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"Le lit 29" dans une mise en scène d'Eric Vanelle, théâtre du Grand Rond
Quand le capitaine Épivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier de hussards.
Aussi paradait-il marchait pour se montrer publiquement toujours et se pavanait-il se montrait fièrement sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache. Il les avait superbes, d'ailleurs, la moustache, la taille et la cuisse. La première était blonde, très forte, tombant martialement raide, avec un air militaire sur la lèvre en un beau bourrelet couleur de blé mûr mais fin, soigneusement roulé, et qui descendait ensuite des deux côtés de la bouche en deux puissants jets de poils tout à fait crânes vaniteux, orgueilleux . La taille était mince comme s'il eût porté un corset , tandis qu'une vigoureuse solide, forte poitrine de mâle, bombée et cambrée, s'élargissait au-dessus. Sa cuisse était admirable, une cuisse de gymnaste, de danseur dont la chair musclée dessinait tous ses mouvements sous le drap collant du pantalon rouge.
Il marchait en tendant le jarret en tendant les jambes et en écartant les pieds et les bras, de ce pas un peu balancé des cavaliers, qui sied va, convient bien pour faire valoir mettre en valeur, montrer les jambes et le torse la poitrine , qui semble vainqueur sous l'uniforme, mais commun banal, normal, sans intérêt sous la redingote .
Hussards pendant la guerre franco-prussienne de 1870
Comme beaucoup d'officiers militaire gradé , le capitaine Épivent portait mal le costume civil. Il n'avait plus l'air, une fois vêtu de drap gris ou noir, que d'un commis un employé de peu d'importance de magasin. Mais, en tenue en habit militaire , il triomphait.
Il avait d'ailleurs une jolie tête, le nez mince et courbé, l'oeil bleu, le front étroit. Il était chauve, par exemple, sans qu'il eût jamais compris pourquoi ses cheveux étaient tombés. Il se consolait en constatant qu'avec de grandes moustaches un crâne un peu nu ne va pas mal.
Il méprisait
"mépriser", définition d'Elix tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris.
D'abord, pour lui, les bourgeois
Signe Elixn'existaient point. Il les regardait, ainsi qu'on regarde les animaux, sans leur accorder plus d'attention donner de l'importance qu'on n'en accorde aux moineaux ou aux poules.
Seuls, les officiers haut militaire comptaient dans le monde, mais il n'avait pas la même estime respect pour tous les officiers. Il ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l'unique qualité du militaire devant être la prestance l'allure, la beauté. Un soldat, c'était un gaillard un homme solide, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l'amour un homme à poigne homme solide, énergique, à crins et à reins pour faire la guerre et l'amour , rien de plus. Il classait les généraux de l'armée française en raison de suivant leur taille, de leur tenue et de l'aspect rébarbatif dur, sévère, ennuyeux de leur visage. Bourbaki Le général Bourbaki (1816-1897) se fait connaitre pendant les guerres en Afrique et en Crimée où il commande les Zouaves. En 1870, il s'occupe du front de l'Est avec une armée mal équipée et mal entraînée. lui apparaissait comme le plus grand homme de guerre des temps modernes.
"Le lit 29" dans une mise en scène d'Eric Vanelle, théâtre du Grand Rond
“Un soldat, c'était un gaillard , que diable, un grand gaillard
créé pour faire la guerre et l'amour, un homme à poigne,
à crins et à reins , rien de plus.”
Il riait se moquait beaucoup des officiers de la ligne, qui sont courts petits, trapus et gros et soufflent en marchant, mais il avait surtout une invincible mésestime un mépris absolu qui frisait la répugnance dégoût pour les pauvres gringalets jeunes hommes maigres, non musclés sortis de l'école polytechnique école formant les scientifiques, ces maigres petits hommes à lunettes, gauches et maladroits, qui semblent autant faits pour l'uniforme qu'un lapin pour dire la messe, affirmait-il.
Il s'indignait qu'on tolérât il était choqué qu'on accepte dans l'armée ces avortons (terme très péjoratif) maigrichons aux jambes grêles maigres qui marchent comme des crabes, qui ne boivent pas, qui mangent peu et qui semblent mieux aimer les équations calculs mathématiques que les belles filles.
Le capitaine Épivent avait des succès constants, des triomphes auprès du beau sexe les femmes .
