Tristan et Iseut d'après Joseph Bédier

Le philtre d'amour

En Irlande, Tristan tue le dragon qui terrorisait la région. Il demande la main d'Iseut, la fille du roi d'Irlande, pour le roi Marc. Ainsi, les deux royaumes vivront en paix.
Avant le départ de sa fille, la reine prépare un philtreune boisson magique d'amour pour être sûre qu'Iseut et Marc s'aimeront. Elle confiedonne le breuvagela boisson à Bragien, la servante d'Iseut.


Tristan buvant le philtre d'amour, enluminure, 1470

Avant que Tritan et Iseut partent en Cornouailles, la mère d'Iseut cueillit des herbes, des fleurs et des racines et les mêlamélangea dans du vin pour préparer un breuvageune boisson puissant. Elle le versa ensuite dans une fiole et dit secrètement à Brangien, la servante d'Iseut :
« Brangien, tu dois suivre Iseut au pays du roi Marc. Je sais que tu es une servante fidèle. Prends donc cette fiole de vin et retienssouviens-toi de mes paroles. Cache-la pour que personne ne la voie et que personne ne boive ce vin. Mais, après le mariage entre le roi Marc et Iseut, tu verseras ce vin herbé dans une coupe et tu la présenteras au roi Marc et à la reine Iseut pour qu’ils la boivent ensemble. Prends gardeFais attention, Brangien, ils douvent être les seuls à goûter ce breuvagecette boisson. Car ceux qui en boiront ensemble s’aimeront de tous leurs sens et de toute leur pensée, à toujours, dans la vie et dans la mort. »
Brangien promit à la reine qu’elle ferait selon sa volontéobéirait.

La nefle navire, tranchant les vagues profondes, emportait Iseut. Mais, plus elle s’éloignait de la terre d’Irlande, plus la jeune fille était triste et se lamentait. Assise sous la tente où elle s’était renfermée avec Brangien, sa servante, elle pleurait au souvenir de son pays. Où ces étrangers l’entraînaient-ils ? Vers qui ? Vers quelle destinéequel destin, quel avenir ?
Quand Tristan s’approchait d’elle et voulait l’apaiserla calmer par de douces paroles, elle s’irritaits'énervait, le repoussait, et la haine gonflait son cœur. Il était venu, lui le ravisseur, lui, le meurtrier du Morholt ; il l’avait arrachée par ses ruses à sa mère et à son pays ; il n’avait pas daignén'avait pas voulu, n'avait pas accepté de la garder pour lui-même, et voici qu’il l’emportait, comme sa prisonnière, sur les flotsla mer, vers la terre ennemie ! «Maudite soit la mer qui me porte ! Mieux aimerais-je mourir sur la terre où je suis née que vivre là-bas !», se disait-elle.

Un jour, les vents tombèrentse calmèrent, s'arrêtèrent, et les voiles pendaient dégonflées le long du mât. Tristan fit accosterarrêter le bateau près d'une île, et, lassésfatigués de la mer, les cent chevaliers de Cornouailles et les mariniersmarins descendirent au rivagela côte de l'île.


Tristan et Iseut buvant le philtre, August Spiess, 1881

Seule Iseut était demeuréerestée sur la nefle navire avec une petite servante. Tristan vint vers la reine et tâcha de calmer son cœursa tristesse et sa colère. Comme le soleil brûlait et qu’ils avaient soif, ils demandèrent à boire. L’enfant chercha quelque breuvageboisson, tant qu’elle découvrit la fiole confiée à Brangien par la mère d’Iseut. « J’ai trouvé du vin ! » leur cria-t-elle. Mais, ce n’était pas du vin : c’était la passion, c’était l’âpre joie et l’angoisse sans fin, et la mort. L’enfant remplit un hanap et le présenta à sa maîtresse. Iseut but, puis le tendit à Tristan, qui le vida.

À cet instant, Brangien entra et les vit qui se regardaient en silence, comme égarésperdus et comme ravisenchantés, fascinés, passionnés. Elle vit devant eux la fiole presque vide et le hanap. Elle prit la fiole, courut à la poupel'arrière du bateau, la lança dans les vagues et gémit :
« Malheureuse ! maudit soit le jour où je suis née et maudit le jour où je suis montée sur cette nefce navire ! Iseut, mon amie, et vous, Tristan, c’est votre mort que vous avez bue ! »

