Suicide au parc de Dino Buzzati, 1966


Dino Buzzati, romancier italien, 1906-1972

Suicide au parc

Il y a neuf ans, mon ami Stéphane, qui est depuis trente-quatre ans mon collègue, fut atteint par le virus de l'automobile.

Stéphane avait bien une 6oo mais jusqu'alors il n'avait présenté aucun des symptômessignes, marques de cette terrible maladie.

Son coursL'évolution de sa maladie en fut rapide. Comme lors des grandes et funestesqui finissent mal amours qui s'emparent de l'homme, Stéphane en quelques jours seulement devint l'esclave de son idée fixe et ne savait plus parler d'autre chose.

L'automobile. Non pas la petite voiture d'usage quotidiend'utilisation quotidienne, pour tous les jours à laquelle on ne demande que de rouler tant bien que mal, mais la voiture de racede luxe, de marque, symbole de succès, affirmation de la personnalité, domination du monde, agrandissement de soi-même, instrument d'aventures, emblèmesymbole, en somme, du bonheur codifié de notre tempsde notre époque.

Le désir ensuite, l'envie folle, l'idée fixe, l'obsessionl'idée fixe (= penser toujours à cela) d'une voiture d'élitepour les riches, pour les personnes supérieures, très belle, puissante, ultime, difficile, surhumaine, à faire se retourner les milliardairesque les milliardaires admirent dans la rue.

Etait-ce un sentiment de vanité, puérilgamin, superficiel ou idiot ? Je ne saurais le dire. Je ne l'ai pas éprouvéJe ne l'ai pas ressenti. Je ne l'ai pas vécu.. Et il est toujours téméraireimprudent, risqué, maladroit de juger le cœur des autres. Dans le monde d'aujourd'hui des milliers d'hommes sont contaminés partouchés par, victimes de, malades de cette maladie ; leur souci n'est pas la sérénitéla tranquilité, le bonheur d'une famille, un travail riche de satisfactions et rémunérateuravec un bon salaire, la conquête de l'aisanceun bon niveau de vie ou du pouvoir, un idéal d'art, un dépassement spirituel. Non, pour eux, leur rêve suprêmeidéal, absolu, leur meilleur rêve, c'est la hors-sérieune voiture exceptionnelle comme ci et comme ça sur laquelle divaguentparlent, discutent, bavardent, rêvent pendant des heures dans le bar à la mode, les fils à papa fils de riches (péjoratif) bronzés et les petits industriels arrivésqui ont réussi à devenir riches. Seulement Stéphane gagnait peuavait un petit salaire et l'objet de ses délires quotidiensle sujet de son obsession (= posséder une voiture de luxe) restait abominablement lointaininaccessible, impossible à obtenir, impossible à réaliser.

 Avec son idée fixe Stéphane se tourmentaitse torturait l'exprit,, s'inquiétait, cassait les pieds de ses amis et inquiétait Faustina, sa femme, une gentille et gracieuse petite créature, trop amoureuse de lui.

Combien de soirs, chez lui, j'ai dû assister àj'ai dû être témoin, j'ai dû voir, j'ai dû supporter de longues et pénibles conversations.
 « Elle te plaît ? »  demandait-il anxieux en tendant à Faustina un dépliant publicitaire de je ne sais quelle incroyable voiture.
Elle jetait à peine un coup d'œil, juste pour dire, car elle savait comment ça allait se passer. 
« Oui, elle me plaît, répondait-elle. 
- Elle te plaît vraiment ? 
- Mais oui.
- Elle te plaît vraiment beaucoup ?
- Je t'en prie, Stéphane », et elle lui souriait comme on le fait à un malade irresponsable.
Alors lui, après un long silence : 
"Tu sais combien elle coûte ?"
Faustina tentait de plaisanter :
« J'aime mieux ne pas le savoir.
- Pourquoi ?
- Tu le sais mieux que moi, mon trésor. Parce qu'un semblable caprice, nous ne pourrons jamais nous le permettrenous ne pourrons jamais le payer, c'est trop cher pour nous.
- Voilà ! » Stéphane se cabraits'énervait. « Toi... rien que pour me contrarierc'est pour m'embêter... avant même de savoir...
- Moi te contrarier ?
- Oui, oui parfaitement, on dirait que tu le fais exprès, ma parole... Tu sais que c'est mon faiblemon point faible, mon défaut, tu sais combien j'y tiensque j'y tiens beaucoup, que je veux cette voiture, tu sais que ce serait ma plus grande joie... et toi, au lieu de me donner de l'espoir, tu n'es capable que de te moquer...
- Tu es injuste. Stéphane, je ne me moque pas du tout de toi.
- Avant même de savoir ce que coûte cette voiture, tu te braques tout de suite contretu refuses. »

