Croc-Blanc

De chaque côté du fleuve glacé, l'immense forêt de sapins s’étalait, sombre et comme menaçante. Les arbres, débarrassés par un vent récent de leur blanc manteau de givre, semblaient s'accouder les uns sur les autres, noirs et fatidiques dans le jour qui pâlissait. La terre n'était qu'une désolation infinie et sans vie, où rien ne bougeait (...).

Sur la glace du fleuve (...) peinait un attelage de chiens-loups. Leur fourrure, hérissée, s'alourdissait de neige. À peine sorti de leur bouche, leur souffle se condensait en vapeur pour geler presque aussitôt et retomber sur eux en cristaux transparents, comme s'ils avaient écumé des glaçons.

Des courroies de cuir sanglaient les chiens et des harnais les attachaient à un traîneau qui suivait, assez loin derrière eux, tout cahoté. Le traîneau, sans patins, était formé d'écorces de bouleau solidement liées entre elles, et reposait sur la neige de toute sa surface. Son avant était recourbé en forme de rouleau afin qu'il rejetât sous lui, sans s'y enfoncer, l'amas de neige molle qui accumulait ses vagues moutonnantes. Sur le traîneau était fortement attachée une grande boîte, étroite et oblongue, qui prenait presque toute la place. À côté d'elle se tassaient divers autres objets : des couvertures, une hache, une cafetière et une poêle à frire.

Devant les chiens, sur de larges raquettes, peinait un homme et, derrière le traîneau, un autre homme. Dans la boîte qui était sur le traîneau, en gisait un troisième dont le souci était fini.

En avant et en arrière du traîneau, indomptables et sans perdre courage, trimaient les deux hommes qui n'étaient pas encore morts. Ils étaient vêtus de fourrures et de cuir souple, tanné. Leur haleine, en se gelant comme celle des chiens, avait recouvert de cristallisations glacées leurs paupières, leurs joues, leurs lèvres, toute leur figure, si bien qu'il eût été impossible de les distinguer l'un de l'autre. On eût dit des croque-morts masqués conduisant, en un monde surnaturel, les funérailles de quelque fantôme. Mais sous ce masque, il y avait des hommes qui avançaient malgré tout sur cette terre désolée, méprisants de sa railleuse ironie et dressés, quelque chétifs qu'ils fussent, contre la puissance d'un monde qui leur était aussi étranger, aussi hostile et impassible que l'abîme infini de l'espace.

Ils avançaient, les muscles tendus, évitant tout effort inutile et ménageant jusqu'à leur souffle. Partout autour d'eux était le silence, le silence qui les écrasait de son poids lourd, comme pèse l'eau sur le corps du plongeur au fur et à mesure qu'il s'enfonce plus avant aux profondeurs de l'Océan. Une heure passa, puis une deuxième heure. La blême lumière du jour, lumière sans soleil, était près de s'éteindre quand un cri s'éleva soudain, faible et lointain, dans l'air tranquille. Ce cri se mit à grandir par saccades jusqu'à ce qu'il eût atteint sa note culminante. Il persista alors durant quelque temps, puis il cessa. Sans la sauvagerie farouche dont il était empreint, on aurait pu le prendre pour l'appel d'une âme errante. C'était une clameur ardente et bestiale, une clameur affamée et qui requérait une proie.

L'homme qui était devant tourna la tête jusqu'à ce que son regard se croisât avec celui de l'homme qui était derrière. Pardessus la boîte oblongue que portait le traîneau, tous deux se firent un signe.

Un second cri perça le silence. Les deux hommes en situèrent le son. C'était en arrière d'eux, quelque part en la neigeuse étendue qu'ils venaient de traverser. Un troisième cri répondit aux deux autres. Il venait aussi de l'arrière et s'élevait vers la gauche du second cri.
– Ils sont après nous, Bill », dit l'homme qui était devant. Sa voix résonnait rude et comme irréelle, et il semblait avoir fait un effort pour parler.
– La viande est rare, repartit son camarade. Je n'ai pas, depuis plusieurs jours, vu seulement la trace d'un lièvre. Ils se turent ensuite. Mais leur oreille demeurait tendue vers la clameur de chasse qui continuait à monter derrière eux. (...)

La nuit venue, les deux hommes font une halte, détachent les chiens et allument un feu.

Bill jeta du bois dans le brasier, alluma sa pipe et, après en avoir tiré quelques bouffées :
– Je songe, Henry, que celui qui est là-dedans (et il indiquait de son pouce, la boîte sur laquelle ils étaient assis) est diantrement plus heureux que toi et moi nous ne serons jamais. Au lieu de voyager aussi confortablement après notre mort, aurons-nous seulement, un jour, quelques pierres sur notre carcasse ? Ce qui me dépasse, c'est qu'un gaillard comme celui-ci, qui était dans son pays un lord ou quelque chose d'approchant, et qui n'a jamais eu à trimarder pour la niche et la pâtée, ait eu l'idée de venir traîner ses guêtres sur cette fin de terre abandonnée de Dieu. Cela, en vérité, je ne puis le comprendre exactement.
– Il aurait pu se faire de vieux os s'il était demeuré chez lui, approuva Henry.

Bill allait continuer la conversation quand il vit, dans le noir mur de nuit qui se pressait sur eux et où toute forme était indistincte, une paire d'yeux brillants comme des braises. Il la montra à Henry qui lui en montra une seconde, puis une troisième. Un cercle d'yeux étincelants les entourait. Par moments, une de ces paires d'yeux se déplaçait ou disparaissait pour reparaître à nouveau l'instant d'après.

La terreur des chiens ne faisait que croître. Ils bondissaient, affolés, autour du feu ou venaient, en rampant, se tapir entre les jambes des deux hommes. Au milieu de la bousculade, l'un d'eux bascula dans la flamme. Il se mit à pousser des hurlements plaintifs, tandis que l'air s'imprégnait de l'odeur de sa fourrure brûlée. Ce remue-ménage fit se disperser le cercle de prunelles qui se reforma une fois l'incident terminé et les chiens calmés.
– C'est, dit Bill, une fichue situation de se trouver à court de munitions.

Croc-Blanc de Jack London, 1907