Zoo ou l'assassin philanthrope de Vercors
Acte I , tableau 2
DRAPER : Je crois me rappeler... que le Jury a refusé de délibérer ?
LE MINISTRE : Il a refusé de se prononcer et tout envoyé promener. Un scandale sans précédent dans toute l'histoire de la justice britannique !
DRAPER : Au moins si ça pouvait la secouer un peu! Et... quelles raisons les jurés ont-ils données de ce refus ?
LE MINISTRE : Qu'ils n'y comprenaient rien. Comme si des jurés devaient absolument comprendre les causes qu'on leur présente! Et ceux-là exigeaient qu'on leur mâche la besogne, qu'on leur dise tout à trac ce qu'il fallait répondre, en d'autres termes quelle était la nature de la petite victime. Comme si on le savait! Ils accusent les témoins, les experts, les anthropologues de ne s'être accordés sur rien, pas même la police avec le procureur, de n'avoir fait que se chamailler : c'est un singe ! —c'est un homme ! — un singe ! — un petit enfant ! — crétin ! imbécile ! — triple idiot ! — âne bâté ! Et quand nos gens interrogeaient la Cour, le juge, paraît-il — vous le connaissez ? répondait qu'il ne savait pas non plus. Alors ils en ont eu assez et ont donné leur langue au chat.
DRAPER (amusé) : Voilà qui va faire jaser dans Pimlico.
MINISTRE : il n'y a pas de quoi rire. Nos magistrats sont ridiculisés. Cette déplorable affaire provoque dans la presse des flots de réflexions acides (sortant des coupures de presse)... Regardez ces gros titres : TROPI OR NOT TROPII. On se moque de nous à New York. Et celui-ci : TROPI SOIT QUI MAL Y PENSEZ. Les Français n'ironisent pas moins. C'est très désagréable. Je vous ai fait réunir les coupures les plus importantes. Il lui tend une grosse enveloppe.
DRAPER (soupesant le dossier) : Il faut que je lise tout ça ? Et l'on viendra me reprocher ensuite de dormir à l'audience!
LE MINISTRE : Justement, vous pourrez vous distraire à les lire pendant une méchante plaidoirie...
DRAPER : N'empêche, la loi est trop indulgente. Et si l'on m'en croyait, tout journaliste devrait être tôt ou tard envoyé à la potence.
LE MINISTRE : L'occasion s'offre à vous.
DRAPER : À moi ?
LE MINISTRE : Ce Templemore est justement un journaliste.
DRAPER : Et alors ?
LE MINISTRE : C'est vous qui présiderez les nouvelles assises.
DRAPER (après un haut-le-corps) : Eh bien, merci du cadeau!
LE MINISTRE : C'est le prix, cher ami, de votre compétence. Nous n'avons pas de juge plus avisé que vous. La justice britannique n'a pas le droit de se laisser bafouer. Si le nouveau jury devait se démettre et déclarer forfait une seconde fois, j'y laisserais des plumes. Et vous aussi.
DRAPER : Encore une fois merci pour votre sollicitude.
LE MINISTRE : Depuis longtemps, mon cher, nous sommes sur le même navire. Je vous confie la barre. Je sais qu'elle sera en bonnes mains.
DRAPER (doucement, mais sur ses gardes) : C'est-à-dire ? Un temps.
LE MINISTRE : Voyez-vous, Sir Arthur, cette affaire apparaît de jour en jour plus délicate et plus complexe. Disons, plutôt, qu'il faut absolument la simplifier. Car elle a débordé le domaine judiciaire. Pour tout vous dire, eh bien... mm... elle inquiète vivement mon excellent collègue le ministre du Commerce, voilà. Vous le connaissez ?
DRAPER : Non. Qu'a-t-il à voir dans cette histoire de singes ?
LE MINISTRE : Ou de sauvages ! — Ou de sauvages. — Justement, figurez-vous qu'elle le touche de très près. Lui et nos industries. Car ces créatures, voyez-vous, si elles nous ressemblent comme des frères, ressemblent beaucoup aussi, malheureusement, à des gorilles. Mais des gorilles, alors, excessivement adroits. Que l'on a pu dresser à faire beaucoup de choses. Jusqu'à se servir, même, d'outils et de machines. Peut-être devi-nez-vous... mm... où je veux en venir ?
DRAPER (toujours sur ses gardes) : Pas encore tout à fait.
LE MINISTRE : Je ne voudrais pas vous influencer, bien entendu. Il va de soi que la Justice... l'autonomie de votre charge... l'indépendance du juge est sacrée...
DRAPER : Assurément. Mais... ?
LE MINISTRE : Mais... mm... la prospérité industrielle du royaume britannique ne l'est pas moins, n'est-ce pas ? Surtout en ce moment. Or, s'il ressortait de ce procès, par malheur, voyez-vous... que ces tropis-là sont des singes, nul ne pourrait alors empêcher nos concurrents australiens de s'en servir, là-bas, comme d'iule main-d'oeuvre, disons, à bon marché. À très bon marché, même. À très très bon marché. Comprenez-vous ? De sorte que nos industries nationales, ici en Angleterre, avec ces cos hauts salaires que nous imposent nos syndicats...
DRAPER : Je vois. Mais si le Jury décide qu'ils sont des hommes, il s'ensuivra que l'accusé sera déclaré coupable et pendu ?
