La controverse de Valladolid,
pièce de théâtre de Jean-Claude Carrière, 1999

En 1550, à Valladolid en Espagne, des religieux sont réunis pour décider si les Indiens du Nouveau Mondel'Amérique (aussi appelée "Les Indes") ont une âme ou pas, s’ils sont des hommes comme les autres.
L’enjeu est important: si les Indiens sont des hommes, ils doivent être évangéliséschristianisés, convertis à la religion chrétienne et ne peuvent pas être réduits en esclavage. Dans le cas contraire, ils peuvent continuer à être utilisés comme esclaves par les Européens.
Le débat est arbitré par le légat le représentant du Pape et il oppose le philosophe Sépulvéda et le dominicainreligieux Las Casas.

LÉGAT. – Oui mais qui sont-ils ? Comment sont-ils ?
Las Casas prend une feuille de papier qu’il lit en la tenant à bonne distance de ses yeux.
LAS CASAS. – Comme l’a dit Christophe Colomb lui-même, le premier qui les rencontra : « Je ne peux pas croire qu’il y ait au monde meilleurs hommes.»
LÉGAT. – C’est-à-dire ?
LAS CASAS. – Ils sont beaux, éminencenom donné à un cardinal (ici : le légat du pape) : marque de respect , de belle allure. Ils sont pacifiquesnon violents et doux, comme des brebis. Sans convoitisejalousie, désir d'avoir ce que les autres ont du bien d’autruiles possessions/les objets/l'argent des autres personnes. Généreux, dépourvussans d’artificeruse (au sens négatif), mensonge, manipulation.
LÉGAT. – Ils vous ont fait toujours bon accueil ?
LAS CASAS. – Toujours.
LÉGAT. – Sans duplicitéhypocrisité, mensonge ? Sans traîtrise ?
LAS CASAS. – Avec la plus totale ingénuitésimplicité, innocence. Ils sont incapables de mensonge. C’est pourquoi ils tombent dans nos pièges. Je ne peux pas mieux dire : ils étaient comme l’image du paradis avant la fauteavant qu'Adam et Eve soient chassés du Paradis pour avoir désobéi à Dieu.
[...]
LÉGAT. – Est-ce qu’ils vous paraissent intelligents ?
LAS CASAS. – À coup sûr ils le sont.
LÉGAT. – De la même intelligence que nous ?
LAS CASAS. – Oui, sans aucun doute.
[...]


LÉGAT. – Qui désire encore parler ? (Au supérieur.) Vous peut-être ?
SUPÉRIEUR. – Non... Non, tout a été dit, il me semble.
LÉGAT. – Personne ?
À ce moment le colon lève la main et demande :
COLON. – Je peux dire quelque chose ?
LÉGAT. – Mais certainement. Avancez.
L’homme s’avance jusqu’au centre de la salle. Il parle avec une soumission verbale apparente, mais on devine dans son attitude, dans ses gestes, un corps exercé et arrogantfier, orgueilleux, hautain (il a même une cicatrice sur le visage).
COLON. – Moi, je ne parle pas très bien. Je n’ai pas appris. Mais ce que j’ai à dire, tout le monde ici doit le savoir.
LÉGAT. – Nous vous écoutons.
COLON. – Je suis venu, au nom de mes amis, pour parler de notre installation là-bas, de notre vie... Il faut travailler avec eux, on n’a pas le choix... (Il fait un geste méprisant vers les Indiens, mais sans les regarder.) Mais ils sont sales et paresseux, ils sont voleurs, ils n’ont pas de parolesont menteurs ...
LAS CASAS. – Et pourquoi devraient-ils s’échinerfaire des efforts, travailler pour vous ?
LÉGAT. – (À Las Casas.) Frère Bartolomé, vous avez assez parlé. Écoutez les autres.
COLON. – Il faut en tout cas savoir une chose. Si nous devons les payer, les traiter comme des chrétiens, leur accorder des lois, nous occuper d’eux, ça va coûter beaucoup d’argent... Beaucoup... (Il regarde autour de lui.) C’est peut-être pas l’endroit pour parler d’argent ici, mais... (Le légat lui fait signe de continuer.) ... Cet argent, il faudra le soustrairel'enlever aux revenus de la Couronnel'argent gagné par le Roi, et aussi aux revenusargent gagné : salaires, impôts, taxes de l’Église... C’est sûr... On pourra pas faire autrement... Il fallait quand même que je le dise...
Le supérieur parle à l’oreille du légat, qui demande :
LÉGAT. – Dans quelles proportions ?
COLON. – Oh, dans des proportions énormes. C’est tout le système qu’il faudra changer. De fond en comble complètement, de A à Z. Il faudra même que l’Espagne et l’Église envoient de l’argent là-bas, au lieu d’ à la place deen recevoir.
LÉGAT. – Vous qui les connaissez bien, dites-moi, pensez-vous qu’ils ont une âme ?
COLON. – Moi, l’âme, je sais pas. Ce que je sais, c’est que les miensles Indiens qui sont mes esclaves refusent de croire aux miracles du Christ. Quand je leur parle de miracles, ils me répliquentrépondent : « Fais-en, toi, des miracles ! » Et comme je ne peux pas... En plus, ils n’ont pas de reconnaissanceils ne remercient pas pour tout ce qu’on leur a appris.
LAS CASAS. – Appris ? Mais appris quoi ? La torture ? La vérolenom d'une maladie infectieuse très contagieuse apportée par les Européens et qui a tué des milliers d'Indiens ?
LÉGAT. – Frère Bartolomé, une fois de plus...
Las Casas fait signe qu’il se tait. L’homme s’adresse à lui :
COLON. – On leur a pas appris la torture, ils savaient déjà. On leur a donné des outils, des livres, des habits... On leur a montré comment planter de la vigne, comment cuisiner à l’espagnole... Et puis autrefois ils étaient des esclaves, et nous on les a libérés... Mais cette liberté, ils n’y sont pas habitués, ils en abusent, ils croient qu’ils ont le droit de se coucher dans un hamac et de rien faire... Ils se cachent pour ne pas travailler, ils s’enfuient...
LAS CASAS. – Parce qu’ils refusent de nous obéir, ils nous seraient donc inférieurs ? C’est parce qu’ils refusent d’être soumis que nous avons le droit de les soumettre ?
Le colon désigne encore les Indiens, sans les regarder :
COLON. – Ils sont faibles de corps, ils meurent de maladies légères, ils font peu d’enfants. Si en plus il faut les payer, autant renoncer auxil vaut mieux abandonner, laisser tomber Indes... aux bénéficesprofits financiers du commerce aussi bien qu’au salut de leurs âmes... Ça, il fallait quand même le dire...
Le silence revient, brisé par le cardinal :
LÉGAT. – Vous ne parlez pas si mal que ça.
COLON. – Je parle franchement, éminence.
L’homme s’incline et regagne sa place. Le cardinal reste un instant pensif, le regard fixé sur ses deux mains. LÉGAT. – Nous allons nous interrompre ici. Je donnerai ma décision demain matin à la première heure.


