Les Mille et Une nuits

Histoire du roi grec et du médecin Douban

Sire, dit Shéhérazade, laissez-moi vous conter l’histoire du roi Grec et du médecin Douban.

“Il y avait au pays de Zouman, en Perse, un roi dont les sujets étaient grecs à l’origine. Ce roi était couvert de lèpre, et tous les remèdes de ses médecins avaient été inutiles. Un jour, un médecin très savant, nommé Douban, arriva à la cour du roi.
“Sire, dit-il, je sais que tous les médecins de votre majesté ont essayé de vous soigner, sans succès. Si vous acceptez mes services, je promets de vous guérir de votre lèpre sans vous donner ni médicament ni pommade.
— Si vous êtes assez habile pour faire ce que vous dîtes, pour me soigner sans aucune potion, je promets de vous enrichir vous et tous vos descendants et vous deviendrez mon favori.
— Je réussirai, Sire, avec l’aide de Dieu. Dès demain je vous le prouverai.”
Le médecin rentra chez lui et prit un bâton pour jouer au mail. Il le creusa et plaça dans le creux du bâton le médicament pour soigner la lèpre. Le lendemain matin, il se présenta devant le roi et se prosterna devant lui; il baisa le sol et dit: ...”

A ce moment, Shéhérazade remarqua que le jour se levait. “Sire, dit-elle, il fait jour, vous devez aller vous occuper des affaires de votre royaume. Je dois arrêter là mon récit.
— Oh , ma soeur! s’exclama Dinarzade. J’aimerais tant connaître la suite de ce conte! Le médecin Douban va-t-il réussir à soigner le roi?
— Vous le saurez demain ma chère soeur, répondit Shéhérazade, ... si le sultan mon mari consent à me laisser en vie.”
Le Sultan accepta et partit s’occuper des affaires du royaume en se disant qu’il pourrait faire mourir Shéhérazade plus tard.

La nuit suivante, Dinarzade réveilla sa soeur: “Ma chère soeur, je vous supplie de me raconter la suite de l’histoire du roi Grec et du médecin Douban.
— Je veux bien”, répondit Shéhérazade en s’asseyant sur son lit. Et elle poursuivit son récit:

“Le médecin se prosterna donc devant le roi et dit: “Sire, je pense que vous devriez monter à cheval et aller jouer au mail avec ce bâton. Jouez jusqu’à ce que votre corps soit en sueur. Quand le remède qui est dans le bâton se sera réchauffé, il pénétrera dans tout votre corps et vous soignera. Quand vous aurez bien transpiré, arrêtez de jouer au mail, rentrez dans votre palais et allez au hammam. Ensuite, vous vous coucherez et demain matin, quand vous vous lèverez, vous serez guéri.”
Le roi fit ce que le médecin avait dit.

Le lendemain, en se levant, il vit avec une grande joie que sa lèpre était guérie et que son corps était parfait, comme s’il n’eût jamais été malade. Il s’habilla et alla sur son trône pour montrer à tous qu’il était complètement guéri. Le médecin Douban entra dans la salle et alla se prosterner devant le roi. Le roi l’appela et le remercia publiquement. Puis, il organisa un grand repas de fête et invita le médecin à manger à sa table.”

A ces mots, Shéhérazade remarqua qu’il faisait jour. Elle arrêta son conte. “Ma soeur, dit Dinarzade, le début de ce conte est très intéressant. Et je me demande comment va être la suite.
— La suite est le meilleur, répondit Shéhérazade. Je vous la raconterai demain si le sultan le veut bien.”
Shahriar accepta et partit s’occuper des affaires de son royaume.

A la fin de la nuit suivante, Dinarzade dit à la sultane: “Ma chère soeur, si vous ne dormez pas, je vous supplie de me raconter la suite de votre histoire.
— Avec la permission du sultan, je vais vous raconter la suite des aventures du médecin Douban.”
Alors elle reprit son conte:

“Après le repas, le roi offrit au médecin une robe magnifique, puis il lui donna deux mille pièces d’or. Pour le remercier, il lui faisait chaque jour des cadeaux et disait beaucoup de bien de lui.
Or ce roi avait un grand vizir très avare et envieux. Ce vizir devenait très jaloux du médecin Douban. Il décida d’éloigner le médecin du roi. Le vizir alla voir le roi et lui dit: “Sire, vous faites confiance à un inconnu, un traître venu dans votre palais pour vous assassiner.
— Qui vous a dit cela ? demanda le roi très étonné.
— Je le sais avec certitude, répondit le vizir.
— C’est impossible, rétorqua le roi. Cet homme m’a sauvé la vie, il m’a guéri. S’il voulait me tuer, il pouvait me laisser mourir de maladie! Il m’a sauvé et je dois le remercier toute ma vie.
— Que votre majesté m’écoute! Je vous assure que ce médecin veut vous assassiner. Si je me trompe, vous pourrez me punir comme le vizir que l’on punit autrefois.
— Quel vizir ? Qu’avait-il fait ? Comment fut-il puni? Racontez-moi cette histoire.
— Si votre majesté veut bien m’écouter, je vais vous raconter l’histoire du vizir puni.”
Et le vizir du roi Grec commença à raconter son histoire:

“Autrefois, un roi avait un fils qui aimait passionnément la chasse. Le roi laissait le prince chasser toute la journée mais il avait ordonné à son vizir de le suivre pour le protéger. Un jour, le prince chassait le cerf: il galopait derrière l’animal, croyant que le vizir le suivait. Il galopa si longtemps qu’il se perdit en forêt. En cherchant son chemin, il rencontra une dame fort belle qui pleurait. Il s’arrêta pour l’interroger. “Je suis une princesse d’Inde, lui dit-elle. En me promenant à cheval, je me suis endormie et je suis tombée. Mon cheval s’est échappé et je suis seule dans cette forêt inconnue.” Le prince eut pitié d’elle et lui proposa de monter sur son cheval.
Un peu plus loin, ils passèrent devant une masure. “Attendez-moi là, dit la dame, je vais demander à boire à ces gens.” Elle descendit de cheval et s’approcha de la maison. Le prince en profita pour laisser son cheval brouter un peu d’herbe. Soudain, il entendit avec surprise la voix de la dame qui disait: “Réjouissez-vous mes enfants! Je vous amène un garçon bien fait et fort gras.” Et d’autres voix s’écrièrent: “Maman, où est-il ? Mangeons-le tout de suite, nous avons grand faim!”
Le prince comprit qu’il était en danger et que la dame n’était pas une princesse d’Inde mais une ogresse. Alors le prince...”

A ces mots, Shéhérazade s’arrêta.
“Qu’arrive-t-il au prince? demanda le Sultan avec curiosité.
— Oh oui, ma soeur, je vous en supplie, dîtes-nous ce qui arrive au prince!
— Vous le saurez demain, si je vis encore, dit Shéhérazade Il fait jour et je dois arrêter mon récit.
— Vous nous raconterez la suite demain, décida Shahriar, car j’ai hâte de savoir si le prince va réussir à se sauver et comment le vizir va être puni.”
Le Sultan embrassa sa femme et partit s’occuper des affaires du royaume.

Dinarzade était tellement curieuse de connaître la suite de l’histoire qu’elle réveilla Shéhérazade très tôt.
“Ma soeur, racontez-nous la suite de votre conte! Je meurs d’inquiétude de savoir si le prince va être mangé par l’ogresse et ses enfants!” La sultane se leva et continua son histoire: “Vous vous souvenez, dit-elle, que le vizir du roi Grec voulait chasser le médecin Douban et qu’il racontait l’histoire du vizir puni au roi.
— Oui ma soeur, nous nous souvenons. Mais qu’arrive-t-il au prince?
— Ne soyez pas impatiente ma chère Dinarzade, je vais vous raconter la suite.”
Et Shéhérazade reprit son récit:

“Alors le prince remonta sur son cheval pour s’enfuir. A ce moment-là, la dame sortit de la masure. Voyant que le prince partait, elle cria:
“Ne craignez rien jeune homme. Qui êtes-vous? Que voulez-vous?
— Je suis égaré et je cherche mon chemin.”
Et il s’enfuit.
Heureusement, il finit par réussir à sortir de la forêt et rentra au palais. Il raconta à son père le danger qu’il avait couru à cause du vizir. Le roi, en colère, fit étrangler le vizir le soir même.”

“Sire, dit le vizir du Roi Grec, si vous ne faites pas attention au médecin Douban, si vous lui faites trop confiance, vous serez en danger comme ce prince. Je sais que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour vous tuer.
— Mais il m’a guéri!
— Peut-être que vous n’êtes pas guéri pour de vrai. Peut-être que votre maladie va revenir.”
Le Roi Grec, qui n’était pas très intelligent, ne comprit pas que son vizir était jaloux du médecin Douban et qu’il mentait.
“Tu as peut-être raison, dit le Roi. Mais comment faire?
— Dîtes au médecin Douban de venir et coupez-lui la tête.”
Le Roi écouta son vizir et fit chercher son médecin. Quand le médecin Douban arriva, il se prosterna et demanda: “Que me voulez-vous majesté ?
— Je veux me délivrer de toi en t’ôtant la vie.”
Le médecin fut extrêmement surpris. “Qu’ai-je fait ? Quel crime ai-je commis ? demanda-t-il.
— Je sais que tu es venu dans me palais pour me tuer”, répondit le roi. Puis il se tourna vers le bourreau et dit: “Tranche-lui la tête!”
Le médecin supplia le roi de le laisser vivre et se mit à pleurer.