LE MINISTRE : Tst, tst ! Ne me faites pas dire, mon cher, ce que je n'ai pas dit. Nous bavardons, c'est tout. N'est-ce pas ? Entre amis. Seulement entre amis. Il ne pourrait s'agir... même pas d'un avis, d'un conseil, mais seulement... d'un tour d'horizon ; pour vous... avertir, comme c'est mon devoir, des conséquences extrêmement fâcheuses qu'une... mm... erreur de jugement...
DRAPER (doucement) : Un juge britannique, de toute façon, ne saurait mettre en balance même de grands intérêts financiers avec la vie et l'honneur d'un sujet de la Reine.
LE MINISTRE (vite) : Bien entendu.
DRAPER : Serait-ce un journaliste.
LE MINISTRE : Bien entendu, bien entendu. Mais remar-quez... qu'il peut s'agir tout aussi bien, selon ce qu'ils sont, ces tropis, de la vie et de l'honneur d'un peuple. D'un peuple. C'est la thèse du ministère public. Elle est, comme vous voyez, tout à fait humanitaire. N'est-ce pas ? (Silence de Draper.) Tout à fait. De sorte que, de toute façon, il serait éminemment sou-haitable... que le jury ne soit pas... mm... trop influencé dans l'autre sens. Me suis-je bien fait comprendre ?
DRAPER (fividement): Je me le demande. Qu'est-ce que vous voulez dire exactement, mon cher ministre ?
LE MINISTRE : Ne m'appelez pas ministre. Nous sommes en privé. Tout à fait en privé. Je voulais dire... mm... qu'aucune raison d'ordre affectif ne saurait, j'en suis certain... vous inciter vous-même à l'indulgence ?
DRAPER (même ton) : Je vous comprends de moins en moins.
LE MINISTRE : Je faisais allusion à certaine demoiselle.
DRAPER : Certaine demoiselle ?
LE MINISTRE : La fiancée de ce Templemore. C'est la fille du vieux Cuthbert. Cuthbert Greame, vous savez bien, l'anthropologue.
DRAPER : Eh bien ?
LE MINISTRE : Eh bien, n'est-elle pas la filleule d'une amie de Lady Draper ?
DRAPER : Ah ! C'était donc cela. Alors ne craignez rien. Je respecte mon épouse et j'ai beaucoup d'affection pour elle ; mais elle est, Dieu merci, restée malgré son âge délicieusement frivole et ne se mêle jamais de mes affaires de magistrat.
LE MINISTRE : Les femmes sont à la fois curieuses et intui-tives, deux ingrédients d'un mélange trop souvent détonant...
DRAPER : Non, non, je vous assure, rien à craindre de ce côté.
En somme, mon cher ministre, mettons les points sur les « i ». On redoute, en haut lieu, que l'accusé soit disculpé ?
LE MINISTRE : On redoute que les tropis, et la petite victime avec eux, soient tenus pour des animaux.
DRAPER (doucement) : N'est-ce pas la même chose ?
LE MINISTRE : Ceci dépasse ma compétence. Lady Draper vient d'entrer, couverte d'un bibi' inénarrable, en tulle rose et vert pâle, fleurs de plumes.
LADY DRAPER : De qui parlez-vous ? De Douglas Templemore et de cette stupide histoire de singes ?
LE MINISTRE : Ou de sauvages, madame, ou de sauvages !
DRAPER (tombant des nues): Pourquoi ? vous connaissez ce gar-çon ?
LADY DRAPER : Non, je connais Sybil, la nièce de Rosalind. Il est presque cinq heures. Je peux vous emmener ?
DRAPER : Je vous rejoins dans cinq minutes.
LADY DRAPER : Que mijotiez-vous tous les deux ? Vous n'allez pas quand même envoyer ce bon jeune homme à la potence ?
DRAPER (ébahi) : Mais, ma chère Elinor...
LADY DRAPER : Le futur gendre, ou presque, de ma meilleure amie!
DRAPER : D'une de vos cent soixante meilleures amies.
LE MINISTRE (inquiet) : J'insiste, mon cher juge : n'oubliez pas notre entretien !
LADY DRAPER : Ni ce que je vous ai dit, mon cher Arthur.
LE MINISTRE : Chacun vous connaît d'ailleurs pour un homme de devoir...
LADY DRAPER : Et moi, je vous connais pour un homme de coeur. 180 Ils se defient du regard.
DRAPER : Eh bien... selon toute apparence, me voici dans de beaux draps.
LE MINISTRE : Non, non, l'on vous connaît aussi pour un homme de ressource, Sir Arthur, et je gage que vous saurez obtenir un verdict qui contentera tout le monde. Allons, je dois abréger cette visite amicale. Purement amicale. Lady Draper, je vous présente mes hommages. Vous portez là un ravissant cha-peau. Mon cher, courage, bon travail, ne vous en faites pas trop, mais pas trop peu non plus — ni tropi, ha! ha! Ne vous dérangez pas, bonsoir et à bientôt. Exit.
LADY DRAPER : Rosalind se fait tant de souci. N'écoutez pas ce nigaud de ministre.
DRAPER : Il s'est montré fort aimable, au contraire. Si l'on m'a fait l'honneur de me désigner pour reprendre ce procès...
LADY DRAPER (riant) : Mais, mon pauvre Arthur, il est pour peu de chose dans cette désignation... C'est nous, Rosalind et moi, qui avons persuadé l'attorney général'.
DRAPER (interloqué furieux) : Vous ? Mais qu'est-ce qui vous