Et ça durait des heures...

Je me souviens qu'un jour, tandis que son mari ne pouvait nous entendre, Faustina me dit :
« Croyez-moi si vous le voulez, cette histoire de voiture est devenue une croixun supplice, un grand problème pour moi. A la maison désormais c'est le seul sujet de conversation, du matin au soir Ferrari, Maserati, Jaguar, que le diable les emporte ! comme s'il allait les acheter le lendemain... Je ne sais plus quoi en penser, je ne le reconnais plus. Vous vous souvenez, vous aussi, quel garçon merveilleux Stéphane était jadisautrefois, avant ? Quelquefois je me demande s'il n'a pas un grains'il est fou. Vous croyez que ce serait possible ? Nous sommes jeunes, nous nous aimons. Nous avons de quoi vivre gentiment. Pourquoi devons-nous nous empoisonner l'existencepourrir la vie, gâcher la vie, être malheureux ? Je vous jure que pour en finir, pour le voir enfin heureux avec sa maudite « hors-sérievoiture de luxe » je vous jure que je serais presque disposée àprête à , capable de... ne m'en demandez pas plus… » et elle éclata en sanglotspleura soudainement.

Folie ? Aliénation mentalefolie ? Qui sait. J'aimais bien Stéphane. Peut-être que la voiture dont il rêvait représentait à ses yeux quelque chose que nous ne pouvons comprendre, quelque chose qui allait au delà de la consistance concrète d'une automobile aussi belle et parfaite soit-elle, comme un talismanobjet qui protège du malheur, comme la clef qui ouvre les portes réticentes du destin.

Jusqu'au jour où Stéphane m'apparut - je ne l'oublierai jamais, nous nous étions donné rendez-vous à Saint-Babylas - m'apparut donc au volant d'une automobile comme je n'en avais encore jamais vu. Elle était bleue, longue, basse, neuve, à deux places, souple et sinueuseavec des courbes, toute tendue et ramassée vers l'avant. A vue-d'œil cinq millions au bas motau minimum ; où Stéphane pouvait-il avoir pêchétrouvé cet argent ?

« C'est à toi ? » lui demandai-je.
Il fit signe que oui.
« Fichtre ! Mes complimentsFélicitations. Alors tu l'as eue finalement ?
- Bah ! tu sais... à force de faire des économies de-ci, de-là... »
Je tournai autour de la voiture pour la regarder. Je n'en reconnaissais pas la marque. A l'extrémité du coffre il y avait une espèce d'écusson avec un entrelacs compliqué d'initiales.
« Qu'est-ce que c'est comme voiture ?
- Anglaise, dit-il, une occasion formidable. Une marque presque inconnue, une variante de la Daimler. »

Tout y était merveilleux, même pour moi qui n'y connais pas grand-chose ; la ligne, le grain de la carrosserie, le relief hardi des roues, la précision des finitions, le tableau de bord qui ressemblait à un autel, les sièges de cuir luisant et noir, doux comme le vent d'avril.
« Allez, monte, dit-il, que je te la fasse essayer. »

Elle ne rugissait pas, elle ne pétaradait pas, elle exhalait seulement des soupirsson moteur était silencieux, comme une respiration douce, une respiration d'athlète délicieuse à entendre, et à chaque soupir les maisons sur les côtés fuyaient en arrière comme affolées.

