KNOCK, à la cantonade.
Mais, Mariette, qu’est-ce que tout ce monde ? (Il regarde sa montre.)
Vous avez bien annoncé que la consultation gratuite cessait à onze
heures et demie ?
LA VOIX DE MARIETTE
Je l’ai dit. Mais ils veulent rester.
KNOCK
Quelle est la première personne ? (Deux gars s’avancent. Ils se
retiennent de rire, se poussent le coude, clignent de l’oeil, pouffant
soudain. Derrière eux, la foule s’amuse de leur manège et devient assez
bruyante. Knock feint de ne rien remarquer.) Lequel de vous deux ?
LE PREMIER GARS, regard de côté, dissimulation de rire et légère crainte. Hi ! hi ! hi ! Tous les deux. Hi ! hi ! hi !
KNOCK
Vous n’allez pas passer ensemble ?
LE PREMIER
Si ! si ! hi ! hi ! hi ! Si ! si ! (Rires à la cantonade.)
KNOCK
Je ne puis pas vous recevoir tous les deux à la fois. Choisissez.
D’abord, il me semble que je ne vous ai pas vus tantôt. Il y a des gens
avant vous.
LE PREMIER
Ils nous ont cédé leur tour. Demandez-leur. Hi ! hi ! (Rires et
gloussements.)
LE SECOND, enhardi.
Nous deux, on va toujours ensemble. On fait la paire. Hi ! hi ! hi !
(Rires à la cantonade.)
KNOCK, il se mord la lèvre et du ton le plus froid :
Entrez. (Il referme la porte. Au premier gars.) Déshabillez-vous. (Au
second, lui désignant une chaise.) Vous, asseyez-vous là. (Ils échangent
encore des signes, et gloussent, mais en se forçant un peu.)
LE PREMIER, il n’a plus que son pantalon et sa chemise.
Faut-il que je mette tout nu ?
KNOCK
Enlevez encore votre chemise. (Le gars apparaît en gilet de flanelle.)
Ça suffit.
(Knock s’approche, tourne autour de l’homme, palpe,
percute, ausculte, tire sur la peau, retourne les paupière, retrousse les
lèvres. Puis il va prendre un laryngoscope à réflecteur, s’en casque
lentement, en projette soudain la lueur aveuglante sur le visage du
gars, au fond de son arrière-gorge, sur ses yeux. Quand l’autre est
maté, il lui désigne la chaise longue.)
Étendez-vous là-dessus. Allons.
Ramenez les genoux. (Il palpe le ventre, applique çà et là le
stéthoscope.) Allongez le bras. (Il examine le pouls. Il prend la pression
artérielle.) Vous avez encore votre père ?
LE PREMIER
Non, il est mort.
KNOCK
De mort subite ?
LE PREMIER
Oui.
KNOCK
C’est ça. Il ne devait pas être vieux ?
LE PREMIER
Non, quarante-neuf ans.
KNOCK
Si vieux que ça ! (Long silence. Les deux gars n’ont pas la moindre
envie de rire. Puis Knock va fouiller dans un coin de la pièce contre un
meuble et rapporte de grands cartons illustrés qui représentent les
principaux organes chez l’alcoolique avancé, et chez l’homme normal.
Au premier gars, avec courtoisie.) Je vais vous montrer dans quel état
sont vos principaux organes. Voilà les reins d’un homme ordinaire.
Voici les vôtres. (Avec des pauses.) Voici votre foie. Voici votre coeur.
Mais chez vous, le coeur est déjà plus abîmé qu’on ne l’a représenté là dessus.
(Puis Knock va tranquillement remettre les tableaux à leur place.)
LE PREMIER, très timidement.
Il faudrait peut-être que je cesse de boire ?
KNOCK
Vous ferez comme vous voudrez.
Un silence.
LE PREMIER
Est-ce qu’il y a des remèdes à prendre ?
KNOCK
Ce n’est guère la peine. (Au second.) À vous, maintenant.
LE PREMIER
Si vous voulez, monsieur le docteur, je reviendrai à une consultation
payante ?
KNOCK
C’est tout à fait inutile.
LE SECOND, très piteux.
Je n’ai rien, moi, monsieur le docteur.
KNOCK
Qu’est-ce que vous en savez ?
LE SECOND, (il recule en tremblant.)
Je me porte bien, monsieur le docteur.
KNOCK
Alors pourquoi êtes-vous venu ?
LE SECOND, (même jeu.)
Pour accompagner mon camarade.
KNOCK
Il n’était pas assez grand pour venir tout seul ? Allons ! déshabillezvous.
LE SECOND, (il va vers la porte.)
Non, non, monsieur le docteur, pas aujourd’hui. Je reviendrai, monsieur
le docteur.
Silence. Knock ouvre la porte. On entend le brouhaha des gens qui rient d’avance. Knock laisse passer les deux gars qui sortent avec des mines diversement hagardes et terrifiées, et traversent la foule soudain silencieuse comme à un enterrement.
Knock ou le Triomphe de la médecine de Jules Romain, acte II scène 6