Toutes les fois qu'il soupait mangeait en compagnie d'une femme, il se considérait comme certain de finir la nuit en tête-à-tête, sur le même sommier lit , et si des obstacles insurmontables empêchaient sa victoire le soir même, il était sûr au moins de la “ suite à demain”. Les camarades n'aimaient pas lui faire rencontrer leurs maîtresses, et les commerçants en boutiques, qui avaient de jolies femmes au comptoir à la caisse de leur magasin, le connaissaient, le craignaient et le haïssaient éperdument fortement, sans limites .
Quand il passait, la marchande échangeait, malgré elle, avec lui, un regard à travers les vitres de la devanture la vitrine ; un de ces regards qui valent plus que les paroles tendres, qui contiennent un appel et une réponse, un désir et un aveu. Et le mari, qu'une sorte d'instinct avertissait, se retournant brusquement, jetait un coup d'oeil furieux sur la silhouette fière et cambrée de l'officier.
Et quand le capitaine était passé, souriant et content de son effet, le commerçant, bousculant d'une main nerveuse les objets étalés devant lui, déclarait :
- En voilà un grand dindon
homme vaniteux, fier, orgueilleux . Quand est-ce qu'on finira de nourrir tous ces propres-à-rien personnes inutiles qui traînent leur ferblanterie armes en fer: épées... dans les rues ? Quant à moi, j'aime mieux un boucher qu'un soldat. S'il a du sang sur son tablier, c'est du sang de bête au moins ; et il est utile à quelque chose, celui-là ; et le couteau qu'il porte n'est pas destiné à tuer des hommes. Je ne comprends pas qu'on tolère accepte, supporte sur les promenades lieux aménagés dans les villes pour se promener que ces meurtriers publics promènent leurs instruments de mort leurs armes . Il en faut, je le sais bien, mais qu'on les cache au moins, et qu'on ne les habille pas en mascarade déguisement étrange, ridicule avec des culottes pantalon rouges et des vestes bleues. On n'habille pas le bourreau
"bourreau" définition Elix en général
définition Elix , n'est-ce pas ?
La femme, sans répondre, haussait imperceptiblement levait légèrement les épaules, tandis que le mari, devinant le geste sans le voir, s'écriait :
- Faut-il être bête pour aller voir parader défiler ces cocos-là (familier et péjoratif) personnes !
La réputation de conquérant séducteur du capitaine Épivent était d'ailleurs établie connue, répandue dans toute l'armée française.
Or en 1868, son régiment armée, groupe de soldats, le 102e hussards, vint tenir garnison s'installer à Rouen.
Il fut bientôt connu dans la ville. Il apparaissait tous les soirs, vers cinq heures, sur le cours Boieldieu, pour prendre l'absinthe alcool très fort au café de la Comédie, mais, avant d'entrer dans l'établissement le café , il avait soin de faire un tour sur la promenade pour montrer sa jambe, sa taille et sa moustache.
Les commerçants rouennais de Rouen qui se promenaient aussi, les mains derrière le dos, préoccupés des affaires et parlant de la hausse et de la baisse, lui jetaient cependant un regard et murmuraient :
- Bigre, voilà un bel homme.
Puis, quand ils le connurent :
- Tiens, le capitaine Épivent ! Quel gaillard tout de même !
Les femmes, à sa rencontre, avaient un petit mouvement de tête tout à fait drôle, une sorte de frisson de pudeur comme si elles s'étaient senties faibles ou dévêtues nues, déshabillées devant lui. Elles baissaient un peu la tête avec une ombre de sourire sur les lèvres, un désir d'être trouvées charmantes et d'avoir un regard de lui.
Quand il se promenait avec un camarade, le camarade ne manquait jamais de murmurer avec une jalousie envieuse, chaque fois qu'il revoyait le même manège comportement :
- Ce bougre d'Épivent, a-t-il de la chance !
Parmi les filles entretenues filles qui se font payer par leurs amants de la ville, c'était une lutte, une course concours à qui l'enlèverait séduirait . Elles venaient toutes, à cinq heures, l'heure des officiers, sur le cours Boieldieu, et elles traînaient leurs jupes, deux par deux, d'un bout à l'autre du cours une allée de promenade , tandis que, deux par deux, lieutenants, capitaines et commandants traînaient leurs sabres épées sur le trottoir avant d'entrer au café.
Or un soir la belle Irma, la maîtresse, disait-on, de M. Templier-Papon, le riche manufacturier chef d'entreprise fit arrêter sa voiture en face de la Comédie,
et, descendant, eut l'air d'aller acheter du papier ou commander des cartes de visite chez M. Paulard, le graveur, cela pour passer devant les tables d'officiers et jeter au capitaine Épivent, un regard qui voulait dire : “Quand vous voudrez ”, si clairement que le colonel Prune, qui buvait la verte liqueur l'absinthe avec son lieutenant-colonel, ne put s'empêcher de grogner :
- Cré cochon ! A-t-il de la chance ce bougre-là !
