LA VÉNUS D’ILLE

de Prosper Mérimée, 1837

Partie 10

Je regagnairetournai dans ma chambre et j’y restai jusqu’à midi. Alors je sortis et demandai des nouvelles de mes hôtes. Ils étaient un peu plus calmes. Mademoiselle de Puygarrig, je devrais dire la veuve de M. Alphonse, avait repris connaissance. Elle avait même parlé au procureur du roi de Perpignan, alors en tournée à Ille, et ce magistrat avait reçu sa dépositionson témoignage. Il me demanda la mienne. Je lui dis ce que je savais, et ne lui cachai pas mes soupçons contre le muletier aragonais. Il ordonna qu’il fût arrêté sur-le-champ.

« Avez-vous appris quelque chose de madame Alphonse ? » demandai-je au procureur du roi, lorsque ma déposition fut écrite et signée.
« Cette malheureuse jeune personne est devenue folle, me dit-il en souriant tristement. Folle ! tout à fait folle. Voici ce qu’elle contedit, raconte :
« Elle était couchée, dit-elle, depuis quelques minutes, les rideaux tirés, lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit, et quelqu’un entra. Alors madame Alphonse était dans la ruellele milieu du lit, la figure tournée vers la muraillele mur. Elle ne fit pas un mouvement, persuadée que c’était son mari. Au bout d’un instant le lit cria comme s’il était chargé d’un poids énorme. Elle eut grand’peur, mais n’osa pas tourner la tête. Cinq minutes, dix minutes peut-être… elle ne peut se rendre compte du temps, se passèrent de la sorte. Puis elle fit un mouvement involontaire, ou bien la personne qui était dans le lit en fit un, et elle sentit le contact de quelque chose de froid comme la glace, ce sont ses expressions.
Elle s’enfonça dans la ruelle tremblant de tous ses membres. Peu après, la porte s’ouvrit une seconde fois, et quelqu’un entra, qui dit : "Bonsoir, ma petite femme". Bientôt après on tira les rideaux. Elle entendit un cri étouffé. La personne qui était dans le lit, à côté d’elle, se leva sur son séants'assit et parut étendre les bras en avant. Elle tourna la tête alors… et vit, dit-elle, son mari à genoux auprès du lit, la tête à la hauteur de l’oreiller, entre les bras d’une espèce de géant verdâtre qui l’étreignaitle serrait dans ses bras avec force. Elle dit, et m’a répété vingt fois, pauvre femme !… elle dit qu’elle a reconnu… devinez-vous ? la Vénus de bronze, la statue de M. de Peyrehorade… Depuis qu’elle est dans le pays, tout le monde en rêve. Mais je reprends le récit de la malheureuse folle.
À ce spectacleEn voyant cela, elle perdit connaissances'évanouit, et probablement depuis quelques instants elle avait perdu la raisonétait devenue folle. Elle ne peut en aucune façon dire combien de temps elle demeuraresta évanouie. Revenue à elleRéveillée, elle revit le fantôme, ou la statue, comme elle dit toujours, immobile, les jambes et le bas du corps dans le lit, le buste et les bras étendus en avant, et entre ses bras son mari, sans mouvement. Un coq chanta. Alors la statue sortit du lit, laissa tomber le cadavre et sortit. Mme Alphonse se pendit à la sonnette, et vous savez le reste. »

On amena l’Espagnol ; il était calme, et se défendit avec beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit. Du reste, il ne nia pas le proposles paroles (les menaces) que j’avais entendu ; mais il l’expliquait, prétendant qu’il n’avait voulu dire autre chose, sinon que le lendemain, reposé qu’il serait, il aurait gagné une partie de paume à son vainqueur. Je me rappelle qu’il ajouta :
« Un Aragonais, lorsqu’il est outragéinsulté, n’attend pas au lendemain pour se venger. Si j’avais cru que M. Alphonse eût voulu m’insulter, je lui aurais sur-le-champimmédiatement donné de mon couteau dans le ventre. »

On compara ses souliers avec les empreintes de pas dans le jardin ; ses souliers étaient beaucoup plus grands. Enfin l’hôtelier chez qui cet homme était logé assura qu’il avait passé toute la nuit à frotter et à médicamentersoigner un de ses mulets qui était malade.
D’ailleurs cet Aragonais était un homme bien faméavec une bonne réputation, fort connu dans le pays, où il venait tous les ans pour son commerce. On le relâcha donc en lui faisant des excuses.

J’oubliais la dépositionle témoignage d’un domestique qui le dernier avait vu M. Alphonse vivant. C’était au moment qu’il allait monter chez sa femme, et, appelant cet homme, il lui demanda d’un air d’inquiétude s’il savait où j’étais. Le domestique répondit qu’il ne m’avait point vu. Alors M. Alphonse fit un soupir et resta plus d’une minute sans parler, puis il dit : Allons ! le diable l’aura emporté aussi !
Je demandai à cet homme si M. Alphonse avait sa bague de diamants, lorsqu’il lui parla. Le domestique hésita pour répondre; enfin il dit qu’il ne le croyait pas, qu’il n’y avait fait au reste aucune attention. « S’il avait eu cette bague au doigt, ajouta-t-il en se reprenant, je l’aurais sans doute remarquée, car je croyais qu’il l’avait donnée à madame Alphonse. »
En questionnant cet homme je ressentais un peu de la terreur superstitieuse que la déposition de Mme Alphonse avait répandue dans toute la maison. Le procureur du roi me regarda en souriant, et je me gardai bien d’insister.

Quelques heures après les funérailles de M. Alphonse, je me disposaipréparai à quitter Ille. La voiture de M. de Peyrehorade devait me conduire à Perpignan. Malgré son état de faiblesse, le pauvre vieillard voulut m’accompagner jusqu’à la porte de son jardin. Nous le traversâmes en silence, lui se traînant à peine, appuyé sur mon bras. Au moment de nous séparer, je jetai un dernier regard sur la Vénus. Je prévoyais bien que mon hôte, quoiqu’il ne partageât point les terreurs et les haines qu’elle inspirait à une partie de sa famille, voudrait se défairedébarrasser d’un objet qui lui rappellerait sans cesse un malheur affreux. Mon intention était de l’engager àle pousser à, lui conseiller de la placer dans un musée. J’hésitais pour entrer en matière, quand M. de Peyrehorade tourna machinalement la tête du côté où il me voyait regarder fixement. Il aperçut la statue et aussitôt fondit en larmespleura. Je l’embrassai, et, sans oser lui dire un seul mot, je montai dans la voiture. Depuis mon départ je n’ai point appris que quelque jour nouveauune nouvelle information soit venu éclairer cette mystérieuse catastrophe.

M. de Peyrehorade mourut quelques mois après son fils.
Par son testament il m’a léguédonné ses manuscritstextes, que je publierai peut-être un jour. Je n’y ai point trouvé le mémoire relatif aux inscriptions de la Vénus.

P. S. Mon ami M. de P. vient de m’écrire que la statue n’existe plus. Après la mort de son mari, le premier soin de Madame de Peyrehorade fut de la faire fondre en cloche, et sous cette nouvelle forme elle sert à l’église d’Ille. Mais, ajoute M. de P., il semble qu’un mauvais sort poursuive ceux qui possèdent ce bronze. Depuis que cette cloche sonne à l’Ille, les vignes ont gelé deux fois.
1837.

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Mars 2005