Noir sur le camp. Lumière sur le tribunal. Sybil est toujours à la barre.
MINCHETT : Et ces pierres étaient toutes taillées, n'est-ce pas ?
SYBIL (soupirant) : Oui, maître, toutes. Très grossièrement, mais elles l'étaient.
MINCHETT : Parfait. De plus, n'a-t-on pas observé plus tard que ces tropis savent faire le feu ?
SYBIL (vite) : Pas tous. Cela dépend.
MINCHETT : Que voulez-vous dire ?
SYBIL : Que très peu d'entre eux en sont capables.
MINCHETT : Comment le savez-vous ?
SYBIL : Kreps n'a pas mis longtemps à les apprivoiser avec du lard, ils en sont très friands. La plupart alors l'ont suivi jusqu'au camp, comme des moineaux derrière un cheval, avec le même espoir de pitance. Et, une fois chez nous, ceux-là plus jamais nous ne les avons vus faire le moindre feu.
JUSTICE DRAPER : Alors qui en faisait, mademoiselle ?
SYBIL : Ceux qui, malgré l'appât du lard, n'ont pas voulu quitter leur grotte.
JUSTICE DRAPER : Ah, pourquoi ? Par fierté ?
SYBIL : Je ne sais, my lord. C'est ce que pensait Kreps. Il disait en riant que nous avions écumé tous les larbins.
MINCHETT : Et donc les autres faisaient du feu, c'est tout ce qui nous intéresse. À quel usage ? Pour cuire leur gibier ?
SYBIL : Plutôt pour le fumer.
MINCHETT (triomphant, aux jurés) : C'est-à-dire pour faire des conserves !
SYBIL : Non, pas du tout.
MINCHETT : Alors pourquoi ? SYBIL : Pour rien.
MINCHETT : Comment, pour rien ?
SYBIL : Il faut plusieurs semaines pour fumer un cuissot. Or, ils le dévoraient le jour même, parfois moins d'une heure après.
JUSTICE DRAPER : Mais cuit ?
SYBIL : Non, cru. Comme tous les carnivores.
JUSTICE DRAPER : À quoi cela leur servait-il alors de le passer au feu ?
SYBIL : Nous l'ignorons, milord. Sans doute est-ce chez eux une pratique héréditaire, une sorte d'instinct, à la manière du chien qui enterre son os, même s'il est en caoutchouc, pour en faire lui aussi des conserves, monsieur le procureur.
MINCHETT : N'empêche, impossible d'hésiter : des singes qui savent tailler la pierre, faire du feu et fumer la viande ne sont pas des singes, mais des hommes. Je vous remercie. Il se rassoit. Jameson se lève. 45 JAMESON : Mademoiselle. On a trouvé naguère, près de Pékin, des ossements fossiles.
SYBIL : Oui, ceux du sinanthrope.
JAMESON : A-t-on pu le classer dans l'espèce humaine ?
SYBIL : Non, absolument pas.
JAMESON : Or, ne savait-il pas tailler la pierre et faire le feu ?
SYBIL : Effectivement.
GREAME (de sa place) : Ah non... rien n'est moins sûr...
JAMESON : Qu'est-ce qui n'est pas sûr ? SYBIL: Oui, certains prétendent que les traces de feu, les pierres que l'on a trouvées près des ossements peuvent signifier aussi que des hommes existaient déjà, qui ont tué le singe avec ces pierres et l'ont fait cuire avec ce feu. Mais nous n'en savons rien.
MINCHETT : Cependant, mademoiselle...
DRAPER : Maître, le témoin est à la défense.
JAMESON (aimable) : Parlez, mon cher confrère. À charge de revanche.
MINCHETT : Tout le monde sait que c'est le propre de l'homme de savoir faire le feu, non ? sun. : On l'a longtemps admis, c'est vrai. Mais c'était en os vertu d'un raisonnement faux.
MINCHETT : Comment! Mais puisque l'homme est seul à pouvoir faire du feu, qui fait le feu est donc un homme !
SYBIL: Il n'y a pas cent ans, maître, vous auriez dit encore : l'oiseau est seul à pouvoir voler, qui s'envole est donc un oiseau... Dix ans plus tard ce n'était plus vrai. Non, voyez-vous, déjà le sinanthrope a fait douter qu'il fallût être un homme pour savoir faire le feu, et le tropi, loin d'affaiblir ce doute, l'ac-croît, tout au contraire.