« Qu’est-ce que tu en dispenses de cette voiture ? »
- StupéfiantTrès étonnant, très surprenant, répondis-je ne trouvant rien de mieux. Et dis-moi. Faustina, qu’est-ce qu’elle en pense ? »
Pendant un brefcourt instant son visage se rembrunits'assombrit, devint sombre, se ferma.
Il se tut(verbe: se taire).
« Pourquoi ? Faustina n’est pas d’accord ?
- Non, répondit-il. Faustina est partie. »
Silence.
« Elle est partie. Elle a dit qu’elle n’en pouvait plus de vivre avec moi.
- La raison ?
- Oh ! va donc comprendre les femmes ! » Il alluma une cigarette. « Je me figuraisJe pensais, je croyais, j'imaginais qu’elle était amoureuse de moi pourtant.
- Je pense bien qu’elle t’aimait.
- Et pourtant elle est partie.
- Où ? Elle est retournée dans sa famille ?
- Sa famille n’en sait rien. Elle est partie. Je n’ai plus de nouvelles. »

Je le regardais. Il était un peu pâle. Mais tout en me parlant il étreignait voluptueusementserra amoureusement le cercle du volant, il caressait le pulpeux levier de changement de vitesse, son pied sur l’accélérateur allait et venait avec la tendresse de celui qui effleurecaresse un corps aimé. Et la voiture, à chaque geste palpitaitfrisonnait, tremblait de façon juvénileardente, vive, gaie, glissait avec souplesse. Nous sortîmes de la ville et Stéphane prit l’autoroute de Turin où l’on arriva en moins de trois quarts d’heure. Une course folle ; toutefois, contrairement à mon habitude, je n’avais pas peur, tant cet engince véhicule, cette voiture vous donnait une sensation de dominationpuissance. De plus : il semblait que la machine s’abandonnât à la volonté de Stéphane, interprétant et anticipantdevinant ses désirs secrets. Et pourtant Stéphane me mettait en colère. Il avait sa voiture, bon, son désir frénétiquefou, obsessionnel était assouviréalisé, parfait. Mais Faustina cette adorable femme l’avait plantéabandonné, laissé là. Et il n’en faisait pas un drameil n'était pas malheureux, il s'en fichait.

Quelque temps après, je dus partir et fus absent assez longtemps. A mon retour, comme cela arrive, ma vie s’organisa de façon différente. Je revis Stéphane, oui, mais pas aussi souvent qu’avant. Lui, entre-temps, avait trouvé un nouveau travail, il gagnait bien sa vie, il courait le monde avec sa hors-sérievoiture. Et il était heureux.

Les année passèrent. Stéphane et moi nous continuions à nous voir mais comme ça, en passantde temps en temps. A chaque rencontre je lui demandais des nouvelles de Faustina et il me disait qu’elle avait bel et bien disparu pour toujours, je lui demandais des nouvelles de sa voiture et il me répondait que oui, bien sûr, c’était toujours une bonne voiture, mais elle commençait à donner des signes d’usure, à tout bout de champtout le temps il fallait la conduire au garage et il n’y avait guèrepas de mécaniciens capables de comprendre quelque chose à ce moteur étranger.

