Les fourberies de Scapin, de Molière, 1671

Acte II scène 7

GÉRONTE, SCAPIN

SCAPIN : Ô Ciel ! ô disgrâcemalheur imprévue ! ô misérable père ! Pauvre Géronte, que feras-tu ?

GÉRONTE.- Que dit-il là de moi, avec ce visage affligétriste, désespéré ?

SCAPIN.- N’y a-t-il personne qui puisse me dire où est le seigneur Géronte ?

GÉRONTE.- Qu’y a-t-il, Scapin ?

SCAPIN.- Où pourrai-je le rencontrer, pour lui dire cette infortunemalchance, malheur ?

GÉRONTE.- Qu’est-ce que c’est donc ?

SCAPIN.- En vainInutilement je cours de tous côtés pour le pouvoir trouver.

GÉRONTE.- Me voici.

SCAPIN.- Il faut qu’il soit caché en quelque endroitquelque part qu’on ne puisse point deviner.

GÉRONTE.- Holà, es-tu aveugle, que tu ne me vois pas ?

SCAPIN.- Ah, Monsieur, il n’y a pas moyen de vous rencontrer.

GÉRONTE.- Il y a une heure que je suis devant toi. Qu’est-ce que c’est donc qu’il y a ?

SCAPIN.- Monsieur...

GÉRONTE.- Quoi ?

SCAPIN.- Monsieur, votre fils...

GÉRONTE.- Hé bien mon fils...

SCAPIN.- Est tombé dans une disgrâcemalheur la plus étrange du monde.

GÉRONTE.- Et quelle ?

SCAPIN.- Je l’ai trouvé tantôttout à l'heure, tout triste, de je ne sais quoi que vous lui avez dit, où vous m’avez mêlé assez mal à propospar erreur, maladroitement, sans raison ; et cherchant à divertir cette tristesse, nous nous sommes allés promener sur le port. Là, entre autres plusieurs choses, nous avons arrêté nos yeux sur une galèreun bateau turque assez bien équipée. Un jeune Turc de bonne mineavec un air sympathique, nous a invités d’y entrer, et nous a présenté la main. Nous y avons passésommes montés sur le bateau ; il nous a fait mille civilitéspolitesses, nous a donné la collationun repas léger, où nous avons mangé des fruits les plus excellents qui se puissent voir, et bu du vin que nous avons trouvé le meilleur du monde.

GÉRONTE.- Qu’y a-t-il de si affligeanttriste en tout cela ?

SCAPIN.- Attendez, Monsieur, nous y voici. Pendant que nous mangions, il a fait mettre la galère en mer, et se voyant éloigné du port, il m’a fait mettre dans un esquifune barque, et m’envoie vous dire que si vous ne lui envoyez par moi tout à l’heure cinq cents écusmonnaie du XVII°siècle, il va vous emmener votre fils en Alger.

GÉRONTE.- Comment, diantre, cinq cents écus ?

SCAPIN.- Oui, Monsieur ; et de plus, il ne m’a donné pour cela que deux heures.

GÉRONTE.- Ah le pendardvoyou, criminel, assassin de Turc, m’assassiner de la façon !

SCAPIN.- C’est à vous, Monsieur, d’aviserréfléchir promptementrapidement aux moyens de sauver des fersde l'esclavage un fils que vous aimez avec tant de tendresse.

GÉRONTE.- Que diable allait-il faire dans cette galèrebateau ?

SCAPIN.- Il ne songeaitpensait, prévoyait pas à ce qui est arrivé.

GÉRONTE.- Va-t’en, Scapin, va-t’en vite dire à ce Turc que je vais envoyer la justicela police après lui.

SCAPIN.- La justice en pleine mer ! Vous moquez-vous des gens ?

GÉRONTE.- Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.- Une méchante destinéela malchance, le destin conduitguide, dirige quelquefois les personnes.

GÉRONTE.- Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici, l’action d’un serviteur fidèle.

SCAPIN.- Quoi, Monsieur ?

GÉRONTE.- Que tu ailles dire à ce Turc, qu’il me renvoie mon fils, et que tu te mets à sa place, jusqu’à ce que j’aie amasséréuni la sommel'argent qu’il demande.

SCAPIN.- Eh, Monsieur, songez-vousréfléchissez-vous à ce que vous dites ? et vous figurez-vouspensez-vous, imaginez-vous que ce Turc ait si peu de senssoit si bête, que d’aller recevoir un misérablepauvre, personne sans valeur comme moi, à la place de votre fils ?

GÉRONTE.- Que diable allait-il faire dans cette galère ?

SCAPIN.- Il ne devinait pas ce malheur. SongezN'oubliez pas, Monsieur, qu’il ne m’a donné que deux heures.

GÉRONTE.- Tu dis qu’il demande...

SCAPIN.- Cinq cents écus.

GÉRONTE.- Cinq cents écus ! N’a-t-il point de conscience ?

SCAPIN.- Vraiment oui, de la conscience à un Turc.

GÉRONTE.- Sait-il bien ce que c’est que cinq cents écus ?

SCAPIN.- Oui, Monsieur, il sait que c’est mille cinq cents livres.

GÉRONTE.- Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d’un cheval facilement ?