JAMESON : Car il est démontré, n'est-ce pas, mademoiselle, que la constitution des tropis est absolument simiesque'.
SYBIL (après un regard à Douglas) : Absolument, c'est peut-être trop dire... Très proche, oui sûrement.
JAMESON : Mais n'ont-ils pas des bras démesurés (il imite ce qu'il dit) avec des mains qui pendent tout près de terre ?
SYBIL : Oui : leurs jambes sont très courtes.
MINCHETT : Mais ils se tiennent droits, comme nous !
SYBIL : Ils se tiennent souvent droits.
JAMESON : Mais courbés quand ils marchent, en s'appuyant sur le dos des doigts.
SYBIL : Seulement quand ils courent.
MINCHETT : Et leur visage est nu, comme celui des humains !
SYBIL : Mais il est écrasé comme celui des gorilles.
JUSTICE DRAPER : C'est singulier, mademoiselle. Est-il réellement impossible qu'à ces questions anatomiques il soit répondu, une fois en passant, autre chose que ces « oui, mais » ?
SYBIL : Comment faire autrement, my lord? OUI les mâles, par exemple, sont épais et poilus comme des ours ! MAIS les femelles sont assez gracieuses. OUI, elles ont, quand elles sont 95 très jeunes, une gorge très féminine ! MAIS le front est bas et fuyant, la mâchoire puissante, armée de canines impressionnantes...
JAMESON : Vision charmante — n'est-ce pas, monsieur le procureur ? Ainsi, à supposer que tombe dans votre lit une de ces 100 tropiettes, pour peu que vous lui cachiez la tête sous l'oreiller, les pieds sous l'édredon ainsi que ses bras trop longs et ses jambes trop courtes, et vous tiendrez dans vos bras — n'est-ce pas, messieurs du Jury ? — une délicieuse créature humaine. (À Sybil.) Je vous remercie, mademoiselle. (Il se rassoit. Sybil quitte la barre.)
JUSTICE DRAPER : Désirez-vous, monsieur le procureur, entendre encore d'autres experts ?
MINCHETT : Si vous le permettez, Votre Honneur, il me paraît indispensable de faire comparaître d'abord le docteur Figgins, qui a vu le premier la petite victime.
JUSTICE DRAPER : Très bien. (À l'huissier.) Veuillez donc appe-ler le docteur Figgins.
L'HUISSIER : Docteur Figgins !
Figgins entre et prête serment.
MINCHETT : Docteur Figgins, c'est bien vous qui avez constaté, au domicile de l'accusé, le décès d'un nouveau-né du sexe masculin ?
FIGGINS (volubile) : Bien sûr ! J'aurais voulu vous y voir. On me réveille en sursaut à quatre heures du matin...
JUSTICE DRAPER : Cinq heures.
FIGGINS : à cinq heures du matin, j'avais déjà veillé une moitié de la nuit pour une coqueluche et un accouchement, un métier de fou, my lord; de plus je souffre d'insomnies et c'est à peine si je venais de m'endormir...
JUSTICE DRAPER : Docteur, docteur, vous êtes un homme très occupé, nous le sommes aussi ; voulez-vous permettre à la Couronne de vous poser quelques questions précises auxquelles vous répondrez de même ?
FIGGINS (vexé) : Bon.
MINCHETT : Vous avez trouvé l'enfant dans son berceau, n'est-ce pas ?
FIGGINS : Oui.
MINCHETT : Vous l'avez observé un moment pour vous assu-rer du décès ?
FIGGINS : Oui.
MINCHETT : Puis vous vous êtes mis en devoir d'alerter la police ?
FIGGINS : Oui.
MINCHETT : Et vous avez refusé le permis d'inhumer, l'enfant ayant été piqué à la strychnine par son père ?
FIGGINS : Oui.
MINCHETT : En un mot, vous avez agi comme il est du devoir d'un médecin en présence d'un infanticide.
FIGGINS : Oui.
MINCHETT (satisfait) : Je vous remercie, docteur. (à Jameson.) Le témoin est à vous.
Il s'assoit, Jameson se lève.
JAMESON : Docteur Figgins, vous avez bien examiné de près le petit cadavre ?
FIGGINS : Oui.
JAMESON : Et déclaré ensuite à l'inspecteur : « Ce n'est pas un enfant, c'est un singe... » ?
FIGGINS ; Oui.
JAMESON : Pour quelles raisons, docteur ?