Mais le roi resta sourd à ses prières et ordonna au bourreau de lui bander les yeux et de lui attacher les mains dans le dos.
“Je vous ai sauvé la vie, je vous ai guéri de la lèpre et c’est ainsi que vous me remerciez ? Ce sont les jaloux qui disent que je veux vous tuer. Ce sont des mensonges! dit le médecin en larmes. — Cela suffit!, dit le Roi. Tu dois mourir!”
Le bourreau sortit son sabre. Le médecin comprit que le roi ne changerait pas d’avis et qu’il allait mourir. Il dit alors:
“Majesté, je vous supplie de me laisser dire adieu à ma famille avant de mourir. Je veux aussi distribuer mon argent aux pauvres et donner mes livres. Il y a surtout un livre très précieux et de grande valeur que je veux vous offrir.
— Pourquoi dis-tu que ce livre est si précieux? s’étonna le roi.
— Parce qu’il contient une infinité de choses extraordinaires. Par exemple, quand vous m’aurez coupé la tête, si vous ouvrez le livre à la sixième page et que vous lisez la troisième ligne de la page de gauche, ma tête répondra à toutes les questions que vous lui poserez.”
Le roi était très curieux de voir cette chose extraordinaire. Il décida alors de faire couper la tête du médecin le lendemain et il le laissa rentrer chez lui sous bonne garde.

Chez lui, le médecin rangea ses affaires et dit adieu à sa famille. Pendant ce temps, dans toute la ville, la population répétait que quelque chose d’inouï allait arriver après la mort du médecin Douban. Le lendemain, toutes les personnes importantes se rendirent au palais, curieuses de voir ce qui allait se passer. Le médecin Douban arriva en portant un gros livre. Il demanda un bassin, posa la couverture du livre dessus et dit: “Sire, quand ma tête sera coupée, posez-la dans le bassin sur la couverture du livre. Dès qu’elle sera posée là, ma tête arrêtera de saigner. Alors, vous ouvrirez le livre et ma tête répondra à toutes vos questions.” Puis il ajouta: “Sire, laissez-moi vous supplier encore une fois. Je suis innocent. Ne me tuez pas.
— Tes prières sont inutiles, répondit le roi. Je veux que tu meures, car tu es coupable et que je veux entendre parler ta tête après ta mort.”

Il prit le livre du médecin et ordonna au bourreau de lui trancher la tête. Dès que la tête fut coupée, le bourreau la posa sur la couverture du livre et le sang cessa de couler. Alors, au grand étonnement du roi, la tête ouvrit les yeux et dit: “Sire, que votre majesté ouvre le livre à la sixième page.”
Le roi ouvrit le livre. Mais la deuxième et la troisième page étaient collées: le roi mouilla son doigt pour tourner les pages. Il fit la même chose pour la troisième et la quatrième page et ainsi de suite jusqu’à la sixième page. La sixième page était blanche: il n’y avait rien d’écrit.
“Médecin, dit le roi étonné, il n’y a rien sur cette page.
— Tournez encore quelques feuilles,” répondit la tête.
Le roi tourna plusieurs pages, toujours en mouillant son doigt avec sa salive. Soudain, le roi se sentit très mal: sa vue se troubla et il tomba par terre le corps tremblant violemment.

A ces mots, Shéhérazade aperçut le jour. Elle arrêta de parler. “Oh, ma chère soeur, dit Dinarzade, je suis fâchée que vous n’ayez pas le temps de terminer cette histoire! Si vous mourez aujourd’hui, je ne connaîtrai jamais la suite!
— Elle ne mourra pas ce matin, dit Shahriar. Je suis curieux moi aussi de connaître la suite.”
Et le sultan partit s’occuper de son royaume, très impatient de découvrir la fin de l’histoire du roi grec.

Le lendemain, le jour se levait presque quand Dinarzade alla réveiller sa soeur. “Ma chère soeur, je vous supplie de me raconter la fin de l’histoire, mais dépêchez-vous car il va bientôt faire jour!” Shéhérazade se leva et poursuivit l’histoire du roi grec et du médecin Douban:
Les pages du livre étaient couvertes de poison: en mouillant son doigt, le roi avait mangé ce poison qui s’était répandu dans tout son corps. Quand la tête du médecin Douban vit que le roi allait bientôt mourir, elle dit: “Tyran, c’est comme ça que meurent les princes qui font mourir un innocent. Dieu punit toujours les injustices et les cruautés des puissants!”
Dès que la tête eut fini de parler, le roi tomba mort.

“Voilà comment mourut le mauvais roi grec qui avait accusé injustement le médecin Douban, dit Shéhérazade. Si cela vous fait plaisir, majesté, je peux vous raconter l’histoire du Cheval volant sur lequel disparut le prince de Bagdad. Mais il fait déjà jour et il faudra attendre demain.”