Dans son roman le Chevalier à la charrette, Chrétien de Troyes raconte comment Lancelot, pour rejoindre la reine Guenièvre enlevée par Méléagant, doit traverser un fleuve aux eaux noires et profondes en empruntant le redoutable Pont de l'Épée.
Lancelot traversant le pont de l'Épée, Site de la BNF
Au pié del pont, qui molt est max,
Sont descendu de lor chevax,
Et voient l'eve felenesse,
Noire et bruiant, roide et espesse,
Tant leide et tant espoantable
Con se fust li fluns au deable,
Et tant perilleuse et parfonde
Qu'il n'est riens nule an tot le monde,
S'ele i cheoit, ne fust alee
Ausi com an la mer salee.
Et li ponz qui est an travers
Estoit de toz autres divers,
Qu'ainz tex ne fu ne ja mes n'iert.
Einz ne fu, qui voir m'an requiert,
Si max ponz ne si male planche:
D'une espee forbie et blanche
Estoit li ponz sor l'eve froide,
Mes l'espee estoit forz et roide
Et avoit deus lances de lonc.
De chasque part ot un grant tronc,
Ou l'espee estoit closfichiee.
Devant l'entrée de ce pont effrayant, ilsLancelot et les chevaliers qui l'accompagnent mettent pied à terre. Ils voient fuir l'eau perfidetraître, redoutable, dangereuse aux flots noirs et grondantsbruyants, agités ; torrent boueux, elle épouvanteeffraie, fait peur autant que le fleuve infernalde l'Enfer ; tous ceux qui tomberaient dans son courant périlleuxdangereux et profond seraient aussi près de leur finmort que si la mer polaire avait fait d'eux sa proieque s'ils étaient tombés dans l'eau glaciale des pôles.
Le pont qui la franchitest au-dessus de l'eau n'est pareil à nulaucun autre et jamais n'exista, jamais n'existera plus méchantdangereux pont, plus détestable passerellepont : une épée bien polie qui brillait de blancheur s'offrait pour tout passage au-dessus de l'eau froide. Mais n'allez pas doutersoyez certains, soyez sûrs que cette épée fût roidedure, solide, impossible à plier et forte. Elle mesurait bien deux lances en longueur. Il y avait, sur chaque rivebord de la rivière, un grand billot de bois où elle était fichéeplantée. Inutile de craindre une chute causée par sa rupture ou son fléchissement ! Et pourtant, à la voir, il ne semblerait pas qu'elle puisse porter un fardeaupoids très pesantlourd.
Ce qui décourageait beaucoup les compagnons du chevalier, c'est qu'à l'extrémitéau bout du pont, sur l'autre bord, ils croyaient voir deux lions, ou bien deux léopards, enchaînés à un bloc de pierre. L'eau, le pont et les lions, tout les glace d'effroi, les fait trembler de peur.
"Ah ! sire, supplient-ils, fiez-vousécoutez, suivez au conseil que vous donnent vos yeux : il vous faut l'accepter. Ce pont, quel assemblageinstallation affreux, quelle horrible charpenteconstruction ! Si vous ne retournez pas maintenant sur vos pasfaites pas demi-tour, vous vous repentirezregretterez trop tard. Dans plus d'un cassouvent, avant d'agir, on doit délibérerréfléchir, peser le pour et le contre. Imaginons que vous soyez passé -et cet exploit ne saurait s'accomplirpeut pas arriver, ne peut pas se réaliser ; pas plus que vous ne pouvez interdire aux vents de souffler ni aux oiseaux d'oser faire entendre leurs chants, pas plus qu'à l'homme il n'est permis de retourner dans le sein de sa mère et de naître à nouveau, non, pas plus qu'on ne pourrait épuiser l'océan-, comment arrivez-vous à vous persuader que ces deux lions pleins de fureur, enchaînés de l'autre côté, ne voudront pas vous arracher la vietuer, puis s'abreuver deboire votre sang, dévorer votre chair, enfin ronger vos os? Nous nous sentons bien trop hardiscourageux, rien que d'oserjuste en osant les regarder. Si vous restez insoucieux de vous-même, ils vous feront mourir, n'en doutez passoyez sûr, soyez certain. En peu de temps, ils vous auront mis en lambeauxmorceaux sans aucune mercipitié. Ayez pitié de vous et restez avec nous. Vous manquerez à vos devoirs enversvous ne vous respecterez pas vous-même, si de gaieté de coeur vous vous jetez dans un périlgrave danger où votre mort est si certaine.
- Seigneurs, répond-il en riant, soyez amplementlargement, fortement remerciés puisque mon sortma situation, mon avenir vous tourmenteinquiète, donne du souci à ce point. Votre émoiinquiétude, angoisse part d'un coeur ami et généreux. Je sais qu'en aucune façon vous ne voudriezque vous ne voulez pas mon malheur. Mais je me fie àai confiance en Dieu en qui je crois : il me sauvera n'importe où. Ni ce pont ni cette eau ne me font plus de peur que ce sol fermedur sous mes pieds. Passer sur l'autre bord est un périldanger où je veux me risquer : je vais m'y préparer. PlutôtJe préfère mourir que reculer."
Ses compagnons sont à boutn'ont plus d'arguments, mais tous les deux, saisis de compassionpitié, émotion, laissent un libre cours aux pleurs et aux soupirs. LuiLancelot de son mieux s'apprête àse prépare pour traverser le gouffre.
Lancelot franchissant le pont de l'Épée, chapiteau sculpté du XIV° siècle, église Saint-Pierre à Caen, Site Wikimedia
ConduiteAttitude, comportement étrange et merveilleuse : il ôteenlève à ses pieds, à ses mains, l'armure qui les couvre. Il n'arrivera pas indemneentier, sans blessures et sans entaillecoupure au termebout de l'épreuve. Mais sur l'épée plus affiléecoupante, tranchante que faux, il se sera bien tenu fermement, mains nues et tout déchauxdéchaussé, sans chaussures, car il n'a conservén'a pas gardé souliers, chausses
ni avant-pieds. Il ne s'inquiétait pas trop de se faire des plaiesblessures à ses mains et ses pieds. Il aimait mieux s'estropierse blesser que tomber du pont et prendre un bain forcé dans cette eau d'où jamais il ne pourrait sortir. En souffrant le tourmentla souffrance, la douleur (physique) qu'on prépara pour lui, il accomplit l'affreuse traversée. Il a les mains, les pieds et les genoux en sang. Mais d'Amour qui le guide, il reçoit baumesoin et guérison. C'est pourquoi son martyreses souffrances terribles était pour lui délicesgrand plaisir. S'aidant des mains, des pieds et des genoux, il réussit enfin à parvenir au but.
Extrait de : Chrétien de Troyes, Le Chevalier à la charrette. Roman de la fin du XIIe siècle. Traduction de Jean Frappier.
Source: BNF