelques instants les trois Indiens allaient
se trouver nez à nez avecen face de, devant lui, et ils allaient peut-être se
réconcilierredevenir amis en le prenant comme victime ! C’est le moment
que choisit Tenn pour aboyer furieusement dans la
direction de la plage. Maudite bête ! Robinson se ruase précipita sur
le chien et, lui passant le bras autour du cou, il lui serra le
museau dans sa main gauche, tandis qu’en même tempsil épaulait(épauler = mettre un fusil à l'épaule, viser) tant
bien que mal son fusil d’une seule main. Il visa au milieu
de la poitrine le premier poursuivant qui n’était plus qu’à
trente mètres et pressa la détentetira un coup de feu. Au moment où le coup
partait, Tenn fit un brusque effort pour se libérer. Le fusil
dévia et à la grande surprise de Robinson, ce fut le second
poursuivant qui effectua un vaste plongeon et s’étalatomba allongé dans
le sable. L’Indien qui le précédaitétait devant s’arrêta, rejoignit le
corps de son camarade sur lequel il se pencha, se releva,
inspectaobserva le rideau d’arbres où s’achevait la plage, et,
finalement, s’enfuit à toutes jambes vers le cercle des
autres Indiens.
À quelques mètres de là, dans un massif de palmiers nains, l’Indien rescapésauvé, vivant inclinaitbaissait son front jusqu’au sol et cherchait à tâtons de la main le pied de Robinson pour le poser en signe de soumission sur sa nuque.