Ressources pour l'enseignement du français en LSF

Fabliaux du Moyen Age

Le pauvre clerc

Je ne veux pas, messieurs, vous tenir ici en suspens et je vais vous raconter sans perdre de temps qu’un jeune clercétudiant de province était venu à Paris pour étudier à l’université.


Université de Paris

Mais après être resté quelque temps et avoir vendu tout ce qu’il possédait pour survivre, le jeune clerc fut obligé de rentrer chez lui.

Il allait à grands pas, comme un homme pressé d’arriver et il marcha tout le jour sans prendre aucune nourriture car il n’avait plus d’argent. Le soir, quand la nuit approcha, il chercha un asileune maison pour passer la nuit.

Heureusement, il aperçut une maison: il frappa à la porte et demanda l’asile pour la nuit au nom de Dieu. Le maître de maison était parti au moulin, c’est donc sa femme qui ouvrit. Celle-ci répondit sèchement qu’elle ne recevraitn'accueillerait personne en l’absence de son époux.

Le pauvre clerc insiste, explique le malheur de sa situation, demande une place dans l’établelieu où vivent les vaches et un morceau de pain. Mais il reçoit une réponse plus dure et la femme lui ordonne de se retirerpartir.
Mais avant de partir, le clerc a le temps de voir deux belles bouteilles de vin que la femme range dans une armoire où se trouve un beau gâteau et un gros morceau de porcjambon. Enfin, quand le clerc reprend son chemin, il voit un prêtre enveloppé de sa chape noire rentrer dans la maison.

Tout cela ne fit qu’augmenter son chagrin, comme vous pouvez l’imaginer. Accablé de fatigue, mourant de faim et ne sachant où dormir, il alla s’asseoir au bord du chemin et se lamentase plaignit, exprima son malheur à haute voix. Un paysan, qui vint à passer avec un cheval chargé de farine et qui l’entendit se plaindre, lui demanda ce qu’il avait.
«Vous voyez, dit le clerc, un homme au désespoir et qui va passer la nuit dehors faute d’asileparce qu'il n'a pas d'endroit où dormir.
— Faute d’asile! s’écria le paysan. Et pourquoi n’allez-vous pas frapper à la porte de cette maison?
— Hélas! sire, je l’ai fait , mais on m’a renvoyéchassé.
— Renvoyé! Corbleu! Eh bien, apprenez que cette maison-là est la mienne. Suivez-moi, vous verrez si l’on peut y logerdormir

Le paysan le prit par la main et, frappant en maître à la porte, il appela sa femme. Celle-ci, qui ne l’attendait pas, fut fort surprise. «Sire, dit-elle au curé, cachez-vous dans cette étable; je ferai coucher mon mari de bonne heuretôt et quand il sera endormi, vous pourrez vous esquiversauver».
Tandis que le prêtre se cachait, elle alla ouvrir. Le paysan fit entrer le clerc et lui dit de se mettre à l’aise.
«Ma femme, que nous donnerez-vous pour régaler notre hôte ?
— Rien, répondit l’épouse. Je pensais que vous alliez passer la nuit au moulin et je n’ai rien préparé.
— Notre voyageur est affaméa très faim. Il restait un morceau de pain, donnez-le lui.
— La servante et moi l’avons mangé. Mais puisque vous rapportez de la farine, je vais voir si on peut préparer quelque chose.»

Le mari jura beaucoup mais il n’avait pas le choix. Quant au clerc, qui avait vu les préparatifs d’un bon souper, il enrageait intérieurementsecrètement et cherchait l’occasion de se venger.

En attendant que la servante eût fini de préparer quelque chose à manger, le paysan proposa au voyageur de chanter ou conter quelque histoire. «Moi, dit-il, je ne suis qu’un sot, mais j’aime les gens d’espritintelligents et qui savent lire. Allons camarade, dites-nous un beau conte.
— Je ne sais ni chanson, ni fabliau, répondit le clerc, et je ne suis pas homme à vous mentir en vous contant des sornettes mensonges . Mais je vous raconterai, si vous voulez, une aventure qui m’est arrivée en route ce matin, et qui m’a causé une belle peur.
— Eh bien! sire, contez-nous donc votre peur.»

