Une perdrix
Puisqu'il est dans mon habitude de vous raconter des histoires, je veux dire, au lieu d'une fable un récit inventé, une aventure qui est vraie.
Un vilainpaysan>, au pied de sa haie, un jour attrapa deux perdrix. Il les prépare avec grand soin ; sa femme les met devant l'âtrela cheminée (elle savait s'y employer), veille au feu et tourne la broche ; et le vilain sort en courant pour aller inviter le prêtre.
Cuisson à la broche
Il tarda tant à revenir que les perdrix se trouvaient cuites. La dame déposeenlève du feu la broche; elle détache un peu de peau, car la gourmandise est son faibleson défaut. Lorsque Dieu la favorisait, elle rêvait, non d'être riche, mais de contenter ses désirs.
Attaquant l'une des perdrix, elle en savouredéguste, mange avec délice les deux ailes, puis va au milieu de la rue pour voir si son mari revient. Ne le voyant pas arriver, elle regagnerevient à la maison et sans tarder elle expédiefinit, mange ce qui restait de la perdrix, pensant que c'eût été un crime d'en laisser le moindre morceau.
Elle réfléchit et se dit qu'elle devrait bien manger l'autre. Elle sait ce qu'elle dira si quelqu’un vient lui demander ce qu'elle a fait de ses perdrix : elle répondra que les chats, commeau moment où elle mettait basenlevait, posait la broche, les lui ont arrachées des mains, chacun d’eux emportant la sienne.
Elle se plante dans la rue afin de guetterattendre, voir, surveiller son mari, et ne le voit pas revenir; elle sent frétiller sa langue, songeant à la perdrix qui reste : elle deviendra enragée si elle ne peut en avoir ne serait-ce qu'un petit bout.
Détachant le cou doucement, elle le mange avec délicesplaisir, gourmandise ; elle s'en pourlèchelèche les doigts.
«Hélas ! dit-elle, que ferai-je? Que dire, si je mange tout ? Mais pourrais-je laisser le reste ? J'en ai une si grande envie ! Ma foi, advienne que pourra; il faut que je la mange toute. »
L'attente dura si longtemps que la dame se rassasiamangea tout.
Mais voici venir le vilainpaysan ; il pousse la porte et s'écrie :
« Dis, les perdrix sont-elles cuites ?
— Sire, fait-elle, tout va mal, car les chats me les ont mangées. »
A ces mots, le vilain bondit et court sur elle comme un fou. Il lui eût arraché les yeux, quand elle crie :
« C'était pour rire. Arrière, suppôt de Satan ! Je les tiens au chaud, bien couvertes.
— J'aurais chanté de belles laudes, foi que je dois à saint Lazare. Vite, mon bon hanap de bois et ma plus belle nappe blanche ! Je vais l'étendre sur ma chape sous cette treille, dans le pré.
une treille
Meule pour affuter les couteaux
— Mais prenez donc votre couteau ; il a besoin d'être affûtéaiguisé et faites-le couper un peu sur cette pierre, dans la cour. »
L'homme jette sa cape et court, son couteau tout nu dans la main.
Mais arrive le chapelainprêtre, qui pensait manger avec eux; il va tout droit trouver la dame et l'embrasse très doucement, mais elle se borne à répondre :
« Sire, au plus tôt fuyez, fuyez! Je ne veux pas vous voir honnihumilié, outragé, ni voir votre corps mutilé que vous soyez blessé. Mon mari est allé dehors pour aiguiser son grand couteau ; il prétend qu'il veut vous couper les couilles s'il vous peut tenir.
— Ah ! puisses-tu songer à Dieu! fait le prêtre, que dis-tu là ? Nous devions manger deux perdrix que ton mari prit ce matin.
— Hélas ! ici, par saint Martin, il n'y a perdrix ni oiseau. Ce serait un bien bon repas ; votre malheur me ferait peine. Mais regardez-le donc là-bas comme il affûte aiguise son couteau !
— Je le vois, dit-il, par mon chef. Tu dis, je crois, la vérité. »
Et le prêtre, sans s'attarderimmédiatement, s'enfuit le plus vite qu'il peut. Au même instant, elle s'écrie :
« Venez vite, sire Gombaut.
— Qu'as-tu ? dit-il, que Dieu te garde.
— Ce que j'ai ? Tu vas le savoir. Si vous ne pouvez courir vite, vous allez y perdre, je crois; car par la foi que je vous dois, le prêtre emporte vos perdrix. »
Pris de colère, le bonhomme, gardant son couteau à la main, veut rattraper le chapelainprêtre. En l'apercevant, il lui crie :
« Vous ne les emporterez pas ! » Et de hurler à pleins poumons : « Vous les emportez toutes chaudes ! Si j'arrive à vous rattraper, il vous faudra bien les laisser. Vous seriez mauvais camarade en voulant les manger sans moi.»
Illustration de Damine Callixte Schmitz
Et regardant derrière lui, le chapelain voit le vilain qui accourt, le couteau en main. Il se croit mort, s'il est atteint; il ne fait pas semblant de fuir, et l'autre pense qu'à la course il pourra reprendre son bien (les perdrix). Mais le prêtre, le devançantcourant plus vite, vient s'enfermer dans sa maison.
Le vilain chez lui s'en retourne et il interroge sa femme : « Allons ! fait-il, il faut me dire comment il t'a pris les perdrix. »
Elle lui répond : « Que Dieu m'aide ! Sitôt que le prêtre me vit, il me pria, si je l'aimais, de lui montrer les deux perdrix : il aurait plaisir à les voir. Et je le conduisis tout droit là où je les tenais couvertes. Il ouvrit aussitôt les mains, il les saisit et s'échappa. Je ne pouvais pas le poursuivre, mais je vous ai vite averti. »
Il répond :
«C'est peut-être vrai ; laissons donc le prêtre où il est. »
Ainsi fut dupétrompé le curé, et Gombaut, avec ses perdrix.
Ce fabliau nous a montré que femme est faite pour tromper : mensonge devient vérité et vérité devient mensonge. L'auteur du conte ne veut pas mettre au récit une rallonge et clôttermine l'histoire des perdrix.
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Une autre version en bande dessinée
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Por ce que fabliaus dire sueil, Puis est alée en mi la rue Quar toute mengier le m’estuet. » |
Tant dura cele demorée, Et cele li dist simplement : |
« Venez-vous-en, sire Gombaut. Li preudom fu toz aatis, Il ot tantost les mains ouvertes, |