Le miroir déformant d'Anton Tchekhov, 1883


Anton Tchekhov, auteur russe, 1860-1904

Le miroir déformant


Miroir déformant

Nous entrâmes dans le salon, ma femme et moi. II y régnait une odeur de mousse et d'humidité. Dès que nous fîmes de la lumière sur les murs qui n'en avaient pas vu depuis un siècle, des millions de souris et de rats se sauvèrent de tous côtés. La porte refermée derrière nous, nous sentîmes un souffle de vent agiter les papiers entassés dans les coins. La lumière nous permit de discernervoir, apercevoir des caractères anciens et des dessins datant du Moyen Age. Les portraits de mes ancêtres tapissaient les murs verdis par le temps. Ils nous regardaient d'un air sévère et dédaigneuxhautain, méprisant comme s'ils avaient voulu dire : « Tu mérites une correctionpunition, mon petit! »

Nos pas résonnaientfaisaient du bruit dans toute la maison. Le même échobruit qui répondait jadisautrefois à mes aïeuxancêtres renvoyait le bruit de ma toux.

Le vent gémissait et hurlait. Un bruit de sanglots sortait de la cheminée, et l'on y discernaitdevinait, apercevait, entendait une sorte de désespoir. De grosses gouttes de pluie frappaient les vitres opaques et sombres et leur son éveillait la tristesse.

« Ô ancêtres ! dis-je avec un soupir entendu. Si j'étais écrivain, j'écrirais un long roman rien qu'en regardant vos portraits. Chacun de ces vieillards a été jeune, tous ces hommes et ces femmes ont vécu leur roman d'amour... et quel roman !


A grotesque old woman de Quentin Matsys

Regarde par exemple cette vieille, ma bisaïeulemon arrière-grand-mère. Cette femme laide et disgracieusedifforme, hideuse a son histoire, une histoire forttrès intéressante. Vois-tu ce miroir accroché dans le coin ? demandai-je à ma femme en lui montrant un grand miroir encadré de bronze noirci, près du portrait de ma bisaïeulemon arrière-grand-mère.

« Ce miroir a des propriétéspouvoirs magiques : il a causé la perteprovoqué le malheur de mon arrière-grand-mère. Elle l'avait payé très cher et elle ne s'en sépara pas jusqu'à sa mort. Elle s'y regardait nuit et jour, sans arrêt, même pendant les repas, et l'emportait le soir dans son lit. En mourant elle avait demandé qu'on le mette dans son cercueil. Et si sa prière n'a pas été exaucéeécoutée, respectée, c'est que le miroir était trop grand et n'entrait pas dans la bière.

- C'était une coquette? dit ma femme.


Femme au miroir de Bernardo Strozzi

- Admettons. Mais n'avait-elle pas d'autres miroirs ? Pourquoi aimait-elle précisément celui-ci? Elle en avait de bien plus beaux, il me semble. Non, chérie, il y a là un effroyable mystère. Il ne peut en être autrementC'est la seule explication. D'après la légende, ce miroir abritaitcachait le diable et ma bisaïeulemon arrière-grand-mère avait un faible pour le Malindiable. Ce sont évidemment des bavardagescommérages, rumeurs, mais il n'y a pas de doute, cette glace encadrée de bronze possède un pouvoir mystérieux. »


Visage d'homme de Picasso

J'enlevai la poussière qui recouvrait le miroir et partis d'un éclat de rire. L'écho en renvoya le son assourdi. C'était un miroir déformant; les traits de mon visage étaient tordus en tous sens : j'avais le nez sur la joue gauche, le menton était coupé en deux et s'étirait de biaisde travers, en oblique.

« Elle avait des goûts étranges, ma bisaïeulemon arrière-grand-mère ! » dis-je.

Ma femme s'approcha du miroir d'un pas hésitant et y jeta un regard; et aussitôt, il se passa quelque chose d'effroyable. Elle blêmitdevint pâle, pâlit, se mit à trembler de tous ses membres, et poussa un cri. Le chandelier glissa de sa main, tomba sur le sol, la bougie s'éteignit et nous nous trouvâmes dans les ténèbresl'obscurité, le noir. J'entendis le bruit d'un corps qui tombait : c'était ma femme qui venait de s'évanouir.

Les gémissements du vent s'étaient faits encore plus plaintifs, les rats s'étaient remis à courir, les souris faisaient bruire le papier. Mes cheveux se dressaient sur ma tête. A ce moment, un volet fut arraché et tomba à terre. La lune apparut par la fenêtre ...

Je pris ma femme dans mes bras, et l'emportai hors de la demeuremaison de mes ancêtres. Elle ne reprit connaissance que le lendemain soir.

« Le miroir ! Donne-moi le miroir ! dit-elle en revenant à elleen se réveillant. Où est-il ? »

Pendant une semaine entière ma femme resta sans boire, sans manger ni dormir, réclamant sans cesse qu'on lui apportât le miroir. Elle sanglotaitpleurait, s'arrachait les cheveux, nerveuse, en proie à une agitation fiévreusedominée par une agitation nerveuse. Quand finalement le docteur déclara qu'elle pouvait mourir d'inanitionde faim, de faiblesse, d'épuisement et que son état était très grave, je surmontai ma terreur, et descendis chercher le miroir de ma bisaïeulemon arrière-grand-mère. Quand elle l'aperçut, elle éclata d'un rire heureux, le saisit, y posa ses lèvres et y plongea avidement les yeux.

Plus de dix ans ont passé et ma femme se regarde toujours dans le miroir sans le quitter des yeux un seul instant.


Femme au miroir de Théo Van Rysselberghe

« Est-ce bien moi ? murmure-t-elle, et son visage coloré s'illumine de béatitudebonheur total et de ravissementjoie extrême. Oui, c'est moi. Tout le monde ment, sauf le miroir ! Les gens mentent, mon mari ment. Si je m'étais vue plus tôt, si j'avais su ce que j'étais en réalité, jamais je n'aurais épousé cet homme ! Il n'est pas digne de moiIl n'a pas ma valeur, il n'est pas assez bien pour moi ! Je devrais avoir à mes pieds les chevaliers les plus beaux et les plus nobles! »

Un jour que je me trouvais derrière ma femme, je jetai, par hasard, un regard sur le miroir, et découvris le terrible secret. J'y voyais une femme d'une éblouissantemerveilleuse, extraordinaire beauté, comme je n'en avais jamais vu de ma vie. C'était une merveille de la nature, un mélange harmonieuxagréable, doux, équilibré de beauté, d'élégancede chic, de finesse, et d'amour. Mais qu'était-ce donc ? Que s'était-il passé ? Pourquoi ma femme laide et sans grâcecharme paraissait-elle si belle dans le miroir ? Pourquoi ?

Tout simplement parce que le miroir déformant tordait le visage laid de ma femme en tous sens, et que ce visage aux traits déplacés était doué par le hasard d'une grande beauté. Moins et moins donnaient plus.


Femme au miroir de Picasso

Et maintenant, ma femme et moi, nous restons tous deux assis devant le miroir, et nous le regardons sans le quitter une seule minute : mon nez mange ma joue gauche, mon menton coupé en deux est tordu, mais le visage de ma femme est ensorceleurcharmeur, magnifique, superbe; et une passion folle, sauvage, m'envahit.

J'éclate d'un rire inhumain, et ma femme, d'une voix à peine perceptibleque j'entends à peine, murmure :
« Comme je suis belle ! » 

Anton Tchekhov, 1883