Le mot du colonel fut répété ; et le capitaine Épivent, ému de cette approbation supérieure, passa le lendemain, en grande tenue, et plusieurs fois de suite, sous les fenêtres de la belle. Elle le vit, se montra, sourit.
Le soir même, il était son amant.
Ils s'affichèrent, se montrèrent à tout le monde se donnèrent en spectacle, se compromirent mutuellement s'engagèrent publiquement , fiers tous deux d'une pareille aventure.
Il n'était bruit tout le monde parlait de dans la ville que des amours de la belle Irma avec l'officier. Seul M. Templier-Papon les ignorait.
Le capitaine rayonnait de gloire célébrité, fierté ; et, à tout instant, il répétait :
- Irma vient de me dire - Irma me disait cette nuit - hier, en dînant avec Irma...
Pendant plus d'un an, il promena, étala, déploya montra à tout le monde dans Rouen cet amour comme un drapeau pris à l'ennemi. Il se sentait grandi par cette conquête, envié, plus sûr de l'avenir plus sûr de la croix tant désirée, car tout le monde avait les yeux sur lui, et il suffit de se trouver bien en vue pour n'être pas oublié.
Mais voilà que la guerre éclata et que le régiment l'armée du capitaine fut envoyé à la frontière un des premiers. Les adieux furent lamentables. Ils durèrent toute une nuit.
Sabre, culotte rouge, képi, dolman chavirés du dos d'une chaise, par terre ; les robes, les jupes, les bas de soie répandus, tombés aussi, mêlés à l'uniforme, en détresse sur le tapis, la chambre bouleversée comme après une bataille, Irma, folle, les cheveux dénoués, décoiffés jetait ses bras désespérément autour du cou de l'officier l'étreignant, le serrant puis, le lâchant, se roulait sur le sol, renversait les meubles, arrachait les franges des fauteuils, mordait leurs pieds, tandis que le capitaine, fort ému, mais inhabile maladroit, inexpérimenté aux consolations, répétait :
- Irma, ma petite Irma, pas à dire, il le faut.
Et il essuyait parfois, du bout du doigt, une larme éclose au coin de l'oeil.
Ils se séparèrent au jour levant. Elle suivit en voiture son amant jusqu'à la première étape. Et elle l'embrassa presque en face du régiment à l'instant de la séparation. On trouva même ça très gentil, très digne, très bien, et les camarades serrèrent la main du capitaine en lui disant :
- Cré veinard, chanceux elle avait du coeur tout de même, cette petite.
On voyait vraiment là-dedans quelque chose de patriotique patriotisme: amour de la patrie, du pays .
Le régiment fut fort éprouvé pendant la campagne la guerre. Le capitaine se conduisit se comporta, agit héroïquement et reçut enfin la croix
, puis, la guerre terminée, il revint à Rouen en garnison armée qui reste en ville sans combattre .
Aussitôt de retour il demanda des nouvelles d'lrma, mais personne ne put lui en donner de précises.
D'après les uns, elle avait fait la noce la fête avec l'état-major les offiers, les chefs militaires prussien.
D'après les autres, elle s'était retirée était partie chez ses parents aux environs d'Yvetot.
Il envoya même son ordonnance militaire au service personnel d'un officier à la mairie pour consulter voir le registre des décès la liste des morts . Le nom de sa maîtresse ne s'y trouva pas.
Et il eut un grand chagrin dont il faisait parade qu'il montrait à tout le monde . Il mettait même au compte de l'ennemi son malheur, attribuait rendait responsable aux Prussiens qui avaient occupé Rouen la disparition de la jeune femme, et déclarait :
- À la prochaine guerre, ils me le paieront je me vengerai, les gredins.
Or un matin, comme il entrait au mess cantine des militaires à l'heure du déjeuner un commissionnaire personne qui porte des messages, fait des commissions, vieil homme en blouse, coiffé d'une casquette cirée, lui remit une enveloppe. Il l'ouvrit et lut :
"Mon chéri,
Je suis à l'hôpital bien malade, bien malade. Ne reviendras-tu pas me voir ?
Ça me ferait tant plaisir!"
IRMA.