FIGGINS : Certains caractères évidents comme la disproportion des membres, l'architecture du pied, ou plutôt des mains postérieures, dont le pouce s'oppose aux autres doigts, l'absence de courbure lombaire, certains détails de la morphologie de la face et du crâne...
MINCHETT (l'interrompant) : N'aviez-vous pas considéré ses oreilles, ses yeux, quand vous êtes arrivé ?
JUSTICE DRAPER : Encore une fois, maitre, n'interrompez pas.
JAMESON (à Minchett, courtois) : Je vous en prie.
MINCHETT : Et vous n'aviez, à ce moment, rien remarqué de ce que vous venez de nous dire ?
FIGGINS (piqué) : Bien sûr que non, je n'avais rien remarqué ! Je ne me doutais de rien, n'est-ce pas ? On me réveille en sur-saut à quatre... cinq heures du matin, on me montre un enfant au berceau, une petite tête de nouveau-né encore toute chiffonnée, toute fripée... On pouvait s'y tromper, j'imagine ?
JAMESON : Par conséquent, vous maintenez qu'il s'agissait seulement d'une mauvaise plaisanterie ?
FIGGINS : Non, je ne dis pas cela.
JAMESON : Que dites-vous, alors ?
FIGGINS : Je dis que c'était un singe, rien de plus.
JAMESON : Mais vous le maintenez sans réserve ?
FIGGINS : Un singe, un point c'est tout.
JAMESON : De sorte que, malgré l'attestation du professeur Williams, attribuant la paternité de la victime à une insémination humaine, vous émettez sur ce point les doutes les plus
sérieux ?
FIGGINS : Oui. Oh! j'en doute très fortement!
JAMESON (souriant): J'ai terminé. Il s'assoit, Minchett se lève.
MINCHETT : Dans ces conditions, comment expliquez-vous, docteur, une bien étrange contradiction ?
FIGGINS : Quelle contradiction ?
MINCHFTT : Vous arriverait-il, par hasard, de dresser des constats de décès pour des animaux ?
FIGGINS : Non.
MINCHETT : Cependant, vous en avez dressé un.
FIGGINS : C'est l'inspecteur qui l'a exigé.
MINCHETT : Lequel, par conséquent, ne pensait pas comme vous que la petite victime fût un singe ?
FIGGINS : Il ne pensait rien du tout, l'inspecteur! Il avait tenté d'expliquer la chose par téléphone, au superintendant, lequel bien sûr n'y pigeait rien! «Je ne comprends pas un mot de votre histoire. Est-ce qu'il y a un acte de naissance ? — Oui. — Eh bien alors, que le toubib rédige un acte de décès et qu'il refuse le permis d'inhumer!» Que vouliez-vous que je fisse, moi ? Que je me rebiffe ?
MINCHEIT : Eh bien, mais tout cela est parfaitement clair! Vous émettez des doutes tout personnels sur la constitution de la victime. Bon, c'est votre droit. Mais vous n'avez aucune rai-., son de lui dénier son existence légale. C'est bien cela ?
FIGGINS : Si vous voulez.
MINCHETT : En d'autres termes, vous admettez qu'au regard de la loi, la victime était sans conteste le fils de l'accusé ?
FIGGINS : Si vous voulez.
MINCHETT : Il y a donc bien eu infanticide, en bonne et due forme. Je vous remercie. Il s'assoit, Jameson se lève. JAMESON : Docteur Figgins, pensez-vous que dans une affaire aussi sérieuse la légalité formelle doive l'emporter sur la zoologie ?
MINCHETT : Opposition ! La défense invite le témoin à donner son avis sur le fond.
JAMESON : Nous poserons donc la question autrement. Docteur, si l'on vous eût fait venir non pour constater le décès de ce petit être, mais sa naissance, auriez-vous été déclarer cette naissance à la mairie ?
FIGGINS : Assurément non.
JAMESON : Même si l'on vous en eût instamment pressé ?
FIGGINS : Pas davantage.
JAMESON : S'il n'avait tenu qu'à vous, vous auriez donc refusé à la victime toute existence légale ? FIGGINS : Exactement.
JAMESON : Comme vous l'auriez refusée à un chien ou à un chat ?
FIGGINS : Exactement.
JAMESON Je vous remercie. (Il s'assoit. Un temps.)
JUSTICE DRAPER : En résumé, docteur, les circonstances vous ont amené à dresser un acte de décès pour une créature à laquelle vous n'auriez jamais accordé un acte de naissance ? (Fens lève les mains et Draper fait comme lui.)
