Zoo ou l'assassin philanthrope de Vercors

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Acte II , tableau 8

Personnages :
Justice Draper : le juge
Les jurés
Le président du jury
Minchett : procureur
Douglas Templemore : journaliste, l'accusé
Jameson : avocat de l'accusé
Vancruysen : homme d'affaires
Sybil Greame : anthropologue et fiancée de Douglas
Professeur Kreps : géologue

Le tribunal. Le témoin à la barre est un quinquagénairehomme de 50 ans corpulentgros, au visage sanguin. Il n'apprécie pas du tout d'être là.

JAMESON : Monsieur Vancruysen, où résidezhabitez-vous ordinairementhabituellement ?
VANCRUYSEN : À Sydney et à Londres.
JAMESON : De quoi vous occupez-vous là-bas ?
VANCRUYSEN (évasif) : De différentes affaires.
JAMESON : Si nos informations sont justes, n'êtes-vous pas depuis peu devenu président de la Société fermièreentreprise agricole du Takoura, en Nouvelle-Guinée ?
VANCRUYSEN : Oui, entre beaucoup d'autres.
JAMESON : Veuillez nous préciser les buts de cette société.
(Vancruysen regarde le juge d'un air interrogatif.)
JUSTICE DRAPER : Les occupations du témoin, maître, ont-elles un rapportlien direct avec la cause qui nous occupele sujet de ce procès ?
JAMESON : Un rapport tout à fait direct, Votre Honneur.
JUSTICE DRAPER : Veuillez donc répondre, monsieur Vancruysen.
VANCRUYSEN : Nous exploitons les gisementsressources souterraines du massif en naphtepétrole, nitresalpêtre ou sel de pierre, wolframminerai et autres minéraux.
JAMESON : Ne faites-vous rien de la fauneles animaux et de la flore les plantes ?
VANCRUYSEN : Nous recueillons le caoutchouc des hévéas. (Jameson le fixe.) Et nous louons des chasses.
JAMESON : C'est tout ?
VANCRUYSEN : C'est tout pour le moment.
JAMESON : Car vous avez d'autres projets ?
VANCRUYSEN : On a toujours d'autres projets.
JAMESON : Dites-nous donc, monsieur Vancruysen, comment vous avez appris l'existence, dans le massif du Takoura, de nombreux spécimens du Paranthropus erectus, familièrement appelés tropis.
VANCRUYSEN : Lors de certaines projectionsdiffusions de films privées.
JAMESON : Au Muséum de Melbourne, c'est cela ?
VANCRUYSEN : Je suis membre de son Conseil administratif.
JAMESON : Que représentaient ces films ?
VANCRUYSEN (vague): C'étaient des documentaires sur la vie des tropis.
JAMESON : Que l'on voyait au travail, n'est-ce pas ?
VANCRUYSEN : Parfois, oui.
JAMESON : Pendant les expériences de dressage et s'acquittantfaisant fort bien de certaines besognestâches, travaux ? (Vancruysen se tait.) Quand avez-vous vu projeter ces films ?
VANCRUYSEN : J'en ai perdu la date.
JAMESON : Au début d'octobre dernier. Et quand avez-vous pris le contrôle de la Société fermière ?
VANCRUYSEN (au juge) : N'est-ce pas intervenir dans mes affaires ? Dois-je répondre ?
JUSTICE DRAPER : Vous avez prêté sermentavez juré de dire la vérité, monsieur Vancruysen.
VANCRUYSEN : À la fin d'octobre dernier.
JAMESON : Ainsi, très peu de temps après la projection des films. La Société fermière n'était-elle pas, pourtant, quelque peu en déconfituredifficultés financières ?
VANCRUYSEN : Elle avait des difficultés.
JAMESON : Ce qui ne vous a pas empêché d'en acquériracheter en toute hâtevite, rapidement, sans perdre de temps, pour un prix dérisoiretrès petit prix il est vrai, la majorité des actions ? (Silence de Vancruysen.) La Société fermière étant propriétaire de toute la faunel'ensemble des animaux du Takoura, si les tropis sont des singes, par conséquent ils vous appartiennent, avec le droit d'en faire ce que bon vous semblevous voulez ?