Et puis je lus cette nouvelle sur le journal :

ETRANGE FUITE D’UNE AUTOMOBILE

A 17 heures hier, une automobile bleue, de type coupévoiture sportive avec seulement 2 portes à l'avant, que son propriétaire avait laissée pour un moment devant un bar de la rue Moscova s’est mise en route toute seule.
Après avoir traversé le cours Garibaldi puis la rue Montebello, à une vitesse croissante, la voiture a tourné à gauche, puis à droite, empruntant la rue Elvezia et enfin elle s’est jetée contre les vieilles ruines du château des Sforza qui se dressent devant le parc. Elle prit feu et fut entièrement carboniséebrûlée.
Il reste à expliquer comment cette voiture, abandonnée à elle-mêmesans conducteur, a pu parcourir cet itinérairefaire ce trajet en zigzag sans rencontrer d’obstacles malgré la circulation intensela forte circulation, les nombreuses voitures qui roulaient ; et comment elle a pu accélérer de plus en plus son allure.
Parmi les personnes présentes, il y en a peu qui ont remarqué cette voiture sans chauffeur. Quelques-unes ont pensé que le conducteur, pour faire une farceblague, s’était baissé sous le volant, en contrôlant la route au moyen d’un rétroviseurà l'aide d'un miroir. Leurs témoignages concordent effectivement : cette voiture ne semblait pas abandonnée à elle-même mais conduite avec décision et très habilement. On a remarqué qu’elle avait évité d’un cheveude justesse, au dernier moment, par un brusque écart, un cyclomoteur qui débouchaitarrivait rapidement dans la rue Canonica.
Nous ne donnons ces détails qu’à titre d’information. Des épisodes de ce genre ne sont pas rares et il s’en est même produit plusieurs dans notre ville. Il n’y a pas besoin de recourir à des hypothèses surnaturelles pour les expliquer.
Quant au propriétaire de la voiture, identifiéreconnu, retrouvé grâce à la plaque numéralogique, il s’agit de Stéphane Ingrassia, quarante-cinq ans, agent de publicité, domicilié au n°12 de la rue Manfredi.
Il a confirmé qu’il avait bien laissé l’auto non gardée devant le bar de la rue Moscova mais il nie avoir laissé le moteur en marche. 

Lorsque j’eus fini de lire, je me précipitai à la recherche de Stéphane. Je le trouvai chez lui, plutôt bouleverséému, touché.
« C’était elle ?» demandai-je.
Il fit signe que oui.
« C’était Faustina ?
- Oui, c’était Faustina, pauvre petite. Tu l’avais compris, toi ?
- Je ne sais pas. Je me le suis demandé parfois, mais je trouvais cela tellement absurdefou, illogique, incroyable
- Absurde, oui, dit-il en se cachant la figure dans ses mains. Pourtant dans le monde il arrive que l’amour fasse de ces miracles… Une nuit, il faut que je te le dise… il y a neuf ans… une nuit que je la tenais dans mes bras… Une chose terrible et merveilleuse. Elle s’est mise à pleurer et à trembler et elle se raidissait et puis elle s’est mise à gonfler… Et elle a eu juste le temps de sortir dans la rue. Autrement elle n’aurait jamais pu passer par la porte après. Heureusement, dehors, il n’y avait personne. Une question de minutes. Et puis elle était là qui m’attendait au bord du trottoir, flambant neuf. Le vernis avait la même odeur que son parfum préféré. Tu te souviens comme elle était belle ?
- Et alors ?
- Je suis un salaud, une ordure… Ensuite elle a vieilli, le moteur tirait mal, à chaque instant il y avait des pannes. Et puis personne ne la regardait plus dans les rues. Alors j’ai commencé à penser : est-ce qu’il ne serait pas temps de la changer ? Je ne pourrais pas continuer encore longtemps avec cette ferraillevieille voiture… Tu comprends quel cochon, quel dégoûtant j’étais ? Et tu sais où j’allais hier quand je me suis arrêté rue Moscova ? Je l’emmenais chez un revendeur de voitures et je voulais en acheter une nouvelle ; c’est abominableaffreux, honteux, pour cent cinquante mille lires j’allais vendre ma femme alors qu’elle avait sacrifiédonné sa vie pour moi… Maintenant tu sais pourquoi elle s’est tuée. »