MINCHETT : My lord, pouvons-nous entendre le médecin-légiste ?
JUSTICE DRAPER : Assurément. (À l'huissier.) Faites entrer le docteur Bulbrough. (À Figgins.) Nous vous remercions, docteur. Figgins sort.
L'HUISSIER : Docteur Bulbrough ! (Un vieil homme, l'air entêté, vient à la barre et prête serment.)
MINCHETT : Docteur Bulbrough, vous avez pratiqué, n'est-ce pas, l'autopsie de la petite victime, en présence du docteur Figgins ?
BULBROUGH : En effet.
MINCHETT : Et il vous a sans doute fait part, pendant l'opération, de certaines remarques sur sa constitution ?
BULBROUGH : Bien sûr.
MINCHETT : Avez-vous conclu comme lui ?
BULBROUGH : Non. Sinon, il n'y aurait pas eu de procès.
MINCHETT (ravi) : C'est ce que je voulais vous faire dire. Vous n'avez donc pas retenu ces remarques ?
BULBROUGH : Si. Mais elles ne veulent rien dire. Beaucoup d'enfants, à la naissance, présentent des malformations.
MINCHETT : Au cours de votre carrière, vous en aviez déjà relevé de semblables ?
BULBROUGH : Les malformations à la naissance sont rarement semblables. Mais elles sont plus fréquentes qu'on le croit. Et au cours de ma vie déjà longue, je n'ai que trop constaté d'infanticides sur des enfants plus ou moins abusivement pré-tendus monstrueux.
MINCHETT : À votre avis, est-ce le cas dans l'affaire qui nous occupe ?
BULBROUGH : Ce pourrait être le cas.
MINCHETT (ravi) : Vous avez donc conclu que la victime était un petit enfant.
BULBROUGH : Non.
MINCHETT (interloqué) : Comment, non ? Mais alors qu'avez-vous conclu ?
BULBROUGH : Que la victime était morte à la suite d'une dose mortelle de chlorhydrate de strychnine.
MINCHETT : Mais... si ce n'était pas un singe, c'était donc un enfant ! Vous avez bien conclu dans un sens ou dans l'autre !
BULBROUGH : Je n'avais rien à conclure de ce genre.
MINCHETT : Par exemple ! — Pourquoi ?
BULBROUGH : Le rôle du médecin-légiste n'est pas de se prononcer sur une question semblable.
MINCHETT (brandissant un papier) : Pourtant vous avez transmis le résultat de l'autopsie au tribunal de police en vue de constituer le dossier pour meurtre ?
BULBROUGH : Bien entendu.
MINCHETT : Mais il ne peut y avoir de meurtre sur un singe ! Il fallait bien que vous eussiez conclu qu'il s'agissait d'une victime humaine !
BULBROUGH : Non. Moi, je n'ai à répondre que sur ce qu'on me demande : la cause de la mort, un point c'est tout. Le reste regardait la police, pas moi.
MINCHETT : C'est bien la première fois que je m'entends répondre une chose pareille !
BULBROUGH : C'est bien aussi la première fois que l'on se trouve devant un cas pareil.
LE PRÉSIDENT DU JURY (se levant) : Puis-je dire un mot, my lord?
JUSTICE DRAPER : Certainement.
LE PRÉSIDENT DU JURY : Le témoin veut-il dire que lui, méde-cin-légiste de son état, il ne sait pas faire la différence entre un homme et un singe ?
BULBROUGH (agressif) : Et lui ? Il saurait nous le dire, ce que c'est qu'un homme, simplement ?
LE PRÉSIDENT DU JURY : Comment, ce que... ? Évidemment ! Eh bien mais, un homme... c'est... quoi...
BULBROUGH (railleur): Alors ? Monsieur se décide ?
LE PRÉSIDENT DU JURY : Bon, si je ne me rappelle plus, je n'aurai qu'à regarder dans l'encyclopédie.
BULBROUGH : Eh bien, qu'il aille donc y voir.
JAMESON (ouvrant un gros volume) : Nous l'avons déjà fait, messieurs. Voici la définition : « Homme : mammifère bimane à station droite, doué d'intelligence et de langage articulé. »
LE PRÉSIDENT DU JURY (ironique): Vous voyez, c'était pas difficile.
BULBROUGH : Et alors ?
tableau incomplet