"Le lit 29" dans une mise en scène d'Eric Vanelle, théâtre du Grand Rond
Le capitaine devint pâle, et, remué de pitié, il déclara :
- Nom de nom, la pauvre fille ! J'y vais aussitôt
Et pendant tout le temps, il raconta à la table des officiers qu'lrma était à l'hôpital ; mais qu'il l'en ferait sortir cré mâtin.
C'était encore la faute de ces sacré nom de Prussiens. Elle avait dû se trouver seule, sans le sou, crevant de misère, car on avait certainement pillé volé son mobilier meubles .
“ Ah ! les salopiauds ! ”
Tout le monde était ému en l'écoutant.
À peine eut-il glissé sa serviette roulée dans son rond de bois, qu'il se leva ; et, ayant cueilli pris son sabre au portemanteau, bombant sa poitrine pour se faire mince, il agrafa attacha, serra son ceinturon ceinture militaire , puis partit d'un pas accéléré rapide pour se rendre à l'hôpital civil.
Mais l'entrée du bâtiment hospitalier hôpital, où il s'attendait à croyait pénétrer entrer immédiatement, lui fut sévèrement refusée et il dut même aller trouver son colonel à qui il expliqua son cas et dont il obtint un mot pour le directeur.
Celui-ci, après avoir fait poser attendre quelque temps le beau capitaine dans son antichambre salle d'attente avant un bureau, lui délivra donna enfin une autorisation, avec un salut froid et désapprobateur mécontent, en désaccord .
Dès la porte il se sentit gêné dans cet asile lieu d'accueil de la misère, de la souffrance et de la mort. Un garçon de service le guida.
Il allait sur la pointe des pieds, pour ne pas faire de bruit, dans les longs corridors où flottait une odeur fade de moisi, de maladie et de médicaments. Un murmure de voix, par moments, troublait seul le grand silence de l'hôpital.
Parfois, par une porte ouverte, le capitaine apercevait un dortoir, une file de lits dont les draps étaient soulevés par la forme des corps. Des convalescentes personnes presque plus malades , assises sur des chaises au pied de leurs couches lits , cousaient, vêtues d'une robe d'uniforme en toile grise, et coiffées d'un bonnet blanc.
Son guide soudain s'arrêta devant une de ces galeries pleines de malades. Sur la porte on lisait, en grosses lettres: “Syphilitiques la "syphilis" est une maladie sexuellement transmissible ”. Le capitaine tressaillit sursauta ; puis il se sentit rougir. Une infirmière préparait un médicament sur une petite table de bois à l'entrée.
—Je vais vous conduire, dit-elle, c'est au lit 29.
Et elle se mit à marcher devant l'officier. Puis elle indiqua une couchette :
— C'est là.
On ne voyait rien qu'un renflement un tas, une bosse des couvertures. La tête elle-même était cachée sous le drap.
Partout des figures se dressaient au-dessus des couches lits , des figures pâles, étonnées, qui regardaient l'uniforme, des figures de femmes, de jeunes femmes et de vieilles femmes, mais qui semblaient toutes laides, vulgaires, sous l'humble caraco réglementaire vêtement d'hôpital .
Le capitaine, tout à fait troublé gêné, qui soutenait tenait son sabre d'une main et portait son képicasquette militaire de l'autre, murmura :
— Irma.
Un grand mouvement se fit dans le lit, et le visage de sa maîtresse apparut, mais si changé, si fatigué, si maigre, qu'il ne le reconnaissait pas.
Elle haletait respirait vite , suffoquée étouffée par l'émotion, et elle prononça :
— Albert !... Albert !... C'est toi !... Oh !... c'est bien... c'est bien...
Et des larmes coulèrent de ses yeux.
L'infirmière apportait une chaise :
— Asseyez-vous, monsieur.
Il s'assit, et il regardait la face pâle, si misérable de cette fille qu'il avait quittée si belle et si fraîche.
Il dit :
— Qu'est-ce que tu as eu ?
Elle répondit, tout en pleurant :
— Tu as bien vu, c'est écrit sur la porte.
Et elle cacha ses yeux sous le bord de ses draps.
Il reprit, éperdu, honteux :
— Comment as-tu attrapé ça, ma pauvre fille ?
Elle murmura :
— C'est ces salops de Prussiens. Ils m'ont prise forcée, violée presque de force et ils m'ont empoisonnée rendu malade.
Il ne trouvait plus rien à ajouter. Il la regardait et tournait son képi sur ses genoux.