SCAPIN.- Ce sont des gens qui n’entendent point de raisonne sont pas raisonnables, n'écoutent pas.

GÉRONTE.- Mais que diable allait-il faire à cette galère ?

SCAPIN.- Il est vrai ; mais quoi ! on ne prévoyait pas les choses. De grâcePitié, s'il vous plait, Monsieur, dépêchez.

GÉRONTE.- Tiens, voilà la clef de mon armoire.

SCAPIN.- Bon.

GÉRONTE.- Tu l’ouvriras.

SCAPIN.- Fort bien.

GÉRONTE.- Tu trouveras une grosse clef du côté gauche, qui est celle de mon grenier.

SCAPIN.- Oui.

GÉRONTE.- Tu iras prendre toutes les hardesvieux vêtements qui sont dans cette grande manne, et tu les vendras aux fripiersmarchands qui vendent des fripes (= des vieux vêtements), pour aller racheter mon fils.

SCAPIN, en lui rendant la clef.- Eh, Monsieur, rêvez-vous ? Je n’aurais pasje ne gagnerais pas cent francs de tout ce que vous dites ; et de plus, vous savez le peu de temps qu’on m’a donné.

GÉRONTE.- Mais que diable allait-il faire à cette galère ?

SCAPIN.- Oh que de paroles perduestout ce que vous dites est inutile ! Laissez là cette galère, et songezn'oubliez pas que le temps presse, et que vous courez risquerisquez de perdre votre fils. Hélas ! mon pauvre maître, peut-être que je ne te verrai [plus] de ma vie, et qu’à l’heure quependant que je parle on t’emmène esclave en Alger. Mais le CielDieu me sera témoin que j’ai fait pour toi tout ce que j’ai pu ; et que si tu manques à êtretu n'es pas racheté, il n’en faut accuser quefaut accuser le peu d’amitiéde tendresse, d'amour, d'affection d’un père.

GÉRONTE.- Attends, Scapin, je m’en vais quérirchercher cette somme.

SCAPIN.- Dépêchez donc vite, Monsieur, je tremble que l’heure ne sonnej'ai peur que le temps soit fini.

GÉRONTE.- N’est-ce pas quatre cents écus que tu dis ?

SCAPIN.- Non, cinq cents écus.

GÉRONTE.- Cinq cents écus ?

SCAPIN.- Oui.

GÉRONTE.- Que diable allait-il faire à cette galère ?

SCAPIN.- Vous avez raison, mais hâtez-vousdépêchez-vous.

GÉRONTE.- N’y avait-il point d’autre promenade ?

SCAPIN.- Cela est vrai. Mais faites promptementrapidement.

GÉRONTE.- Ah maudite galère !

SCAPIN.- Cette galère lui tient au cœur.

GÉRONTE.- Tiens, Scapin, je ne me souvenais pas que je viens justement de recevoir cette somme en or, et je ne croyais pas qu’elle dût m’être si tôt ravieje ne pensais pas qu'on allait me la prendre aussi vite.(Il lui présente sa bourse, qu’il ne laisse pourtant pas aller ; et dans ses transports il fait aller son bras de côté et d’autre, et Scapin le sien pour avoir la bourse.) Tiens. Va-t’en racheter mon fils.

SCAPIN.- Oui, Monsieur.

GÉRONTE.- Mais dis à ce Turc que c’est un scélératcriminel.

SCAPIN.- Oui.

GÉRONTE.- Un infâme.

SCAPIN.- Oui.

GÉRONTE.- Un homme sans foi, un voleur.

SCAPIN.- Laissez-moi faire.

GÉRONTE.- Qu’il me tireprend, vole cinq cents écus contre toute sorte de droitillégalement.

SCAPIN.- Oui.

GÉRONTE.- Que je ne les lui donne ni à la mort, ni à la vie.

SCAPIN.- Fort bien.

GÉRONTE.- Et que si jamais je l’attrape, je saurai me venger de lui.

SCAPIN.- Oui.

GÉRONTE, remet la bourse dans sa poche, et s’en va.- Va, va vite requérirchercher mon fils.

SCAPIN, allant après lui.- Holà, Monsieur.

GÉRONTE.- Quoi ?

SCAPIN.- Où est donc cet argent ?

GÉRONTE.- Ne te l’ai-je pas donné ?

SCAPIN.- Non vraiment, vous l’avez remis dans votre poche.

GÉRONTE.- Ah, c’est la douleur qui me trouble l’espritm'empêche de réfléchir.

SCAPIN.- Je le vois bien.

GÉRONTE.- Que diable allait-il faire dans cette galère ? Ah maudite galère ! Traître de Turc à tous les diables !

SCAPIN.- Il ne peut digérer les cinq cents écus que je lui arrache ; mais il n’est pas quitte envers moi, et je veux qu’il me paye en une autre monnaie, l’imposture qu’il m’a faite auprès de son fils.


Mises en scène

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Mise en scène de J.Kerchbron, 1965

Mise en scène de J.Echantillon, 1973

Mise en scène de J.P Vincent, 1990


Mise en scène de J.L Benoit, 1999


Mise en scène de J.Sclavis, E.Valantin, 2006


Mise en scène de D.Podalydès, 2017
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