De nouveau la nef cinglaitvoguait, avançait rapidement vers Tintagellà où vit le roi Marc. Il semblait à Tristan qu’une ronce vivace, aux épines aiguës, aux fleurs odorantes, poussait ses racines dans le sang de son cœur et par de forts liens enlaçaitattachait, nouait au beau corps d’Iseut son corps et toute sa pensée, et tout son désir.
Il songeait : « Bel oncle, qui m’avez aimé orphelin(voir: "la naissance de Tristan") avant même de reconnaître le sang de votre sœur Blanchefleur, vous qui me pleuriez tendrement, tandis que vos bras me portaient jusqu’à la barque(voir: "le combat contre le dragon") sans rames ni voile, bel oncle, que n’avez-vous, dès le premier jour, chassé l’enfant errant venu pour vous trahir ? Ah ! qu’ai-je pensé ? Iseut est votre femme, et moi votre vassalAu Moyen-Age, le vassal est un seigneur sui sert un suzerain (seigneur plus puissant). Iseut est votre femme, et moi votre fils. Iseut est votre femme, et ne peut pas m’aimer. »

Iseut l’aimait. Elle voulait le haïr. Elle voulait le haïr, et ne pouvait pas, irritéeen colère, énervée en son cœur de cette tendresse plus douloureuse que la haine.

Brangien les observait avec angoisse, plus cruellement tourmentée encore, car seule elle savait quel mal elle avait causéprovoqué. Pendant deux jours elle les épiasurveilla, espionna, les vit repousser toute nourriture, tout breuvageboisson et tout réconfort, se chercher comme des aveugles qui marchent à tâtons l’un vers l’autre, malheureux quand ils languissaient séparés, plus malheureux encore quand, réunis, ils tremblaient devant l’horreur de leurs sentiments.


Tristan et Iseult (1901) par Herbert James Draper (1863–1920)

Au troisième jour, comme Tristan venait vers la tente dresséeinstallée sur le pont de la nefle navire, le bateau où Iseut était assise, Iseut le vit s’approcher et lui dit humblementsimplement :
« Entrez, seigneur.
— Reine, dit Tristan, pourquoi vous m'avez appelé seigneur ? Ne suis-je pas votre homme ligevassal, chevalier qui sert un seigneur plus puissant, au contraire, et votre vassal, pour vous révéreradorer, vous servir et vous aimer comme ma reine et ma dame ? »
Iseut répondit :
« Non, tu sais que tu es mon seigneur et mon maître ! Tu le sais que ta force me domine et que je suis ta serve ta prisonnière, ton esclaves (un serf, une serve) ! Ah ! que n’ai-je avivé naguère les plaies du jongleur blessé ? Que n’ai-je laissé périr le tueur du monstre dans les herbes du marécage ? Que n’ai-je asséné sur lui, quand il gisait dans le bain, le coup de l’épée déjà brandie ? Hélas ! je ne savais pas alors ce que je sais aujourd’hui !
— Iseut, que savez-vous donc aujourd’hui ? Qu’est-ce donc qui vous tourmente ?
— Ah ! tout ce que je sais me tourmente, et tout ce que je vois. Ce ciel me tourmente, et cette mer, et mon corps, et ma vie ! »
Elle posa son bras sur l’épaule de Tristan ; des larmes éteignirent le rayon de ses yeux, ses lèvres tremblèrent. Il répéta :
« Amie, qu’est-ce donc qui vous tourmente ? »
Elle répondit :
« L’amour de vous.»
Alors il posa ses lèvres sur les siennes.

Mais, comme pour la première fois tous deux goûtaient une joie d’amour, Brangien, qui les épiait, poussa un cri, et les bras tendus, la face trempée de larmes, se jeta à leurs pieds :
« Malheureux ! arrêtez-vous, et retournez, si vous le pouvez encore ! Mais non, la voie est sans retour, déjà la force de l’amour vous entraîne et jamais plus vous n’aurez de joie sans douleur. C’est le vin herbé qui vous possède, le breuvage d’amour que votre mère, Iseut, m’avait confié. Seul, le roi Marc devait le boire avec vous ; mais l’Ennemi s’est joué de nous trois, et c’est vous qui avez vidé le hanap. Ami Tristan, Iseut amie, en châtiment de la male garde que j’ai faite, je vous abandonne mon corps, ma vie ; car, par mon crime, dans la coupe maudite, vous avez bu l’amour et la mort ! »

Les amants s’étreignirent ; dans leurs beaux corps frémissaient le désir et la vie. Tristan dit :

« Vienne donc la mort ! »

Et, quand le soir tomba, sur la nef qui bondissait plus rapide vers la terre du roi Marc, liés à jamais, ils s’abandonnèrent à l’amour.



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