Les autres malades le dévisageaient regardaient avec attention, et il croyait sentir une odeur de pourriture, une odeur de chair gâtée et d'infamie honte, culpabilité dans ce dortoir plein de filles atteintes du mal ignoble et terrible la syphilis .
Elle murmurait :
— Je ne crois pas que j'en réchappe j'arriverai guérir. Le médecin dit que c'est bien grave.
"Le lit 29" dans une mise en scène d'Eric Vanelle, théâtre du Grand Rond
Puis apercevant la croix sur la poitrine de l'officier elle s'écria :
- Oh ! tu es décoré, que je suis contente ! Que je suis contente!
Oh ! si je pouvais t'embrasser!
Un frisson de peur et de dégoût courut sur la peau du capitaine, à la pensée de ce baiser Il avait envie de s'en aller maintenant, d'être à l'air, de ne plus voir cette femme. Il restait cependant, ne sachant comment faire pour se lever, pour lui dire adieu.
Il balbutia :
- Tu ne t'es donc pas soignée ?
Une flamme passa dans les yeux d'lrma:
- Non, j'ai voulu me venger, quand j'aurais dû en crever mourir ! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous, le plus que j'ai pu.
Tant qu'ils ont été à Rouen je ne me suis pas soignée.
Il déclara, d'un ton gêné, où perçait un peu de gaieté :
- Quant à ça, tu as bien fait.
Elle dit, s'animant, les pommettes rouges :
- Oh ! oui, il en mourra plus d'un par ma faute, va. Je te réponds que je me suis vengée.
Il prononça encore :
- Tant mieux.
Puis, se levant :
- Allons, je vais te quitter parce qu'il faut que je sois chez le colonel à quatre heures.
Elle eut une grosse émotion :
- Déjà ! tu me quittes déjà ! Oh ! tu viens à peine d'arriver !...
Mais il voulait partir à tout prix. Il prononça :
- Tu vois bien que je suis venu tout de suite ; mais il faut absolument que je sois chez le colonel à quatre heures.
Elle demanda :
- C'est toujours le colonel Prune ?
- C'est toujours lui. Il a été blessé deux fois.
Elle reprit :
- Et tes camarades, y en a-t-il eu de tués ?
- Oui. Saint-Timon, Savagnat, Poli, Sapreval, Robert, de Courson, Pasafil, Santal, Caravan et Poivrin sont morts. Sahel a eu le bras emporté et Courvoisin une jambe écrasée, Paquet a perdu l'oeil droit.
Elle écoutait, pleine d'intérêt. Puis, tout à coup, elle balbutia :
- Veux-tu m'embrasser dis, avant de me quitter, Mme Langlois n'est pas là.
Et, malgré le dégoût qui lui montait aux lèvres, il les posa sur ce front blême, tandis qu'elle, l'entourant de ses bras, jetait des baisers affolés sur le drap bleu de son dolman .
Elle repritcontinua :
- Tu reviendras, dis, tu reviendras ? Promets-moi que tu reviendras.
- Oui, je te le promets.
- Quand ça ? Peux-tu jeudi ?
- Oui, jeudi.
- Jeudi, deux heures.
- Oui, jeudi deux heures.
- Tu me le promets ?
- Je te le promets.
- Adieu, mon chéri.
- Adieu.
Et il s'en alla, confus gêné, sous les regards du dortoir pliant sa haute taille pour se faire petit ; et quand il fut dans la rue, il respira.
Le soir, ses camarades lui demandèrent :
- Eh bien! Irma?
Il répondit d'un ton gêné :
- Elle a eu une fluxion de poitrine maladie des poumons , elle est bien mal.
Mais un petit lieutenant, flairant devinant un secret quelque chose à son air, alla aux informations et, le lendemain, quand le capitaine entra au mess cantine des officiers , il fut accueilli par une décharge beaucoup de rires et de plaisanteries. On se vengeait, enfin.
On apprit, en outre en plus , qu'lrma avait fait une noce enragée de grandes fêtes avec l'état-major prussien, qu'elle avait parcouru le pays à cheval avec un colonel de hussards bleus et avec bien d'autres encore, et que, dans Rouen, on ne l'appelait plus que la “ femme aux Prussiens ”.
Pendant huit jours, le capitaine fut la victime du régiment. Il recevait, par la poste, des notes courriers révélatrices, des ordonnances, des indications de médecins spécialistes, même des médicaments dont la nature était inscrite sur le paquet.
Et le colonel, mis au courant, déclara d'un ton sévère :
- Eh bien, le capitaine avait là une jolie connaissance. Je lui en ferai mes compliments.