Chaine de filature
VANCRUYSEN : Sans doute.
JAMESON : S'ils étaient des hommes, au contraire, ils n'en constitueraient pas la faunene feraient pas partie des animaux, mais la population, laquelle échapperait alors à toute propriétéserait libre ? (Vancruysen hausse les épaules.) Monsieur Vancruysen, n'avez-vous pas formé, en ce même mois d'octobre, un consortium regroupement d'entreprises en vue dedans le but de fondercréer en Australie une chaîne de filaturesregroupement d'entreprises textiles (= qui fabriquent des tissus) ?
VANCRUYSEN : J'en ai jeté les bases.
JAMESON : Car, contrairement à ce qu'on pourrait croire, il n'existe pas encore en Australie, pourtant grande productrice de laine, une industrie lainière équivalente. Comment expliquez-vous cela ?
VANCRUYSEN : Je ne suis pas économiste.
JAMESON : Oh ! nous pouvons très bien répondre à votre place. (Aux jurés.) C'est une question de prix de revientfabrication. Si l'Australie nous envoie sa laine brute
Laine non tissée
au lieu de la tisser sur place, c'est parce que la main-d'oeuvre y est beaucoup plus rare et donc beaucoup plus chère qu'en Angleterre. Tout essai de concurrence avec nos filatures s'est toujours soldé par des faillites. Personne là-bas ne l'ignore. Les banques moins que tout autreencore plus que les autres ; n'est-ce pas ? .
VANCRUYSEN : Demandez-leur.
JAMESON : Néanmoins, toujours dans ce même mois d'octobre, elles ont subitementsoudain investi plusieurs millions de dollars dans la construction immédiate de vastesgrandes filatures. N'est-ce pas, de leur part, une étrange imprudence ?
VANCRUYSEN : Je vous répète : demandez-leur.
JAMESON : À moins qu'elles n'aientSauf si elles ont d'excellentes raisons de croire que vous êtes en mesure depouvez, êtes capable de vous procureravoir, trouver une nombreuse, très nombreuse main-d'oeuvre à bon marchépas cher, à très bon marché ?
VANCRUYSEN (changeant de ton et soudain agressif) : My lord on est en train de me chercher une mauvaise querelle. Où la défense veut-elle en venirQue cherche l'avocat de la défense ? Quel est son but ? ? À nous accuser d'esclavage, parce qu'il existerait un projet de main-d'oeuvre tropie dans nos usines ? Eh bien, si c'était vrai ? Les tropis appartiennent, de façon évidente clairement, avec certitude, à certaine espèce de primatessinges, et non à l'espèce humaine. Existe-t-il une loi qui interdit l'emploi d'animaux domestiques pour soulageralléger, diminuer le travail humain ?
JUSTICE DRAPER : Non, en effet.
VANCRUYSEN : Alors, qu'est-ce qui ne va pas ? Abandonnés dans le désert, les tropis sont exposés à tous les aléasles dangers de la vie. Nous allons au contraire, nous, soumettre les femelles à un élevage intensif dans des locaux ultramodernestrès modernes, avec des soins vétérinaires de tous les instants. Est-ce un crime contre la prospéritécroissance, le bien-être de l'espèce ? Les mâles se livrent, à l'époque des amours, à des luttes meurtrières. Nous les protégerons contre eux-mêmes par une... petite opération. Y trouvez-vous à redireAvez-vous une raison de critiquer ? ? Nous les emploierons dans nos usines par équipes de six, sous la conduite d'un ouvrier. Cela produira des tissus à bas prix. Qui s'en plaindra ? Sinon, bien entendu, les textilesindustries regroupées autour de la fabrication de tissus anglais... Eh bien, qu'ils se défendent !
(Le président du Jury lève la main. Le juge lui donne, d'un geste, la parole.)
LE PRESIDENT DU JURY (debout) : Mais... mais... mais... est-ce que nous comprenons bien, my lord ce que le témoin vient de nous dire ? Que, si ces bestiauxanimaux-là sont des singes, monsieur pourrait, dans ses usines, y faire travailler gratuitement tous ces tropis, et toutes ces tropiettes, et tous ces tropiots nés ou à naître ?
JUSTICE DRAPER : Eh oui, sans doute.
LE PRÉSIDENT DU JURY : Mais alors... mais alors... nos filaturesusines qui fabriquent des tissus à nous, ici, en Grande-Bretagne ? Je suis du Yorkshire, my lord et fabricant de drap... Nous n'avons pas de tropis par ici ! Et puis d'ailleurs, nos syndicats.... (Il se rassoit lentement, les yeux sur Vancruysen.) Eh ben... eh ben... eh ben...
JAMESON : Il me semble que messieurs les jurés commencent à se faire de ce procès une idée plus réaliste. Mais pour que ces beaux projets voient le joursoient possibles, monsieur Vancruysen, encore faut-il que la Société fermière, les banques, vous-même et vos associés ayez la certitudesoyez sûrs que les tropis ne sont pas des hommes, mais des singes ?
VANCRUYSEN : Bien entendu.
JAMESON : Et d'où tenez-vous cette certitude ?
VANCRUYSEN : Du rapport de Julius Drexler à l'Académie de Johannesburg.
JAMESON : Car l'éminentgrand savant sud-africain a bien conclu, n'est-ce pas, qu'indubitablementindiscutablement, sans hésitation, certainement, sans aucun doute les tropis appartiennent (il insiste) au genre animal ?
VANCRUYSEN : Sans restriction à 100%.
JAMESON : Je vous remercie. (À Minchett.) Le témoin est à vous.
MINCHETT (méprisant) : Nous n'avons plus besoin de lui. (Vancruysen rejoint le banc des témoins.) Je vais lire à la Cour et à messieurs les jurés la conclusion du fameux rapport. (Il brandit un papier.) Et vous jugerez du crédit qu'il faut lui accordervous verrez si on peut vraiment lui faire confiance ! « La découverte du Paranthropus, écrit le sieurmonsieur Drexler, vient heureusement balayerrejeter, effacer les notions simplistes que nous avions de l'homme, ou plutôt, écrit-il — écoutez bien —, des espèces diverses que nous englobionsclassions à tort dans ce mot unique. Plus de doute désormais : l'unicité de l'espèce humaine n'existe pas. Seule existe une échelle d'hominidésprimates bipèdes au sommet de laquelle, uniquele seul homme véritable, est l'homme blanc. Au-dessous, aboutissant au Paranthropusmot formé avec "anthropo" (= humain) et le préfixe "para-" qui signifie "à côté de, proche". Le "paranthropus" est un hominidé qui a vécu en Afrique il y a plus d'1 million d'années et au chimpanzé, n'existent que des anthropoïdes mot formé de "anthropo-" (homme) et du suffixe "-oïde" (forme), abusivement dits humains. » Vous avez entendu, messieurs !... Et il conclut : « La première question à poser est donc, dès aujourd'hui : les nègresterme raciste pour désigner les personnes noires sont-ils des hommes ? » Cette question abominablehorrible, affreuse, mesdames, messieurs du Jury, a été bien entendubien sûr reprise avec enthousiasme, et avec les gros titres que vous imaginez, par tous les journaux d'Afrique du Sudvoir "apartheid", de Rhodésie et même par certains pays d'Amérique du Nordvoir "ségrégation", en Géorgie et en Alabama. Est-ce à cela que la défense veut en venir ? Est-ce à faire approuvervalider par un tribunal britanniqueanglais, pour sauver la tête d'un assassin, une thèse aussi révoltantechoquante, scandaleuse, immondedégoutante, inacceptable, et criminelle ?