Alors le clerc commença ainsi:
«Sire, je venais de traverser un bois et il était environ la troisième heure du jour, quand j’aperçus dans la campagne un nombreux troupeaugroupe de cochons.

Il y en avait des grands, des petits, des blancs, des noirs, en un mot de toutes les tailles. Mais j’admirai surtout celui qui menait la bandedirigeait le troupeau: il était gros et gras, luisant et rebondibien gros et rond, tel que le morceau de porc que j’ai vu ici tout à l’heure.
— Quoi, ma femme! Nous avons du jambon, l’interrompit le mari. Et tu ne nous le disais pas?»
La femme rougit et comme il ne servait à rien de nier, elle en convintavoua.

«Notre ami, reprit le paysan, nous ne mourrons pas de faim. Allons poursuivezcontinuez votre histoire.»

Le clerc se coupa une large tranche de jambon, et, après s’en être régalé, il reprit:
«Je disais donc qu’il y avait à la tête de la bande un beau cochon. Il s’écarta un peu trop. Un loup était aux aguetssurveillait. Il lui saute dessus et l’égorge. Un sang épais et rouge coule de sa gorge, rouge comme le vin qui est dans votre armoire.

— Parbleu ma femme! Ouvrez donc un peu cette armoire et régalez-nous du vin que vous y tenez caché!
— Grand merci sire, s’écria le clerc quand la femme eut déposé le vin sur la table. Ceci fera passer votre délicieux jambon. J’avais grand soif, ajouta-t-il en se servant une large rasadeun grand verre.
— Mais dites moi, n’y avait-il pointpas de chien pour veiller sursurveiller ce troupeau et mettre en fuite le loup? s’enquitdemanda le paysan qui ne voyait pas sa femme jeter des regards inquiets et haineux en direction du clerc.
— Hélas non, répondit le clerc. Nulaucun chien ne gardait ce troupeau. Mais je désirais fort arrêter ce voleur! Aussi cherchai-je autour de moi quelque objet pour mettre en fuitechasser cette bête cruelle. Par bonheurchance, j’aperçus alors à mes pieds une grosse pierre. Par la foi que je dois à ma mère, elle était aussi grosse que le gâteau que je vis tout à l’heure en votre demeuremaison

En entendant ces mots, la femme se trouva fort embarrasséegênée. Elle balbutia: «Oui sire, ... j’ai fait un gâteau, je voulais vous surprendrefaire une surprise...
— Ne nous fâchons pas pour cela , répondit le bonhomme. Dieu soit béni, nous aurons un bon repas. Mais poursuivez donc votre conte, ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme. Vous avez donc saisipris votre pierre...
— Oui, je me saisis de cette pierre et j’atteinstouche le loup. Celui-ci lâche le cochon et ... c’est là que j’eus grand peur. La bête se tourne vers moi en grinçant des dents et me regarde avec des yeux furieux, comme le fait en ce moment le curéprêtre qui est là-bas caché au fond de l’étable.
— Un prêtre caché en mon logisma maison! s’exclama le paysan. Ah coquine, tu fais donc venir des amoureux quand je suis au moulin! C’est donc pour cela que tu avais préparé un si bon souper!»

Ah, mensonge fut bien puni! Notre homme se saisit d’un bâton et frappa durement sa femme.

Quant au prêtre, prévoyantcomprenant que son tour allait venir, il voulut s’échapper. Il est arrêté, battu à outranceviolemment, dépouillédéshabillé et chassé presque nu dans la nuit. Le pauvre clerc, lui, mangea le souper du prêtre et but son vin. Puis, quand il partit le lendemain, on lui offrit encore tous ses vêtements.

Il y a un proverbe de vilainpaysan qui dit: Ne refusez du pain à personne, pas même à celui que vous ne devez jamais revoir.
Ce proverbe est bien sage, car tel homme qui ne vous semble pas à craindredangereux peut vous causer beaucoup de chagrin. C’est ce qui arriva en effet à cette femme. Si elle avait donné asile auaccueilli le clerc, il n’aurait rien révélé et elle se serait épargnéaurait évité bien des coups.