LÉGAT. – Mes chers frères, ma décision est prise. Comme je l’ai dit, elle sera confirmée par Sa Saintetéle Pape et par l’Église tout entière.
La lumière revient. Tous sont en place, comme la veille, sauf les Indiens. Sépulvéda, Las Casas et le colon, auprès de qui se tient le supérieur du couvent, tous attendent.
LÉGAT. – Les habitants des terres nouvelles, qu’on appelle les Indes, sont bien nés d’Adam et d’Ève, comme nous. Ils jouissent comme nous d’un esprit et d’une âme immortelle et ils ont été rachetés par le sang du Christ. Ils sont par conséquent notre prochaindes hommes comme nous. (Un sentiment de joie paraît sur le visage de Las Casas. Il a été entendu. Le légat dit encore :) Ils doivent être traités avec la plus grande humanité et justice, car ils sont des hommes véritables. Cette décision sera rendue publique et proclamée dans toutes les églises de l’Ancienl'Europe et du Nouveau Mondel'Amérique.
Sépulvéda se permet une dernière intervention :
SÉPULVÉDA. – Éminence, pardonnez-moi, je respecte naturellement votre choix, mais avez-vous réellement examiné toute l’importance de ces paroles ? [...] Vous devez savoir que vous condamnez à la ruine tous les établissements espagnols du Nouveau Monde.
C’est au tour du cardinal d’élever la voix :
LÉGAT. – Professeur, est-ce que je vous donne un instant l’impression de ne pas avoir réfléchi ?
SÉPULVÉDA. – Certes non, éminence.
[...]
Tout à coup la voix du supérieur, qui parlait avec le colon, s’élève : SUPÉRIEUR. – Éminence ! (Le supérieur s’approche du cardinal et lui dit à voix basse :) Éminence... j’ai une idée à vous soumettre... Elle pourrait tout arranger... être acceptée par tous...
LÉGAT. – Dites-moi.
Le supérieur parle à voix basse à l’oreille du légat, qui l’écoute attentivement. Cela dure une dizaine de secondes.
Las Casas, qui avait commencé à ranger ses papiers, s’arrête.
Quand le supérieur a fini de parler, le cardinal réfléchit un instant, puis il hoche la tête et agite sa sonnette. Il dit :

On commettrait cependant une grande erreur en pensant que l’Église ne tient aucun compte des intérêts légitimes de ses membres. (Las Casas dresse l’oreille. Il est soudainement inquiet.) Nous sommes en effet très sensibles au coup porté à la colonisation. Mais il existe peut-être une solution, qui vient de m’être rappelée.
Les autres attendent, dans le plus attentif des silences. Le cardinal fait un geste au supérieur.
SUPÉRIEUR. – S’il est clair que les Indiens sont nos frères en Jésus-Christ, doués d’une âme raisonnable comme nous, en revanche il est bien vrai que les habitants des contrées africaines sont beaucoup plus proches de l’animal. Ces habitants sont noirs, très frustessimples, incultes, sauvages, ils ignorent l’art et l’écriture, ils n’ont jamais construit queils ont seulement construit quelques huttescabanes de branches et de feuilles.
LÉGAT. – Oui [...]. Toute leur activité est physique, c’est certain, et depuis l’époque de Rome ils ont été constammenttoujours, sans arrêt soumis et domestiquésasservis, soumis à l'esclavage. (Au colon.) Des Africains ont déjà fait la traversée ?
COLON. – Oui, éminence. Depuis les premiers temps de la conquête. Ils s’adaptent vite au climat. Ils sont même assez résistantssolides.
LÉGAT. – Qui les expédie ?
COLON. – Au début, les Portugais surtout. Ils les capturent, les transportent, puis les revendent. Très cher, d’ailleurs. Des Espagnols aussi s’y sont mis. Des Anglais...
LÉGAT. – Je ne peux évidemment que le suggérer, mais pourquoi ne pas les ramasser vous-mêmes, en nombre suffisant ?