La ségrégation aux États-Unis

Après la guerre de Sécession, en 1865, l'esclavage est abolisupprimé dans le sud des États-Unis. Mais les populations noires, progressivement exclues de la vie politique, se voient imposer un système légal de ségrégation.

La ségrégation est une séparation sociale des noirs et des blancs. Séparation dans les lieux publics, les transports en commun, les écoles, les quartiers,... mais aussi dans la vie professionnelle et politique. Les noirs et les blancs ne peuvent pas se mélanger. La ségrégation repose sur le racisme : les blancs pensent que les noirs sont inférieurs.

En juin 1963, le président Kennedy déclara que "la race n'avait pas de place dans la vie et dans le droit du pays" . Kennedy fut assassiné le 22 novembre, mais son successeur Lyndon Johnson poursuivit sa politique : la grande loi des droits civiques votée en 1964 interdisait toute forme de discrimination et de ségrégation dans les lieux publics.

Source : "Etats-Unis : un siècle de ségrégation", article de Pap Ndiaye, l'Histoire, 2006



L'apartheid en Afrique du Sud

Le mot "apartheid" signifie "vivre à part" (= séparés). En Afrique du Sud, les lois séparaient les blancs et les noirs. C'est une ségrégation extrême.

L'Afrique du Sud a été colonisée par les Hollandais puis les Britanniques (anglais). Le régime de ségrégation (dans l'emploi, la société et la propriété de la terre) a commencé avec les anglais en 1911.

En 1948, l'apartheid s'est installé en Afrique du Sud avec l'élection du parti National des Afrikaners (blancs).

Les blancs avaient tous les pouvoirs et la population était séparée en fonction de sa couleur ou son origine : blancs / noirs / métis / asiatiques.

