Dès les premiers jours, il s’était servi de la grotte du
centre de l’île pour mettre à l’abri ce qu’il avait de plus
précieux : ses récoltes de céréales, ses conserves de fruits
et de viande, plus au fond ses coffres de vêtements, ses
outils, ses armes, son or, et enfin, dans la partie la plus
reculée, ses tonneaux de poudre noire qui auraient suffi à
faire sauter toute l’île.
Depuis longtemps, il n’avait plus
besoin de chasser au fusil, mais il était content d’avoir
toute cette poudre à sa disposition : ça le rassurait et ça
lui donnait le sentiment de sa supériorité.
Pourtant il n’avait jamais entreprisfait, organisé l’exploration du
fond de la grotte, et il y pensait parfois avec curiosité.
Derrière les tonneaux de poudre, le tunnel se poursuivait
par une sorte de boyau long trou, passage étroit en pente raide où il décida un jour
de s’engager pour voir jusqu’où cela le mènerait.
L’exploration présentait une difficulté majeure, celle
de l’éclairage. Il ne disposait que de torches de bois
résineux. Mais s’avancer dans le fond de la grotte avec
une torche, c’était courir le risque de faire sauterexploser les
tonneaux, d’autant plus qu’il devait y avoir des traces de
poudre par terre.
Il y avait aussi le problème de la fumée
qui aurait vite rendu l’air irrespirable. Il songea un
moment à percer une cheminée d’aération et d’éclairage
au fond de la grotte, mais la naturematière, la pierre de la roche rendait ce
projet irréalisable impossible à faire.
Il n’y avait donc qu’une seule solution :
accepter l’obscurité et tâcheressayer de s’y habituer.
Il s’enfonça
donc le plus loin qu’il put avec une provision de galettes
de maïs et un pichet de lait de chèvre, et il attendit.
Le calme le plus absolu régnait autour de lui. Il savait
que le soleil était en train de baisser à l’horizon. Or
l’ouverture de la grotte était ainsi placée qu’à un certain
moment les rayons du soleil couchant se trouveraient
exactement dans l’axe du tunnel. Pendant une seconde, la
grotte allait être éclairée jusqu’au fond. C’est ce qui se
produisit en effet, pendant la durée d’un éclairquelques secondes. Mais c’en
était assez pour que Robinson sût que sa première
journée s’achevait.
Il s’endormit, mangea une galette, dormit encore, but du lait. Et tout à coup l’éclair se produisit à nouveau. Vingt-quatre heures s’étaient écoulées, mais pour Robinson elles avaient passé comme un rêve. Il commençait à perdre la notion du temps. Les vingt-quatre heures suivantes passèrent encore plus vite, et Robinson ne savait plus s’il dormait ou s’il demeurait éveillé.
Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond
de la grotte. Il n’eut pas à tâtonner longtemps pour
trouver ce qu’il cherchait : l’orificel'entrée d’une cheminée un passage
verticale et fort étroite. Il fit aussitôt quelques tentatives
pour s’y laisser glisser. Les parois du boyau étaient lisses
comme de la chair, mais le trou était si étroit qu’il y
demeurait prisonnier à mi-corps. Alors il eut l’idée
d’enlever tous ses vêtements et de se frotter tout le corps
avec le lait caillé qui restait au fond du pichet.
Puis il
plongea tête la première dans le goulotl'entrée, et, cette fois, il
glissa lentement mais régulièrement, comme une
grenouille dans le gosierla gorge du serpent qui l’avale.
Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s’y installa, recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu’il s’endormit aussitôt.
Quand il se réveilla, quelle surprise ! L’obscuritéle noire était
devenue blanche autour de lui ! Il n’y voyait toujours
rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du
noir ! Et le trou où il était ainsi tapiassis, recroquevillé était si doux, si tiède,
si blanc qu’il ne pouvait s’empêcher de penser à sa
maman.
Il se croyait dans les bras de sa maman qui le
berçait en chantonnant. Son père était un homme petit et
maladif, mais sa mère était une grande femme, forte et
calme, qui ne se fâchait jamais, mais qui devinait toujours
la vérité rien qu’à regarderjuste en regardant ses enfants.
Un jour qu’elle était au premier étage avec tous ses
enfants et que le père était absent, le feu se déclaras'alluma, commença dans
le magasin du rez-de-chaussée. La maison était très
vieille et toute en bois, et le feu s’y propagea avec une
vitesse effrayante. Le petit drapiervendeur de draps était revenu en hâteen courant, rapidemment,
et il se lamentait et courait en tous sens dans la rue en
voyant brûler sa maison avec sa femme et ses enfants.
Tout à coup, il vit son épouse sortir tranquillement d’un
torrent de flammes et de fumée avec tous ses enfants
qu’elle portait sur ses épaules, dans ses bras, sur son dos,
pendus à son tablier. C’était ainsi que Robinson la
revoyait au fond de son trou, comme un arbre pliant sous
le poids de tous ses fruits.
Ou alors, c’était le soir de la fête
des Rois. Elle pétrissaitmélangeait la pâte dans laquelle était cachée
la fève qui désignerait le roi de la fête le lendemain. Il
semblait à Robinson que toute l’île de Speranza était un
immense gâteau et qu’il était lui-même la petite fève
cachée au fond de la croûte.
Il comprit qu’il fallait qu’il sorte de son trou s’il ne voulait pas y rester à tout jamais. Il s’en arracha avec peine et se hissa par le goulotpetit passage. Parvenu au fond de la grotte il retrouva à tâtonsen cherchant avec les mains dans le noir sans rien voir ses vêtements qu’il roula en boule sous son bras sans prendre le temps de se rhabiller.
Il était inquiet parce que l’obscurité blanche persistaitcontinuait autour de lui. Serait-il devenu aveugle ? Il avançait en chancelanten marchant sans équilibre vers la sortie quand tout à coup la lumière du soleil le frappa en pleine figure. C’était l’heure la plus chaude de la journée, celle où même les lézards cherchent l’ombre. Pourtant Robinson grelottaittremblait de froid et serrait l’une contre l’autre ses cuisses encore mouillées de lait caillé. Il se sauva vers sa maison, la figure cachée dans ses mains. Tenn gambadait autour de lui, tout heureux de l’avoir retrouvé, mais déconcertéétonné, surpris de le voir si nu et si faible.