Au bout d'une douzaine de jours, il fut appelé par une nouvelle lettre d'lrma. Il la déchira avec rage, et ne répondit pas.
Huit jours plus tard, elle lui écrivit de nouveau qu'elle était tout à fait mal, et qu'elle voulait lui dire adieu.
Il ne répondit pas.
Après quelques jours encore, il reçut la visite de l'aumônier prêtre de l'hôpital.
La fille Irma Pavolin, à son lit de mort, le suppliait de venir Il n'osa pas refuser de suivre l'aumônier mais il entra dans l'hôpital le coeur gonflé de rancune colère méchante, de vanité orgueil blessée, d'orgueil humilié.
Il ne la trouva guère pas changée et pensa qu'elle s'était moquée de lui.
“ Qu'est-ce que tu me veux ? dit-il.
- J'ai voulu te dire adieu. Il paraît que je suis tout à fait bas.
Il ne la crut pas.
- Écoute, tu me rends la risée du régiment à cause de toi tous les soldats se moquent de moi , et je ne veux pas que ça continue.
Elle demanda :
- Qu'est-ce que je t'ai fait, moi ?
Il s'irrita s'énerva de n'avoir rien à répondre.
- Ne compte espère pas que je reviendrai ici pour me faire moquer de moi par tout le monde !
Elle le regarda de ses yeux éteints où s'allumait une colère, et elle répéta :
- Qu'est-ce que je t'ai fait, moi ? Je n'ai pas été gentille avec toi, peut-être ? Est-ce que je t'ai quelquefois demandé quelque chose ? Sans toi, je serais restée avec M. Templier-Papon et je ne me trouverais pas ici aujourd'hui. Non, vois-tu, si quelqu'un a des reproches à me faire, ça n'est pas toi.
Il reprit, d'un ton vibrant :
- Je ne te fais pas de reproches, mais je ne peux pas continuer à venir te voir, parce que ta conduite attitude, comportement avec les Prussiens a été la honte de toute la ville.
Elle s'assit, d'une secousse, dans son lit :
- Ma conduite avec les Prussiens ? Mais quand je te dis qu'ils m'ont prise violée, et quand je te dis que, si je ne me suis pas soignée, c'est parce que j'ai voulu les empoisonner. Si j'avais voulu me guérir ça n'était pas difficile, parbleu ! mais je voulais les tuer moi, et j'en ai tué, va !
Il restait debout :
- Dans tous les cas, c'est honteux , dit-il.
Elle eut une sorte d'étouffement, puis reprit :
- Qu'est-ce qui est honteux, de m'être fait mourir pour les exterminer tuer, détruire dis ? Tu ne parlais pas comme ça quand tu venais chez moi, rue Jeanne-d'Arc ? Ah ! c'est honteux ! Tu n'en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix d'honneur ! Je l'ai plus méritée que toi, vois-tu, plus que toi, et, j'en ai tué plus que toi, des Prussiens !...
Il demeurait stupéfait devant elle, frémissant d'indignation colère .
- Ah ! tais-toi... tu sais... tais-toi... parce que... ces choses-là... je ne permets pas... qu'on y touche...
Mais elle ne l'écoutait guère :
- Avec ça que vous leur avez fait bien du mal aux Prussiens !
Ça serait-il arrivé si vous les aviez empêchés de venir à Rouen, dis ? C'est vous qui deviez les arrêter entends-tu. Et je leur ai fait plus de mal que toi, moi, oui, plus de mal, puisque je vais mourir, tandis que tu te balades promènes, toi, et que tu fais le beau pour enjôler séduire les femmes...
Sur chaque lit une tête s'était dressée et tous les yeux regardaient cet homme en uniforme qui bégayait :
- Tais-toi... tu sais... tais-toi...
Mais elle ne se taisait pas. Elle criait :
- Ah ! oui, tu es un joli poseur prétentieux, fier . Je te connais, va. Je te connais.
Je te dis que je leur ai fait plus de mal que toi, moi, et que j'en ai tué plus que tout ton régiment réuni... va donc... capon lâche, poltron !
Il s'en allait, en effet, il fuyait, allongeant ses grandes jambes, passant entre les deux rangs de lits où s'agitaient les syphilitiques. Et il entendait la voix haletante, sifflante, d'lrma, qui le poursuivait :
- Plus que toi, oui, j'en ai tué plus que toi, plus que toi...
Il dégringola l'escalier quatre à quatre, et courut s'enfermer chez lui.
Le lendemain, il apprit qu'elle était morte.