Exemples de lois pendant l'apartheid :

  • les mariages interraciauxentre personnes de couleurs différentes sont interdits
  • les noirs vivent dans des réserves et ne peuvent pas choisir leur lieu d'habitation
  • les lieux publics sont séparés : plages, transports en commun, hôpitaux, écoles pour blancs, écoles pour noirs,...
  • les noirs doivent avoir un laisser-passer : ils ne peuvent pas se déplacer librement
  • les écoles réservées aux noirs forment des ouvriers ou une main-d'oeuvre non qualifiée
  • les écoles réservées aux blancs forment aux métiers des classes supérieures
  • Le régime de l'apartheid a été officiellement aboli en 1993.

    L'apartheid en images

    Voir le début du film "Skin" qui se passe en Afrique du Sud pendant l'apartheid.



    JAMESON : Non, ce n'est pas cela. C'est même tout le contraire.
    JUSTICIER DRAPER : Alors, maître, que voulez-vous dire ? Nous attendons vos précisions.
    JAMESON : Nous voulons montrer, Votre Honneur, que l'essentiel dans ce procès ce n'est pas le sort de mon client ni de quelques malheureux tropis. Mais le destin peut-être de nombreux petits peuples sans défense, que l'on s'apprêtese prépare, vous l'avez entendu, à réduire de nouveau en esclavage. La menace est pressante en Australie, elle pèse en Afrique du Sud, de proche en proche elle pourrait bien remonter jusqu'à nous et nos travailleurs immigrés ! Seul peut encore anéantirdétruire, arrêter, stopper, empêcher ces projets monstrueux ce qui se décidera ici. Et ce qui se décidera ici, si mon client l'obtient, il se pourrait que ce fût au prix de son honneur et de sa vie. Il le sait et l'accepte. Et voilà, my lord, les choses comme elles sont, en vérité. ( Il se rassoit.)

    ******************


    JUSTICE DRAPER (après avoir considéré Douglas, d'une voix douce) : Mademoiselle Sybil Greame voudrait-elle revenir à la barre ? (Sybil s'avance.) Devons-nous décidément comprendre, mademoiselle, que l'apparition parmi nous de ces pauvres tropis a si bien bouleversé les notions généralement admises de l'espèce humaine, que, entre l'homme et l'animal, il n'existe vraiment plus de frontière précise ? Que, pouvant la faire passer désormais où cela paraît commode, rien n'empêche plus certains gouvernements cruels, s'ils le décident ainsi, de rayer d'un coup de plume, de leur population, n'importe quel peuple de couleur ?
    SYBIL (un peu piquante) : Et pourquoi de couleur, my lord? Cette discrimination pourrait tout aussi bien se retourner contre les Blancs, le jour où ils perdraient leur suprématie.
    JUSTICE DRAPER : Comment, que voulez-vous dire ?
    SYBIL : Que le racisme, c'est la loi du plus fort, rien d'autre. Et que le jour où les peuples d'Asie ou d'Afrique le deviendront, les plus forts, ils pourront tout aussi bien nous rendre la pareille.
    JUSTICE DRAPER (ébahi et choqué) : Et pour nous dominer, prétendre que nous sommes, NOUS ! les Anglais, plus près du singe ?
    SYBIL (amusée, ironique) : Et pourquoi non, my lord? Ce ne serait pas sans motif. Le Noir du Sénégal se tient plus droit, plus noblement que nous. Le squelette du Chinois est plus délié, plus raffiné. L'Hindou a le système pileux moins développé. Si nous sommes les moins forts, ce sera bien leur tour de nous traiter en espèce inférieure, en simples hominidés.
    JUSTICE DRAPER (grattant fougueusement sa perruque) : Oh ! oh ! Alors il faudrait sans tarder établir où elle passe, cette frontière, et empêcher ainsi toute contestation !
    SYBIL : C'est certainement souhaitable, my lord; seulement...
    JUSTICE DRAPER : Ne pourrions-nous vous demander, mademoiselle, ainsi qu'à monsieur votre père et à d'autres anthropologues de toutes nationalités, de se mettre d'accord sur une définition zoologique de l'espèce humaine, après quoi vous reviendrez à cette barre nous apporter vos conclusions ?
    KREPS (à son banc et se frappant La cuisse) : Je vous la souhaite , bonne et heureuse, my lord! Vous aurez de vrais cheveux blancs avant que vos anthropologues...
    JUSTICE DRAPER (l'interrompant du marteau puis à Sybil) : Est-ce donc si difficile ?
    SYBIL : Pas difficile, mais arbitraire, my lord. La nature ne classifie jamais. C'est nous qui le faisons, par commodité. Afin de nous y retrouver un peu. Mais chacun le fait à son idée. Alors, il vaudrait mieux tirer au sort, cela irait plus vite et ce ne serait pas moins exact. [...]